HEMISPHERES N°24 Prédire les futurs // www.revuehemispheres.ch

Imaginer nos avenirs à l’heure du « no future »

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Des visions qui oscillent entre innovations technologiques et catastrophes écologiques: les futurs qui prévalent, du moins en Occident, sont fortement polarisés. Selon certains penseurs, il serait urgent de les dépasser, en imaginant un futur libre de probabilités et d’objectifs.

TEXTE | Geneviève Ruiz

Des cités touristiques sous-marines; des voitures autonomes; des visiotéléphones; des fermes dans lesquelles tout se dirige en appuyant sur des boutons; des autoroutes dont la couleur varie en fonction de la destination: ce sont quelques-unes des inventions futuristes présentées à la Foire internationale de New York, qui a attiré 51 millions de visiteuses et de visiteurs entre 1964 et 1965. Dans un éditorial paru dans le New York Times d’alors, l’écrivain russo-américain Isaac Asimov1Isaac Asimov (1920–1992) est l’un des plus grands auteurs de science-fiction de langue anglaise. Prolifique, il a publié plus de 500 livres, parmi lesquels on trouve aussi des ouvrages de vulgarisation scientifique ou des romans policiers. Son oeuvre la plus célèbre est la série Cycle de Fondation, qui se déroule 22’000 ans dans le futur. faisait part de son enthousiasme pour ces présentations financées par des entreprises comme Walt Disney ou General Electric: «Ce qui est à venir, à travers les yeux de la foire du moins, est merveilleux.»

C’était il y a près de soixante ans. Qu’est-il arrivé à cet enthousiasme pour la technologie? Outre le fait que la plupart des inventions ne se sont pas concrétisées, le futur massivement orienté vers le progrès technologique a pris du plomb dans l’aile. «L’idée d’un progrès linéaire s’est affaiblie à partir des années 1970, explique Richard Tutton, spécialiste de la sociologie du futur et maître de conférences à l’Université d’York. Elle a été affectée par la dégradation de l’environnement, les accidents nucléaires ou encore par les crises économiques. Le Rapport Meadows sur les limites de la croissance dans un monde fini, publié en 1972, a aussi marqué les esprits.» Pour le sociologue, la vision d’un futur axé sur le progrès technologique n’a pourtant pas dit son dernier mot: elle est encore très présente, notamment chez les pontes de la Silicon Valley comme Elon Musk ou Jeff Bezos. «Il s’agit clairement d’un futur prôné par une élite d’hommes blancs, riches et occidentaux, précise Richard Tutton. Ils disposent aussi d’un fort pouvoir médiatique. Mais leur vision est en concurrence avec une autre tendance, celle d’un futur catastrophiste, apocalyptique ou simplement fermé, appelée no future

La tendance no future en lien avec la Guerre froide

Si elle a pris de l’ampleur ces dernières années, la tendance no future existe depuis plusieurs décennies. Cette notion trouve son origine dans des travaux de psychologie datant des années 1960: «En pleine Guerre froide, l’idée que la fin du monde était imminente en raison d’une attaque nucléaire causait beaucoup d’anxiété chez les jeunes, raconte Richard Tutton. La fameuse horloge de la fin du monde indiquait déjà qu’on se trouvait quelques minutes avant minuit.» Depuis lors, la vision no future a été nourrie par différents phénomènes, en plus de la fin de l’idée de progrès. L’écroulement du bloc communiste à la fin des années 1980 lui a notamment donné un coup de fouet. Car à partir de ce moment, le système capitaliste s’est imposé comme le seul possible. L’époque des utopies collectives est alors considérée comme révolue. La croissance des inégalités a également participé à la propagation de l’idée d’un avenir fermé, sans opportunité. «Les personnes qui occupent un statut social inférieur, si elles ont peut-être une vision du futur à titre personnel, ne se trouvent pas non plus dans une position sociale où elles peuvent l’imposer, poursuit Richard Tutton. Car tout énoncé du futur est lié à des rapports de pouvoir.» Puis, sous l’effet de la menace environnementale, le sentiment d’un futur inexistant s’est propagé dans toutes les classes sociales.

Loin des enthousiasmes technologiques de la Foire de New York, la vision d’un avenir dystopique s’est imposée auprès d’une large partie de la population. Elle prédomine dans la littérature, le cinéma, sur les réseaux sociaux. Au point que certains autrices et auteurs parlent de l’avènement d’un «fétichisme apocalyptique», qui virerait à l’obsession pour la fin du monde. «En Europe notamment, prévaut l’idée que nous vivons une sorte de purgatoire, observe Richard Tutton. Nous avons pourtant encore accès à l’abondance, du moins pour la majorité d’entre nous, mais il y a ce sentiment persistant que tout cela va bientôt s’arrêter.»

