Depuis quinze ans, la chercheuse Juliette Volcler explore les manières dont le son est utilisé pour orchestrer nos comportements. L’efficacité de ce contrôle n’est pas forcément là où on le croit.
TEXTE | Nic Ulmi
ILLUSTRATION | Bogsch & Bacco
Du « clic » produit par le bouchon d’un tube de mascara à la grenade assourdissante lancée par la police lors d’une manifestation, en passant par le craquement des chips, le claquement des portières et les musiques dont on nous arrose sans qu’on les ait choisies, les sons de notre monde ne sont pas laissés au hasard : plus souvent qu’on ne le pense, ils sont construits. Cette « orchestration du quotidien » explorée dans l’ouvrage homonyme de la chercheuse française Juliette Volcler en 2022 constitue à la fois un vaste arrangement sonore et une tentative de réguler nos comportements. D’où vient-elle, et jusqu’où va-t-elle ?
Dans votre livre, l’orchestration du quotidien prend plusieurs dimensions, de la lutte antibruit au marketing sonore, en passant par la « technologie de soi ». En quoi consiste ce dernier concept ?
L’expression « technologie de soi » a été lancée par la sociologue étatsunienne Tia DeNora. Elle décrit la façon dont on utilise la musique pour réguler ses humeurs : compenser une tristesse, renforcer un moment joyeux, s’apaiser… Cette pratique préexiste aux supports sonores enregistrés. Le chant collectif, par exemple, a été utilisé dans le cadre du travail ouvrier ou de l’esclavage comme un moyen de se donner de la force et de construire une identité collective.
Une bascule se produit au début du XXe siècle avec l’émergence des supports enregistrés. À partir de là, la musique comme technologie de soi ne repose plus seulement sur le fait de chanter soi-même, mais aussi sur le choix de ce qu’on écoute. On sait ainsi que les femmes ont fait usage des premiers enregistrements sonores pour diffuser une certaine ambiance dans la maison. Cet usage spontané des technologies sonores a été récupéré dès les années 1930 par l’industrie de la musique d’ambiance. Commence alors à se construire une ingénierie sociale de la musique, avec le projet de créer une « oreille moyenne » du public, qui réagirait de façon constante et reproductible à certains stimuli sonores et qui influencerait les comportements en conséquence. En réalité, cette « oreille moyenne » reste une chimère. Nous réagissons à ces stimuli de manière singulière, dépendant de notre culture familiale, de notre histoire personnelle, d’un surgissement sonore inattendu qui nous extrait de l’agencement de ces musiques… et même de la météo, car celle-ci influence notre humeur, et une musique entendue dans un contexte agréable ne sonnera pas de la même façon pour nous que dans un contexte tendu. Nous ne sommes pas des réceptacles neutres, nos conditions d’écoute fluctuent en permanence. La chercheuse française Sophie Rieunier, qui a passé en revue les études sur l’influence de la musique d’ambiance pour sa thèse de doctorat en 2000, était arrivée à la conclusion qu’on ne peut pas attester d’un effet normatif sur les comportements. Et pourtant, l’industrie de la musique d’ambiance n’a jamais cessé d’affirmer son efficacité. D’une part, car elle veut continuer à vendre ses produits. D’autre part, car elle remplit (efficacement, pour le coup) un autre objectif, consistant à utiliser le son pour marquer un territoire et pour indiquer qui est autorisé à « haut-parler » dans tel ou tel espace. On diffuse par exemple de la musique classique dans des gares ou des parcs pour signaler aux jeunes et aux personnes sans domicile fixe « ici, vous êtes indésirables».
Explorez nos contenus sonores
Jingle du système d’exploitation Windows 95 pour Microsoft, composé par Brian Eno (1995) « en mode majeur, tout en consonance (…) parce qu’une légende tenace veut que ces deux caractéristiques musicales induisent des sentiments de joie et d’harmonie », commente Juliette Volcler dans L’Orchestration du quotidien.
