Quand le club de football devient un acteur social 

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Sur les hauts de Lausanne, le FC Concordia ne se distingue pas seulement par sa taille. Le plus grand club de football de Suisse a décidé de « prendre ses responsabilités » et de se doter d’un ambitieux pôle social.

TEXTE | Patricia Michaud 

« Lorsqu’on rassemble un grand nombre de personnes, on endosse une certaine responsabilité : celle de garantir que cela se fasse dans les meilleures conditions possibles. » Directeur technique du FC Concordia, Malick Gehri sait de quoi il parle : avec quelque 1260 licencié·és, son club de football est le plus grand de Suisse. Et en mars 2025, cette institution sportive lausannoise a lancé un ambitieux programme éducatif et social. 

Ce projet novateur, soutenu pour deux ans par la fondation Leenaards, se décline en trois axes. Premièrement, le club niché dans le nouveau complexe sportif de la Tuilière, situé au sein d’un vaste projet urbain en cours de développement à Lausanne, a mis sur pied un service gratuit de soutien scolaire et de devoirs accompagnés pour ses jeunes membres. Le FC Concordia a par ailleurs engagé un intervenant social, chargé notamment d’aider les familles des joueuses et des joueurs à comprendre les prestations publiques dont elles ont besoin et à y accéder. Enfin, un espace d’écoute et d’intervention a été créé afin de répondre de façon structurée aux cas de violence interpersonnelle1Sur le site du FC Concordia, il est précisé que la violence interpersonnelle relève d’un (ou plusieurs) comportements qui nuisent au bien-être d’une personne, de manière répétée (systématique), délibérée et dirigée. Ces violences peuvent prendre une forme psychologique, physique, sexuelle ou virtuelle..

Le prolongement d’une solidarité déjà existante

« Notre démarche constitue le prolongement logique de la culture qui règne au sein du club depuis longtemps déjà », rapporte Malick Gehri. Celui qui est lui-même un ancien joueur de la première équipe du FC Concordia précise : « J’ai toujours observé cette approche sociale, même si elle était informelle. Lorsque des juniors devaient passer leur permis de conduire, le président du club n’hésitait pas à les emmener s’exercer dans sa propre voiture. » Situé sur les hauts de la capitale vaudoise, le FC Concordia « reflète le côté populaire du quartier, sa belle mixité sociale. Nous cultivons l’esprit du foot pour le plaisir. » Il se différencie ainsi du club voisin, le FC Lausanne-Sport, davantage axé sur l’élite sportive. 

La Homeless World Cup a réuni 48 équipes de football en 2007 à Copenhague. Créée en 2003, cette compétition offre chaque année l’opportunité à des personnes sans abri de retrouver confiance, visibilité et solidarité à travers le sport. | © MAURICIO BUSTAMANTE

« Ces dernières années, le FC Concordia (dont la création remonte à 1919, ndlr) a connu un boom fulgurant en termes de membres, notamment en raison de ses bons résultats, de ses nouvelles infrastructures et bien sûr de la construction du nouveau quartier résidentiel aux alentours, explique Malick Gehri. Avec cette croissance, notre responsabilité sociale a encore augmenté. Nous avons donc décidé de pousser plus loin ce que nous faisions déjà, de le structurer et de l’officialiser. » Le pôle social du club, dont Malick Gehri est le coordinateur, était né.

Le service d’accompagnement aux devoirs a été créé à la suite de l’observation de l’agacement, voire de l’exaspération, de certains parents de joueurs face aux difficultés scolaires ou au manque de discipline de leurs enfants. « Des jeunes nous rapportent qu’ils n’ont le droit de venir s’entraîner que s’ils ont fini leurs devoirs et que l’école se passe bien, rapporte Malick Gehri. Nous avons décidé d’offrir aux familles une alternative afin d’éviter ce genre d’interdiction. » Il avertit : « Nous ne cherchons pas à nous substituer à l’offre déjà existante dans les écoles, mais à la compléter. »

