Toutes les cultures possèdent des consciences à la fois cycliques ou linéaires du temps et de l’histoire. Même en Occident, où les théories basées sur la vie et la mort des civilisations reviennent périodiquement.
TEXTE | Geneviève Ruiz
«Le paysan africain, qui depuis des millénaires vit avec les saisons (…), ne connaît que l’éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles. Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n’y a de place ni pour l’aventure humaine, ni pour l’idée de progrès.» Cet extrait d’un discours de Nicolas Sarkozy a été prononcé en 2007 à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, au Sénégal. Il a créé la polémique dans certains milieux intellectuels.
L’anthropologue Eric Chauvier, maître de conférence à l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Versailles, a minutieusement analysé le discours de l’ex-président français: «Il ne me revient pas de dire si les propos de Sarkozy étaient politiquement corrects ou judicieux alors qu’il s’adressait en premier lieu à des entrepreneurs, qui plus est dans une ville cosmopolite de plus deux millions d’habitants. Ce que je constate, c’est qu’ils sont l’héritage d’une doxa encore bien implantée dans la société occidentale et qui puise notamment ses origines dans de nombreux travaux anthropologiques.» Dès le XIXe siècle, les anthropologues ont en effet presque tous montré que, dans les sociétés non occidentales, le temps était perçu comme un éternel recommencement, en lien avec les saisons ou les lunaisons. Par opposition, le temps linéaire occidental, qui reposait sur une succession d’évènements, était celui de la modernité. «Ces travaux cherchaient à satisfaire un besoin d’exotisme, explique Eric Chauvier. Ce faisant, ils ont aussi nourri des théories racialistes, qui perdurent jusqu’à nos jours dans les représentations collectives.»
Cohabitation de plusieurs modèles temporels
Si les mythes fondateurs de nombreuses cultures non occidentales se réfèrent à une conception cyclique du monde – bien que les variantes et les nuances soient légion1L’anthropologue Philippe Descola représente les différents régimes de temporalités sur une échelle placée entre les deux pôles linéaires et circulaires. Toute société se situe à un degré intermédiaire de cette échelle et chaque régime temporel singulier symbolise «autant de façons de marier l’ordre et l’accident, l’origine et la fin, la contingence individuelle et le devenir collectif…», écrit-il dans une tribune de Libération datant de 2011. – le temps du quotidien reste toujours linéaire. «Lorsqu’on lit en détail les carnets de notes des chercheurs qui ont partagé le quotidien des populations, on comprend bien que le temps linéaire cohabite avec le temps du mythe, poursuit éric Chauvier. Les différentes cultures véhiculent toujours plusieurs modèles temporels différents.»
L’égyptologue Jean Winand, professeur à l’Université de Liège, qui a travaillé sur les notions de temps culturels, abonde dans ce sens. «On ne peut pas diviser le monde en sociétés à temps linéaire ou cyclique. Toutes les cultures composent avec différentes consciences du temps. Si on prend l’exemple de l’égypte ancienne, la conception institutionnelle et religieuse du temps était clairement cyclique: chaque nouveau pharaon entamait un nouveau cycle. Au début de son règne, les compteurs repartaient de zéro. Mais, on le voit bien dans les documents d’époque, le temps du commerce et de l’administration était linéaire. Des formes circulaires et linéaires du temps sont par ailleurs aussi observables dans la nature: si les saisons reviennent, la fleur éclot, se fane et meurt. Aucune société n’est aveugle à cela! Les êtres humains gèrent constamment différentes dimensions temporelles, de la même façon qu’ils peuvent parler plusieurs langues.»