Jingle « tu-tû-du dûûûû » de l’opérateur téléphonique français SFR (2014), censé exprimer trois valeurs clés de l’entreprise : fluidité, agilité, confiance.
Et l’industrie a commencé à travailler le bruit des objets comme une identité…
Dans la première moitié du XXe siècle, on voit s’affirmer la volonté de travailler le son du quotidien à travers le design sonore, avec deux grandes branches. La première, dès les années 1910, est l’acoustique, vouée notamment à la réduction du bruit. Ce problème était devenu saillant à la fin du XIXe siècle, avec l’émergence de sons d’une puissance inédite liés à la deuxième révolution industrielle. Deux positions contradictoires s’expriment à ce propos : d’une part, on valorise le bruit en tant que signe de puissance et de progrès. C’est ce que font par exemple des artistes futuristes italiens tels que Luigi Russolo (1885-1947), qui écrit en 1913 le manifeste L’Art des bruits, où il appelle à jouer avec les sons de la modernité, qui sont pour lui ceux de l’industrie, de la ville et de la guerre. D’autre part, la bourgeoisie veut certes des industries bruyantes, mais aussi un environnement sonore agréable pour elle-même… Sous ce rapport, l’industrie de la réduction des bruits affine un urbanisme sonore qui s’était mis en place au XVIIIe siècle, interdisant les professions bruyantes dans les rues habitées par les notables, et au XIXe siècle, déplaçant les abattoirs vers les quartiers ouvriers et réservant les centres-villes à une écoute plus calme. La deuxième branche du design sonore concerne la fabrication des objets, avec une attention croissante portée à l’atténuation des sons indésirables et à l’amplification des sons désirables. Dans l’industrie automobile, on travaille dès les années 1940-1950 le son des portières : une voiture bas de gamme peut très bien produire un son de boîte de conserve en se fermant. Mais une voiture visant une clientèle aisée doit se fermer avec une certaine qualité sonore, avec un bruit qui véhicule du confort et de la sécurité… L’industrie automobile n’a cessé dès lors de travailler la voiture comme un objet sonore, avec un design du son qui va des clignotants à la fermeture de la boîte à gants. L’habitacle s’est affirmé comme un salon d’écoute, une bulle sonore de haute qualité acoustique.
Ces deux aspects du design sonore se retrouvent à des endroits surprenants. L’aspirateur, par exemple : il s’agit d’abord de le rendre moins bruyant, puis, à partir des années 1980, de travailler le son d’aspiration pour qu’il devienne plus harmonieux… Ce qui est tout à fait possible, puisqu’un tuyau constitue la base d’un instrument de musique. Dans le cadre d’un mouvement qui tend depuis les années 2000 à développer le marketing au-delà de l’image, la composante sonore est travaillée aujourd’hui dans beaucoup d’objets du quotidien. Lorsque vous ouvrez un paquet de chips, remuez son contenu et faites craquer les chips sous la dent, vous ne réalisez peut-être pas que tout a été conçu pour sonner d’une certaine manière… Comme pour la musique d’ambiance, il faut souligner toutefois que les effets psychoacoustiques de cet audio branding sont surévalués. Le design sonore mobilise une forme de pensée magique pour promouvoir ses propres services.
Dans Le Son comme arme : les usages policiers et militaires du son (2011) et Contrôle. Comment s’inventa l’art de la manipulation sonore (2017), vous évoquez les versants les plus sombres du design sonore.
L’usage répressif de la musique et du son est devenu une ingénierie à partir de la Seconde Guerre mondiale. Notamment à travers les recherches menées aux États-Unis par un ingénieur venu du théâtre, Harold Burris-Meyer (1902-1984), en vue de développer un armement sonore. Son projet a largement échoué, parfois de manière presque comique, par exemple lors d’expériences consistant à faire tomber des bouteilles depuis des avions de combat en pensant que l’air entrant dans le goulot produirait un son terrifiant pour l’ennemi… Ses recherches ont néanmoins débouché sur deux usages répressifs terriblement efficaces. Le premier est la privation sensorielle dans des environnements carcéraux, dont le versant sonore prend trois formes : le silence total, les petits sons ultra-répétitifs, ou la musique à plein volume 24 heures sur 24 pendant des semaines. Un détenu d’une « prison secrète » de la CIA avait dit à ce propos que c’était comme si on lui tapait physiquement dessus. Cette utilisation du son est toujours attestée aujourd’hui, notamment par les États-Unis et par Israël.