Le service social du FC Concordia est lui aussi né d’une constatation faite à l’interne, en l’occurrence par les responsables administratifs. « Alors que nous sommes l’un des clubs dont les cotisations des membres sont parmi les plus basses, les cas d’impayés sont nombreux. » En interrogeant certaines familles concernées, « nous nous sommes aperçus qu’elles n’étaient pas forcément au courant des aides publiques auxquelles elles avaient droit ». En collaboration avec les entraîneuses et entraîneurs, un travailleur social nouvellement engagé est chargé de repérer les familles qui ont besoin d’un soutien, de répondre à leurs questions et de les réorienter vers les structures et partenaires compétents. 

« Le troisième volet de notre projet est baptisé “Espace Écoute”, poursuit Malick Gehri. Comme de nombreux autres clubs sportifs, nous sommes sensibles depuis des années déjà à la problématique des violences interpersonnelles. » Avant, le FC Concordia y répondait au cas par cas, « de façon plus ou moins rapide et efficace selon la personne chargée de l’affaire ». Désormais, il existe un protocole et une chaîne d’intervention structurés. 

Sensibilisation aux maltraitances

C’est l’association And You qui a accompagné le FC Concordia dans la mise en place de l’Espace Écoute. Créée après les Jeux olympiques de la jeunesse Lausanne 2020, And You s’est fixé pour but de sensibiliser les jeunes sportives et sportifs – amatrices, amateurs ou élites – aux différentes formes de maltraitance dans le milieu du sport. Elle promeut aussi le développement des connaissances à ce sujet et prévient les situations de violences interpersonnelles sous toutes leurs formes. 

« Chaque club sportif étant différent, il n’existe pas de méthode d’intervention standardisée, explique la psychologue du sport Anne Rita Bertschy, membre du comité de l’association. Nous rebondissons sur ce qui existe déjà au sein du club et co-construisons la suite avec lui. » Dans le cas du FC Concordia, l’une des particularités réside dans sa taille. « Plus le nombre de personnes qui interagissent est grand, plus il y a de risques de violences interpersonnelles. » Celles-ci peuvent prendre la forme d’agressions physiques comme psychologiques, de violences ou d’abus sexuels ou encore de négligences. Elles concernent potentiellement les membres du club (joueurs et coachs), les spectatrices et spectateurs, ou encore l’entourage. 

« Les clubs peuvent représenter un lieu privilégié de détection des violences car des liens de confiance forts s’y nouent, que ce soit entre coéquipières et coéquipiers ou entre joueurs et entraîneurs », commente Anne Rita Bertschy. L’accompagnement du FC Concordia a consisté, d’abord, à bien comprendre comment est structuré le club – « donc comment et où les informations remontent » – puis à mettre en place un protocole d’intervention standardisé, détaille Anne Rita Bertschy. Les violences peuvent être dénoncées facilement par les personnes qui en sont victimes ou témoins, notamment via un formulaire anonyme en ligne. Le protocole permet à la personne qui le réceptionne de savoir exactement quoi faire et à qui s’adresser, tout en garantissant la confidentialité de la démarche. Ensuite, And You a dressé une liste de toutes les ressources internes et externes à disposition pour faire face aux situations de violences. « Il n’est pas nécessaire de tout recréer sur place. » En cas de besoin, le club peut s’adresser à des structures spécialisées telles que Psycho & Sport pour recevoir des conseils, ou Swiss Sport Integrity pour déposer un signalement en cas de problème. 

