La sociologue Lucia Bordone a été mandatée par la Ville d’Yverdon-les-Bains dans le cadre d’un projet de réaménagement de sa plage. Elle a observé les pratiques, les souvenirs et les imaginaires de ses utilisatrices et utilisateurs.
TEXTE | Anne-Sylvie Sprenger
Lieu de loisir par excellence, la plage est le berceau d’imaginaires multiples. « Sportives ou sportifs, personnes âgées, ados ou familles, une plage réunit une grande diversité de publics et d’activités, confirme Lucia Bordone, adjointe scientifique à la Haute école de travail social de Genève (HETS-Genève) – HES-SO. Certains y viennent pour la baignade ou le calme, d’autres pour le barbecue, pour faire la fête ou encore pour les places de jeux. » Cette chercheuse a été mandatée par la Ville d’Yverdon-les-Bains pour mener une étude sociologique dans le cadre d’un projet de réaménagement de sa plage, située sur les rives du lac de Neuchâtel. Ce lieu très populaire, gratuit et facilement accessible depuis le centre-ville, offre une grande étendue d’herbe et de sable fin, ainsi que des infrastructures comme des aires de jeu, des installations sanitaires ou des restaurants. « Il s’agissait, avant de projeter des transformations depuis le point de vue de l’architecte ou de l’ingénieur·e, de se pencher sur les pratiques des personnes concernées, afin de déterminer quels espaces préserver et lesquels faire évoluer. » Si ce genre de démarche n’est pas habituel, Simon Gaberell, responsable de CITÉ, le Centre interdisciplinaire de la HES-SO Genève pour la transition des villes et territoires, et coauteur de l’étude, souligne que « de plus en plus de communes mettent l’accent sur les enjeux sociaux liés à des projets d’aménagement. Nous assistons à une prise de conscience d’un besoin de dialogue entre le monde de l’urbanisme et le monde social. » Et cet expert d’ajouter : « C’est extrêmement précieux pour les communes : cela permet de calibrer au mieux le projet en fonction des publics visés. »
Pour mener sa mission, Lucia Bordone s’est rendue sur le terrain, à la rencontre des usagères et des usagers de cet espace lacustre. « Un des enjeux était de rendre compte de la diversité des regards, sans invisibiliser une catégorie de la population, relève-t-elle. Les espaces publics sont des lieux où on apprend concrètement ce que signifie “faire société”. Il s’agit de permettre à des usages multiples de coexister, sans que l’un d’entre eux ne prenne le pas sur les autres. » La sociologue confie d’ailleurs qu’« un des défis était de recueillir la parole des personnes généralement peu audibles, comme les enfants ou les habitantes et les habitants allophones. » Pour répondre à cette exigence, il a fallu passer par des chemins de traverse, comme rejoindre un atelier de conversation fréquenté par des femmes migrantes ou proposer une activité à des enfants pris en charge par un centre aéré. Lucia Bordone a demandé aux premières de raconter un souvenir en lien avec la plage : « Ces échanges ont permis de révéler un fond d’expériences communes, comme le fait de s’être fait gronder enfant parce qu’on avait mouillé ses habits. » Au cours de discussions a priori badines se dessinent alors en creux leurs attentes concernant cet environnement. « Pour ces personnes, il est important d’avoir ce genre de lieu qui soit ouvert et accessible gratuitement, expose la chercheuse. C’est un endroit où elles peuvent prendre racine dans la société d’accueil. En effet, dans les endroits désignés comme favorisant leur intégration, ces femmes ne se retrouvent finalement souvent qu’entre elles. » À ce titre, le littoral joue pleinement son rôle de « bien commun de proximité 1L’expression « bien commun de proximité » a été élaborée par Marc Breviglieri, professeur à la HETS-Genève. Dans son article Biens communs de proximité et pouvoir climatisant des ambiances urbaines (GéoProximitéS, 2023), il explique que « ces biens communs écologiques et urbains de proximité ne procèdent pas d’une logique délibérative, mais ils se façonnent à partir de gestes d’usage qui à la fois dépendent du maintien d’un environnement spécifique et y prennent part. » » : « C’est-à-dire que tout le monde peut y trouver une place. Il s’agit d’un lieu où vous êtes en contact avec les autres, sans avoir besoin d’être forcément en relation directe avec eux. »

Avec les enfants, la sociologue a utilisé une autre approche : « Nous avons fait une promenade sensorielle sur la plage : marcher pieds nus, écouter, se coucher sous un arbre en fermant les yeux. » Les réactions sont alors révélatrices : « Les enfants ressentaient des choses qui n’existaient pas à ce moment-là, comme des odeurs de grillade ou des bruits d’oiseaux. » À un autre moment, il a été proposé au groupe de dessiner la plage idéale. « L’expérience n’a pas été concluante », s’amuse Lucia Bordone. Si la question lui apparaît aujourd’hui « cliché », le résultat l’est tout autant : « Les garçons ont dessiné de grands toboggans et du matériel pour faire du ski nautique, tandis que les filles ont proposé des licornes et des gâteaux colorés. » Elle n’en tire pas moins une conclusion essentielle : un lieu ne saurait se limiter à ses caractéristiques objectives : « Entre souvenirs et imaginaires, la plage est pour tous un lieu puissamment évocateur. Pour certains, elle sera assimilée à la liberté ou à l’enfance, pour d’autres à la solitude, ou au contraire à la convivialité. »
Supprimer les freins à l’expression
Ces récoltes d’impressions un brin décalées ne sont pas rares dans les démarches participatives. « Dans le cadre d’un projet de réaménagement au Grand-Saconnex, à Genève, nous avons mené des ateliers d’écriture avec un collectif d’écrivains pour entendre toutes ces voix qui restent en marge des grands débats, comme les très jeunes ou les personnes qui n’ont pas le droit de vote par exemple, relate Simon Gaberell. L’idée consiste à enlever un certain nombre de barrières qui pourraient être des freins à l’expression de ces populations. Car beaucoup de gens ne se sentent pas légitimes de partager leur opinion sur des projets urbains. »
Qu’est-il advenu des recommandations proposées au terme de ce travail d’enquête sur la plage d’Yverdon-les-Bains ? « L’expérience s’est arrêtée là car le Conseil communal n’a pas voté les crédits pour concrétiser les idées issues de la démarche participative », indique Simon Gaberell. Il observe, de manière plus générale que « s’il y a aujourd’hui consensus sur le fait de consulter la population, la question de savoir quelle part de pouvoir on est prêt à déléguer demeure un objet de débat ». Cette enquête a cependant permis d’identifier les besoins concrets des utiliseurs de la plage. Si certains ont rêvé de la mise en place d’un bar flottant ou d’un sauna, rares ont été les propositions excentriques ou dénuées de lien avec la réalité. Lucia Bordone souligne que c’est le cas de la plupart des démarches participatives : « Elles mettent en évidence des choses simples, situées en marge des programmes architecturaux ou urbanistiques et qui seraient sûrement passées sous les radars autrement. » Comme, dans le cas présent, « une entrée dans l’eau où on s’est rendu compte que pas mal de gens glissaient et se faisaient mal ».