Le deuxième usage répressif est celui des haut-parleurs qui diffusent, dans l’espace extérieur, du son de manière directionnelle et à forte amplitude. Le dispositif le plus connu est le Long-range acoustic device, utilisé par les États-Unis aussi bien lors de manifestations que pour la guerre, par exemple en Irak, où des soldats ennemis étaient poussés à sortir à découvert pour fuir ce bruit assourdissant et pouvaient ainsi être tués. Dans un registre plus proche, on trouve les grenades de maintien de l’ordre qui diffusent un son extrêmement fort. Là, c’est la France qui est à la pointe, comme on l’a vu notamment lors des manifestations contre la réforme des retraites en 2019.
Vous soulignez que le design sonore prend place dans un cadre marqué par le capital, les hommes, les pays occidentaux…
En effet. C’est pourquoi il est essentiel de prendre conscience de la singularité de notre écoute. Pour cette raison, un des grands axes de mon travail sur le son consiste à organiser des ateliers où on analyse collectivement des créations sonores, et des balades où on active différentes modalités d’écoute, par exemple en accueillant tous les bruits comme si c’était de la musique, ou en questionnant les biais de ce que Marie Thompson appelle « l’écoute blanche » 11 Cette chercheuse britannique définit l’écoute blanche comme la manière dont on entend les sons si on appartient à une population blanche, en les percevant comme s’ils étaient une réalité « en eux-mêmes » plutôt que le produit d’une culture et de facteurs sociaux.. Cela permet de comprendre que nous avons dans nos oreilles de multiples manières possibles d’écouter le monde, et que nous pouvons choisir, dans une certaine mesure, de les activer ou pas. Il existe donc des modalités de résistance si nous ne considérons pas l’écoute comme une activité passive et individuelle, mais comme une action reliée collectivement à plein d’autres.
Il y a ensuite, évidemment, les pratiques de designers qui privilégient des considérations éthiques, antivalidistes (soit opposées aux discriminations et préjugés dont sont victimes les personnes en situation de handicap, ndlr), décoloniales, non sexistes, plutôt qu’une pure logique de profit ou l’usage autoritaire du design comme outil de contrôle des comportements. D’une manière générale, nous sommes aujourd’hui dans du design majoritairement pensé pour des corps valides, productifs, inscrits dans la culture occidentale et dans les pays riches. Mais lorsque le design d’un objet, d’un transport en commun, d’une ville est réalisé de façon inclusive, en prenant en compte la diversité des cultures, des corps et des usages, en faisant ce que le designer américain Victor Papanek (1923-1998) appelait dans un livre de 1971 Design for the real world, le résultat est meilleur pour tout le monde.
Bio express
1977 Naissance
2005 Travail radiophonique dans des radios associatives
2007-2014 Produit l’émission de critique sociale L’intempestive sur Fréquence Paris Plurielle, puis sur Radio Galère
2011-2018 Rédactrice, puis coordinatrice de Syntone, revue de critique radiophonique et sonore
2011 Publie Le son comme arme. Les usages policiers et militaires du son
2017 Publie Contrôle. Comment s’inventa l’art de la manipulation sonore
2018 Forme le collectif d’intervention sur la critique sociale du son Les Sirènes
2020 Crée Radio renversée, émission de critique sociale et création sonore, avec la compositrice Aude Rabillon
2022 Publie L’orchestration du quotidien : design et écoute sonore au XXIe siècle
2023 Travaille comme jardinière parallèlement à son activité de chercheuse indépendante, de critique et de curatrice sonore