Le club comme partenaire social

Maître d’enseignement à la Haute école de travail social et de la santé Lausanne – HETSL – HES-SO et également membre du comité d’And You, Basile Perret observe avec intérêt le pôle social du FC Concordia. « Il s’agit à ma connaissance de l’un des exemples les plus structurés et aboutis de démarche mises en place par un club. On se situe dans une illustration de ce que devrait représenter le sport. » Ce spécialiste du harcèlement scolaire va plus loin : « Il est du devoir des clubs de savoir ce qui se passe dans leur périmètre, de ne pas banaliser les violences et de se considérer comme partenaires face à d’autres problématiques sociales vécues par les jeunes. Cela fait intégralement partie de la notion de fairplay ! » Basile Perret nuance toutefois :

« Attention, je ne suis pas en train de dire que les clubs devraient porter sur leurs seules épaules le bien-être de leurs membres. Mais ils constituent l’un des maillons de la chaîne de prévention, de détection et d’intervention. » Les parents et l’école en sont d’autres. « L’idéal serait d’arriver à une configuration dans laquelle, en cas de problème, ces différents partenaires puissent porter les situations de façon collaborative. » Pour obtenir un résultat optimal, « les collectivités publiques devraient elles aussi faire leur part, sous la forme d’un accompagnement, note encore Basile Perret. À une époque où le bénévolat a atteint ses limites, les clubs sportifs ont besoin de soutien. » Or, même si des aides privées – telles que celle obtenue par le FC Concordia de la fondation Leenaards – sont les bienvenues, elles ne sont pas pérennes, ni accessibles à toutes les structures.


Trois questions à Béatrice Bertho

Le football, sport très populaire en Suisse, est souvent présenté comme un puissant levier d’intégration sociale. Pourtant, avec moins de 10% de femmes parmi ses licencié·es, il reste confronté au défi de l’égalité. Les explications de cette professeure à la HETSL.

© FRANÇOIS WAVRE | LUNDI13

Les clubs de foot représentent un lieu privilégié d’accompagnement de certains problèmes sociaux. Les filles en profitent-elles au même titre que les garçons ?

BB Cela dépend de la place accordée par les clubs aux joueuses. S’il y a une volonté d’intégrer les filles au même titre que les garçons, alors oui, les clubs de foot peuvent être un lieu d’intervention sociale intéressant pour elles aussi. Mais sachant qu’à l’heure actuelle, elles bénéficient généralement de moins bonnes conditions d’entraînement que leurs camarades masculins – notamment en termes d’accès aux infrastructures et de matériel –, ce n’est pas gagné…

Le travail de Master de Stéphanie Boyer, que vous avez dirigé, étudie le foot en tant qu’outil d’intégration pour les filles issues de la migration. Quelles sont ses conclusions ?

Il en ressort qu’un groupe tel qu’une équipe de football permet de développer des compétences individuelles et collectives, de renforcer son réseau et de se sentir plus forte. Néanmoins, l’auteure met le doigt sur les fortes inégalités de traitement entre jeunes filles et garçons qui règnent dans les clubs. Outre le problème susmentionné de l’accès inégal aux infrastructures, Stéphanie Boyer a observé que pour se faire reconnaître à l’interne, les joueuses mettent en œuvre des stratégies telles que s’investir dans la vie du club. À ces occasions, elles s’adonnent souvent à des tâches genrées, comme assurer le service lors d’une fête.

Vous avez, vous-même, participé à une étude explorant le football comme expérience de citoyenneté pour les jeunes Camerounaises. Dans ce pays, les clubs jouent-ils un rôle social ?

Au Cameroun, les jeunes footballeuses de talent sont considérées comme des pépites et sont très convoitées. En effet, lorsqu’elles arrivent à se hisser en première division, en équipe nationale, voire à signer un contrat à l’étranger, il y a un espoir de retombées pour leurs clubs formateurs. Ces derniers vont donc les soutenir en finançant les déplacements vers les lieux d’entraînement, voire en les aidant à se loger et se nourrir. Il existe donc bel et bien une dimension sociale dans le rôle des clubs de foot, mais d’une autre nature que celle observée en Suisse.

Big balls, small money – interview accordée à Radio Bern

Béatrice Bertho, professeure à la HETSL, s’est exprimée sur les enjeux de l’argent dans le football féminin lors d’une interview accordée à Radio Bern le 25 avril 2025 dans le cadre de la série We can foot it, réalisée en prévision de l’Euro féminin 2025. 

https://www.rabe.ch/beitrag/06-12-2025/big-balls-small-money