Une vision apocalyptique qui n’est pas universelle

Pour Claire Sagan, chercheure en philosophie politique au Vassar College de New York, cette vision de la fin du monde ou d’un effondrement réunit toutes sortes d’idéologies. Cela va des écologistes à certains complotistes, en passant par les survivalistes. «Mais la question qu’il faut poser est de quelle fin du monde on parle, s’interroge-t-elle. Et la fin du monde pour qui? Il s’agit de la fin du système capitaliste et de l’impérialisme occidental. Car pour de nombreuses populations non blanches et indigènes, la fin du monde a déjà eu lieu, en 1492 notamment. Même certaines voix qui prétendent s’élever comme critiques du capitalisme finissent par lui donner toute la place, en déclarant qu’il serait plus facile d’imaginer la fin des temps que celle du capitalisme. De telles assertions sont symptomatiques d’une vision capitalocentrée du futur, qui imagine l’avenir comme singulier et clos et le capitalisme comme totalité englobante et non comme hégémonique, certes, mais limité et fini. Comme n’importe quel système d’organisation humain, le capitalisme est historicisé et historicisable. Il a eu un début et il aura une fin.»

Il ne faudrait donc pas universaliser la vision apocalyptique du futur. La notion désormais bien connue d’Anthropocène2Le chimiste et météorologue néerlandais Paul Crutzen (1933–2021) a proposé en 2002 une nouvelle subdivision géologique de l’ère quaternaire. Caractérisée par les conséquences des activités humaines, elle a été nommée «Anthropocène». Ce mot suscite de nombreux débats en raison de la complexité des phénomènes décrits, mais aussi sur sa date de commencement. Symbolisant une angoisse pour le futur, il est abondamment repris par les médias ou les militant·es écologistes., qui propose une vision du futur de la planète marquée par les conséquences des activités humaines, pêche aussi par son universalité homogénéisant de vastes différences, selon la chercheure: «Dans ce récit – qui par ailleurs véhicule un projet de géo-ingénierie –, il y a l’idée que l’humanité entière est responsable du réchauffement climatique, alors qu’il s’agit de l’histoire récente du capitalisme industriel. Ce faisant, on évacue les lignes de fractures, notamment de classe, mondiales, racisées et genrées, qui divisent l’humanité. Pour être plus précis, il faudrait désigner notre ère par le terme ‹capitalocène›.»

Riel Miller, qui a dirigé le projet «Littératie des futurs» de l’Unesco et créé une trentaine de chaires universitaires dans le monde sur ce sujet, considère que la tendance à penser que nous n’avons pas d’avenir est aussi le reflet de l’hégémonie des systèmes anticipatoires liés au contrôle et à la planification du futur. «Depuis plusieurs siècles, ce qui prévaut est la conquête et la colonisation du futur. On veut tout prédire, certes à l’aide de méthodes de plus en plus sophistiquées. Mais nous poursuivons des certitudes illusoires, car le futur est par essence incertain. Face à la crise écologique, ce modèle de planification n’est plus applicable. Mais cela ne signifie pas que nous n’avons pas d’avenir.»

D’où l’importance de la «littératie des futurs» pour Riel Miller. Ce concept désigne la capacité de distinguer, de contextualiser et de comprendre les différents systèmes anticipatoires que nous utilisons sans toujours en avoir conscience. «Nous sommes des êtres inscrits dans le temps et nous faisons constamment appel à différents processus d’anticipation, que ce soit le bébé qui crie pour manger, la personne qui prend son parapluie lorsqu’il pleut. À un autre degré, on anticipe les étapes de sa vie. Nous avons constaté qu’il existe une grande diversité de méthodes d’anticipation. La littératie des futurs est essentielle pour les explorer et pour ne pas se laisser submerger par certaines visions du futur particulières, qui vont non seulement influencer notre perception du futur, mais aussi réduire notre ouverture à la nouveauté.» Penser le futur uniquement en termes de conquête, d’objectif ou de probabilité est anxiogène car on vit avec la pression de buts à atteindre, selon Riel Miller. Et surtout, cela appauvrit nos capacités d’imagination: «Un même événement, comme une pandémie, ne se reproduit jamais deux fois à l’identique. L’Univers comporte tellement de surprises qui peuvent survenir à tout moment que les seules certitudes sont l’incertitude et le changement. Il nous faut, face à la crise écologique, imaginer un monde où il y aura des transformations de nos systèmes de production au-delà de notre possibilité d’imaginer.»

Penser les évolutions possibles de nos systèmes industriels de production représente une étape essentielle pour sortir de l’impasse d’un avenir inexistant. Mais l’exercice est ardu: «Il ne serait pas désirable d’imaginer une vision détaillée, qui nous ferait retomber dans un imaginaire de prédictions et de programmation rigide, observe Claire Sagan. Mais il est important de comprendre que le dépassement du système capitaliste ne signifie en soi pas forcément la fin du monde. Cela se fera peutêtre pour le meilleur ou pour le pire: barbarie, féodalisme ou encore autre chose. Le fait que l’humanité s’éteindra un jour est la seule certitude qui demeure, puisque nous ne sommes pas plus exceptionnels en cela qu’en aucune autre chose par rapport au reste du vivant.»

