En absorbant l’eau, les sols agissent comme un climatiseur et luttent contre les îlots de chaleur en ville. Pour mieux comprendre leur rôle et leur composition, souvent méconnue, une chercheuse a déployé ses instruments de mesure dans des parcs lausannois.
TEXTE | Lionel Pousaz

Tout le monde en a fait l’expérience, surtout au plus fort de l’été : les températures sont bien plus élevées en ville qu’en campagne. En 2022, une étude italienne parue dans Global Environmental Change, commanditée par la Commission européenne, rapportait des températures de surface dans les agglomérations parfois supérieures de 10 à 15 °C à celles des zones rurales environnantes. Le phénomène préoccupe, à l’heure de la crise climatique. Ses origines sont multiples. Les nombreuses surfaces sombres du bâti convertissent le rayonnement solaire en chaleur, laquelle est emmagasinée dans les matériaux de construction. Une foule d’installations techniques contribuent à faire grimper un peu plus le thermomètre — dont, ironiquement, les systèmes de refroidissement… Un autre paramètre exerce une influence déterminante sur les températures en ville : les sols. En absorbant l’eau puis en la libérant sous forme de vapeur, par exemple à travers les plantes, ils atténuent la chaleur environnante. Un peu comme la transpiration permet de réduire la température corporelle. En ville, le principe fonctionne forcément moins bien : la plupart des sols sont imperméabilisés, recouverts d’une couche de macadam ou de constructions. Même dans les parcs, les sols non recouverts de végétation sont loin de jouer pleinement leur rôle.
Des sols plus tout à fait naturels
« Les sols des parcs urbains sont souvent compactés par le piétinement et, surtout, ils ne sont plus tout à fait naturels », explique Géraldine Bullinger, professeure à la Haute école d’ingénierie et d’architecture de Fribourg – HEIA-FR – HES-SO, qui explore cette problématique au sein d’un projet intitulé URBA-SOIL. En ville, il est rare que la composition des sols soit restée inchangée, poursuit-elle.
Au fil du temps, des constructions et des aménagements paysagers, on les a augmentés de toutes sortes de matériaux, comme des résidus de brique ou de verre. On les a mélangés avec des matériaux d’excavation ou des terres prélevées ailleurs. Ces interventions humaines ont un impact sur la perméabilité des sols, d’autant plus complexe à évaluer que ces mélanges sont à chaque fois différents et rarement documentés. Difficile dès lors de quantifier ou d’optimiser le rôle de ces sols comme régulateurs thermiques.
On a peu étudié ces « anthroposols », comme aime à les désigner Géraldine Bullinger. Sols mystères, comme ceux de l’Expo 64 à Lausanne, agrégat de matériaux indéterminés, voire polluants… Avec le projet URBA-SOIL, la pédologue a lancé une campagne de sondages dans la capitale vaudoise. Le but : comprendre comment les pelouses absorbent les eaux de ruissellement. Pour simplifier l’équation, la scientifique a exclu les surfaces plantées d’arbres ou de buissons. « On ne mesure pas le rôle de climatiseur de l’évapotranspiration des parties aériennes des plantes ou des arbres, explique la chercheuse. Notre projet vise seulement à comprendre l’infiltration et la rétention de l’eau dans les sols. »

Expériences in situ dans des parcs lausannois
Trois parcs lausannois, ceux du Signal, de Valency et de Vidy-Bourget, servent de cadres à des expériences in situ. L’équipe a introduit dans le sol des cylindres de 50 centimètres de diamètre, munis de capteurs à différentes profondeurs, qui mesurent la température et l’humidité. Les scientifiques observent ainsi en direct à quelle profondeur et dans quelles quantités le sol absorbe et retient les eaux de pluie. Ces interventions sont complétées par des arrosages d’eau à diverses températures. Cela permet de mieux comprendre les paramètres physiques qui déterminent la porosité des sols. Pour aller plus loin encore, Géraldine Bullinger s’est assurée de la collaboration d’autres équipes scientifiques. Prélevés dans les parcs lausannois, des carottages de sol passent à travers le scanner de tomographie 3D par rayons X du laboratoire Pixe, à l’EPFL. Le procédé donne une idée assez précise de la porosité des sols en produisant une image tridimensionnelle de leur structure, explique Géraldine Bullinger : « On obtient une vue détaillée du réseau de vides et on peut voir s’ils sont connectés ou pas. S’ils ne le sont pas, l’eau ne va pas bien s’infiltrer. » Combinée aux mesures de terrain, la tomographie permet d’affiner les méthodes de caractérisation des sols.

À un stade ultérieur, l’ensemble des données récoltées, dans les parcs ou à l’aide des appareils de tomographie de l’EPFL, sera envoyé au Centre d’hydrogéologie et de géothermie de l’Université de Neuchâtel. Ce dernier aura pour tâche de construire un modèle numérique de ces anthroposols. Ce nouvel outil permettra de déterminer les paramètres du « sol idéal » en termes de régulation de l’eau et de la température environnante, espère la chercheuse.
« Le modèle nous permettra par exemple de faire varier les températures extérieures, de les augmenter pour simuler le changement climatique et de déterminer quels types de sols sont les plus adaptés. » Il s’agit aussi de tester sur le terrain quelques solutions concrètes. Notamment, les vers de terre, qui optimisent la perméabilité des sols en creusant leurs galeries. « Sur l’un de nos sites, le parc de Valency, nous avons déjà mesuré une excellente porosité corrélée à une présence importante de vers de terre », explique Géraldine Bullinger. En collaboration avec le Laboratoire d’écologie fonctionnelle de l’Université de Neuchâtel, l ’équipe compte aussi mesurer l’impact à moyen terme des couverts végétaux, comme le paillage ou le compost.

Désimperméabiliser les villes
À terme, le projet URBA-SOIL veut évaluer de manière pratique la capacité des sols des parcs lausannois à réguler l’eau et la chaleur. Il ne s’agit pas de quantifier des gains spécifiques en termes de température, insiste la chercheuse, qui précise : « Cela outrepasserait nos compétences. » Mais de caractériser les sols en fonction de leur perméabilité ou de leur capacité de rétention de l’eau. Géraldine Bullinger compte aussi fournir aux décideuses et décideurs ou aux aménagistes urbains des recommandations scientifiquement étayées pour développer et entretenir les sols. Par exemple, pour mitiger le compactage des sols dû au piétinement, fatalement problématique en ville du fait de la densité de population et donc de l’utilisation importante des espaces publics. Cette étude n’est qu’une première étape, estime la chercheuse. Après les sols des parcs, elle pourrait s’intéresser au bitume. Elle travaille d’ailleurs sur un projet visant à mettre au point des matériaux perméables pour les parkings : « Il s’agit, à terme, de désimperméabiliser nos villes. »