Aucun cycle parfait
Par rapport aux conceptions cycliques du temps véhiculées par ertaines cultures, Jean Winand tient à préciser: «à ma connaissance, il ne s’agit jamais d’un cycle parfait. Pour reprendre l’exemple des pharaons, les égyptiens savaient bien que les différents règnes n’étaient ni identiques ni de durées égales. Certaines sociétés ont une vision du temps oscillatoire, à l’image d’un pendule qui balancerait d’un côté, puis de l’autre. Mais la forme la plus courante est de type sinusoïdal, qui concilie linéarité et pendularité: on passe d’une phase à l’autre, mais pas de façon identique. » Certaines expressions courantes comme «aux périodes de vaches grasses, succèdent celles des vaches maigres» illustrent la présence de cette conception dans les sociétés occidentales. De façon générale, tout comme le cycle parfait n’existe pas, la ligne parfaite s’estompe rapidement après un examen détaillé: si la religion chrétienne conçoit le temps de façon linéaire, les rituels de l’église catholique, par exemple, sont clairement cycliques, avec une liturgie qui célèbre les mêmes évènements aux mêmes dates chaque année.
L’une des étiquettes également apposées aux sociétés dites «à temps cyclique» est souvent celle de ne pas avoir d’histoire, d’être figée dans un conservatisme pesant. Là encore, Jean Winand apporte des nuances: «Dans l’égypte ancienne, le pharaon devait répliquer le modèle de ses prédécesseurs. Un père attendait de son fils qu’il occupe le même poste que lui. Mais cela ne signifie pas que rien ne changeait! Le pharaon devait aussi se conformer à un principe qui prônait le surpassement des devanciers. Cela impliquait surtout des changements quantitatifs (faire un temple plus grand) ou qualitatifs (remplacer un monument en briques par de la pierre), pas de créer quelque chose de neuf.» L’égyptologue effectue d’ailleurs un parallèle avec notre société, où la situation serait inverse: «Le discours dominant est celui du progrès et du changement. Chacun doit trouver sa propre voie et faire quelque chose de sa vie. L’immobilisme est perçu négativement. Mais il existe aussi des permanences sociales. De nombreuses personnes exercent le même métier que leurs parents. Mais on n’en parle pas, on ne les donne pas en exemple.»
Le retour des théories déclinistes
Les différentes conceptions culturelles du temps et de l’histoire sont parfois l’objet de lutte au sein d’une société. En Occident par exemple, le discours dominant d’un progrès linéaire serait remis en cause au profit d’une vision «décliniste» de notre société, selon Pierre Dockès, spécialiste d’économie politique, professeur à l’Université Lumière-Lyon 2 et auteur de l’ouvrage monumental paru en 2017 Le capitalisme et ses rythmes: quatre siècles en perspective. Tome 1: Sous le regard des géants. «Ces dernières années, on a pu observer la parution de plusieurs livres à succès évoquant le déclin de la société occidentale. Je pense notamment au Suicide français d’Éric Zemmour (2014). Or derrière ce discours, il y a une vision métaphysique cyclique de l’histoire: à l’image d’un organisme vivant, les civilisations naîtraient et mourraient. On peut mentionner à cet égard les thèses de Samuel Huntington sur le choc des civilisations. Mais aussi Paul Valéry et sa célèbre citation ‹Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie›.»
Ce courant de pensée n’est pas nouveau et existe depuis l’Antiquité2L’histoire cyclique dominait dans l’Antiquité. Dans la pensée grecque, la notion d’histoire cumulative n’existait pas. Plusieurs doctrines philosophiques antiques sont également basées sur une conception cyclique du temps. Pour le fondateur du stoïcisme Zénon de Kition (335-262 avant J.-C. environ) par exemple, le monde se régénère indéfiniment à l’identique.. Mais pendant plus de 200 ans, soit de 1750 à 1970 environ, le discours dominant a été celui d’une histoire linéaire progressiste. Pierre Dockès observe que les idées déclinistes sont souvent basées sur d’anciennes pensées de type malthusienne ou de finitude des ressources: «L’Europe, l’Amérique du Nord et le Japon se définissent d’ailleurs comme des sociétés ‹vieillissantes›, donc en déclin. Or la Chine a par exemple aussi un problème de vieillissement de la population! Je ne dis pas que les problématiques du vieillissement ou de la finitude des ressources n’existent pas. Ce que j’observe, c’est qu’elles apparaissent de façon répétitive dans l’histoire, le plus souvent en lien avec une crise ou une stagnation économique. Et la manière de les interpréter permet à de nouvelles visions du monde et de l’histoire de s’imposer petit à petit.» Après une période de domination de l’idée de progrès linéaire, nous entrerions donc dans une période d’instabilité dans laquelle des conceptions différentes chercheraient à s’imposer. Les discours sur l’innovation cohabitent avec ceux sur la décroissance ou sur le déclin, sans que l’on sache encore lequel l’emportera. Ce qui est certain, pour Pierre Dockès, c’est que les théories déclinistes influencent aussi les économistes et leurs modèles: «La mode est actuellement aux prévisions de stagnation ou de recul. Personne n’évoque l’éventuel retour d’une croissance spectaculaire. Or qu’en sait-on? Pourquoi les progrès technologiques de ces dernières années ne permettraient-ils pas un nouveau bon en avant? Je rappelle que juste avant les Trente Glorieuses, la majorité des économistes ne prévoyaient aucune croissance importante dans leurs modèles, mais de la stagnation…»
Quand la roue tourne
L’expression populaire «La roue tourne» existe, avec des variantes, dans de nombreuses cultures. En Occident, ses racines sont romaines.