L’éternel retour des militants

En attendant cette fin des temps annoncée, les visions du futur sont souvent marquées par un rythme de l’éternel retour. Claire Sagan analyse le phénomène des générations de jeunes activistes occidentaux qui se succèdent sur la scène des grands rendez-vous de coopération internationale. En 1992, lors du Sommet de la Terre à Rio, la Canadienne Severn Cullis-Suzuki, alors âgée de 12 ans, invitait déjà les dirigeant·es du monde entier à agir pour préserver l’environnement. En 2007, suite à la publication du rapport du GIEC – qui valut à celui-ci le prix Nobel de la paix –, Greenpeace France a lancé l’opération It’s not too late en diffusant la vidéo d’un jeune garçon qui dénonce les adultes qui ne font rien face au réchauffement de la planète. Une bonne dizaine d’années plus tard, c’est une jeune activiste suédoise du nom de Greta Thunberg qui s’adresse à la Conférence des Nations unies sur le changement climatique de 2018. «La répétition du phénomène des jeunes militant·es qui s’adressent aux adultes pour leur dire qu’ils leur volent leur futur est intéressante. La première militante, aujourd’hui quadragénaire, figure désormais sur le banc des accusés. Où se situe la ligne de démarcation entre les responsables et les victimes? Et de quelle sorte de futur ces jeunes sont-ils privés? On se trouve face à un éternel retour du message selon lequel il ne serait pas trop tard.» La mise en avant des clivages générationnels masque encore une fois des inégalités d’impacts et de responsabilités écologiques entre les êtres humains en termes de classe, d’appartenance racisée ou de genre. Et certainement, une pluralité de visions quant aux futurs.

«L’avenir est la seule chose qui m’intéresse, car je compte bien y passer les prochaines années.»

Woody Allen, acteur et réalisateur

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Définitions

FUTUR
Nom masculin ou adjectif, il vient du latin futurus, qui est le participe futur du verbe être (esse). Le futur désigne un temps ou une période à venir, ou ce qui se produira dans ce temps. Le futur n’existe pas en soi, il s’agit d’un temps anticipé dans le présent.

AVENIR
Contrairement à l’anglais, le français dispose de deux mots pour désigner un temps à venir: «futur» et «avenir». Selon l’Académie française, si l’adjectif «futur» et la locution adjectivale «à venir» sont souvent synonymes, il n’en va pas de même pour les noms «futur» et «avenir»: «‹Avenir› désigne une époque que connaîtront ceux qui vivent aujourd’hui, alors que ‹futur› renvoie à un temps plus lointain, qui appartiendra aux générations qui nous suivront. Employer en ce sens ‹futur› pour ‹avenir› est un anglicisme qu’il convient de proscrire.»

PRÉDICTION
Action d’annoncer par avance des événements futurs, la prédiction (à ne pas confondre avec prédication) est synonyme de prévision, de pronostic, mais aussi de divination ou d’oracle. Ce terme se réfère donc à des processus d’anticipation très divers, qui vont des prédictions dynamiques en mathématiques aux analyses prédictives, en passant par les arts divinatoires.

UCHRONIE
Ce néologisme créé par le philosophe français Charles Renouvier (1815- 1903) désigne la reconstruction fictive de l’histoire, relatant ainsi les faits tels qu’ils auraient pu se produire. Du grec u (négation) et chronos (temps), le mot désigne donc un non-temps, soit un temps qui n’existe pas. L’auteur d’une uchronie part de situations historiques existantes et en modifie l’issue. Cela lui permet ensuite d’imaginer les conséquences possibles.

DYSTOPIE
Opposée à l’utopie qui cherche à créer un monde parfait, la dystopie sert à décrire un univers sombre et implacable, régi par un régime totalitaire. Souvent associé à la science-fiction, ce terme qualifie aussi de manière plus large toute oeuvre d’anticipation sociale décrivant un avenir morose.


Typologie des futurs

TEXTE | Geneviève Ruiz
INFOGRAPHIE | D’après Joseph Voros

Le futurologue Joseph Voros a développé cette version du cône des futurs. On y distingue six types de futurs: projeté (continuation du passé), probable (méthodes quantitatives), plausible (selon notre compréhension actuelle du monde), possible (en lien avec des connaissances que nous ne possédons pas encore), préférable (jugement normatif), impossible (ou «ridicule» pour l’auteur, qui considère que toute bonne idée sur le futur devrait paraître absurde).

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