Elle est parfois utilisée pour médire sur les privilèges d’une personne. Ou pour rappeler qu’aucun avantage n’est acquis. L’expression «La roue tourne» plane sur les têtes comme une sorte d’épée de Damoclès, rappelant constamment que les succès peuvent périodiquement laisser place aux échecs, et inversement. Elle garantit une sorte d’équité de traitement entre tous les Hommes. Les origines de cette roue viendraient des Romains, selon Les 1001 expressions du français de Georges Planelles (2012). Elle représente l’un des attributs de la déesse romaine de la chance et du hasard, Fortuna. Symbolisant le destin, sa roue est souvent accompagnée d’une corne d’abondance, dont le contenu est destiné, selon les humeurs capricieuses de la divinité, à ceux qui se trouvent dans le haut du mouvement circulaire. On retrouve une représentation moderne de ce symbole dans le jeu télévisé de la «Roue de la fortune».
Omniprésence du cycle dans les sciences
L’observation de récurrences, d’oscillations ou de spirales est souvent présente dans de nombreux domaines, des sciences exactes aux sciences humaines, en passant par les arts. Cette arborescence non exhaustive propose un aperçu.
Définitions
Cycle
Du grec kuklos (cercle, tour, rond, toute chose ronde), le cycle se réfère à une suite de phénomènes qui se renouvellent continuellement selon un ordre immuable. Le mot désigne également un véhicule à deux roues.
Éternel retour
Ce concept philosophique antique a été repris par Nietzsche. Il peut être compris de deux manières: soit comme une hypothèse métaphysique selon laquelle le temps formerait un grand cycle où tout se répéterait éternellement; soit comme un précepte éthique qui prônerait la nécessité de mener sa vie de telle sorte qu’on puisse souhaiter qu’elle se répète indéfiniment.
Hélicoïdal
Se dit d’un objet en forme d’hélice, disposé en hélice ou en colimaçon. Un mouvement hélicoïdal se réfère à la combinaison d’une translation et d’une rotation, comme c’est le cas d’une vis qu’on enfonce.
Ouroboros
L’ouroboros est un symbole ancien que l’on retrouve sur tous les continents. Il se réfère à l’éternel retour ou au temps cyclique. Il est généralement représenté sous la forme d’un serpent qui se mord la queue.
«Perpetuum mobile»
Ce terme latin se traduit par «mouvement perpétuel» en français. Il désigne l’idée d’un mouvement pouvant durer indéfiniment au sein d’un système, sans apport d’énergie extérieure. À noter que cela n’est possible qu’en théorie.
Théorème de récurrence
Ce théorème du mathématicien français Henri Poincaré (1854-1912) énonce qu’un système dynamique conservatif dont l’espace des phases est de volume fini va repasser au cours du temps aussi près que l’on veut de sa condition initiale, et ce, de façon répétée. L’orbite de presque tout point reviendra par exemple aussi près que possible
de son point de départ.