Le voyage peut-il survivre au tourisme ?

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Auteur de plusieurs ouvrages questionnant le sens et l’impact du tourisme, le sociologue Rodolphe Christin invite à sortir de cette industrie pour redécouvrir que « la vraie vie est ici ».

TEXTE | Nic Ulmi
ILLUSTRATION | Bogsch & Bacco

D’un côté, le fantasme du voyage : une expérience existentielle unique, intense, qui nous plongerait dans une rencontre transformatrice et dans une relation intime avec l’ailleurs. De l’autre, la réalité du tourisme : des parcours standardisés dans des territoires transformés à l’échelle industrielle pour cet usage, produisant du dépaysement fabriqué à la chaîne. Peut-on, lorsqu’on part en vacances, frôler le vécu vertueux qu’on attribue au voyage ? Peut-on voyager encore, comme se le demande le nouveau livre du sociologue Rodolphe Christin, lorsqu’on mesure l’impact environnemental et sociétal massif d’un tourisme qui semble avaler la Terre ? Auteur de plusieurs ouvrages sur la question (dont Manuel de l’antitourisme en 2008 et L’Usure du monde : critique de la déraison touristique en 2014), Rodolphe Christin encourage à sortir d’un tourisme qui est en train de « tuer ce dont il vit », à nous sevrer de notre addiction à la consommation de l’ailleurs et à redécouvrir que, comme l’affirmait son ouvrage précédent en 2020, La vraie vie est ici.

Comment en est-on arrivé au pic de tourisme actuel, où tout le monde semble partir tout le temps ?

Pour que le tourisme se développe, il aura fallu plusieurs conditions. D’une part, une capacité technologique à se transporter facilement, c’est-à-dire avec peu de fatigue physique et psychologique. Le voyage, avant qu’on soit hyperconnectés et que les transports rapides soient développés, impliquait un risque physique : on mettait son corps en jeu sans savoir quels dangers en termes de sécurité, sanitaires et géopolitiques on rencontrerait sur sa route. Il comportait aussi une fatigue psychologique liée à l’isolement dans lequel le voyage nous mettait, isolement désormais effacé par la technologie : on continue à échanger avec ses proches où qu’on se trouve, poursuivant un flux de conversation permanent. 

Il aura donc fallu qu’on soit à peu près tranquilles dans nos pérégrinations et qu’on n’ait pas l’impression de pouvoir disparaître en chemin. Car tout cela représentait un frein à l’industrialisation du tourisme. Il aura fallu aussi que le tourisme soit largement connoté positivement et qu’on en vienne à considérer que pour être dans le coup, il faut partir à tout prix. Là-dessus, la réouverture des espaces après la pandémie de Covid-19 a provoqué un appel d’air, ou plutôt un appel de suffocation des espaces touristiques sous des flux qui se sont lâchés pour compenser le manque, ce qui a donné un nouveau coup d’accélérateur. Selon une étude de 20241Ya-Yen Sun et al., Drivers of Global Tourism Carbon Emissions, Nature Communications, 10 décembre 2024., le tourisme émettait déjà 8,8% des gaz à effet de serre en 2019, et ses émissions augmentent plus vite que celles des autres secteurs économiques.

Dans Peut-on voyager encore ?, vous avancez que le terme de surtourisme « masque une part de la réalité ». Comment ?

Les médias se sont rués sur ce terme comme si c’était une nouveauté. Mais il y a toujours eu, depuis que le tourisme s’est banalisé, des lieux qui ont souffert d’effets de saturation. J’ai connu des endroits dans les Alpes, victimes de leur succès, où des conflits d’usage entre tourisme et agriculture ont conduit à altérer le maillage du territoire pour gérer cet afflux, aboutissant à transformer radicalement les lieux. Résultat : ces sites ont été objectivement transformés, mais l’expérience qu’il est possible d’en faire a, elle aussi, été altérée… Si on s’accorde aujourd’hui si largement pour parler de surtourisme, c’est finalement parce que ce terme permet de protéger ce secteur qu’on veut développer coûte que coûte, alors que c’est le tourisme tout court qui pose problème.

Les ambiguïtés de la chanson face au tourisme de masse

« Les ambiguïtés de la chanson face au tourisme de masse » (15 octobre 2023) : cet épisode du podcast Ces chansons qui font l’actu sur France Info a été enregistré alors que « des habitants de Douarnenez (en Bretagne, ndlr) ont refusé de prendre la pose devant les touristes et ont hué les passagers d’un bateau de croisière ».

https://www.franceinfo.fr/replay-radio/ces-chansons-qui-font-l-actu/les-ambiguites-de-la-chanson-face-au-tourisme-de-masse_6093903.html

Le voyage, dites-vous, devient une obligation.

La norme du départ en vacances s’est largement diffusée, c’est devenu un impératif. Pour les individus, c’est un signe de réussite socioéconomique. Pour les sociétés, c’est un signe de démocratie sociale. On devrait plutôt s’interroger : pourquoi est-il devenu si insupportable de rester dans son périmètre de vie quotidienne pendant son temps libre ? Et comment profiter de ce temps en faisant autre chose que partir ?

Il faudrait donc se demander comment sortir d’une économie du tourisme, par ailleurs fragile car elle dépend de conditions historiques et géopolitiques exceptionnelles que nous sommes peut-être en train de perdre. On voit bien que le monde n’est plus aussi sûr, qu’il y a des risques croissants de conflits, de pandémies, d’incendies ou de pénuries d’eau. Si vous partez en été dans le sud de la France, vous êtes désormais obligé de vous demander si vous n’allez pas être empêché par un feu ou un problème de sécheresse. Si bien que des destinations qui étaient jusqu’ici des hauts lieux du tourisme pourraient devenir dans les prochaines années des endroits à éviter. Je pense qu’il est urgent de trouver des alternatives au tourisme.

Mais le « tourisme responsable » vous paraît aussi un leurre. Dans quel sens ? 

Est-ce que je fais du tourisme responsable si, pour faire du vélo quelque part, j’ai d’abord roulé 800 km en voiture ? Ou si, dans ma pratique de vacances, un jour je fais du tourisme vert et le lendemain je fais du Jet-Ski ? Ce qu’on constate, c’est que les pratiques se cumulent. Le tourisme vert, le tourisme responsable, le tourisme solidaire ne remplacent pas les autres formes de tourisme : au contraire, ils viennent s’y ajouter. Tous ces tourismes s’additionnent, contribuant à la massification du phénomène.

De surcroît, on envisage aujourd’hui de lutter contre les excès en étalant le tourisme sur toute l’année. L’objectif est de déconcentrer les flux et d’éviter que tout le monde investisse les destinations en été. J’y vois un leurre aussi, car de cette manière on ne diminue pas les quantités, on les augmente. Et on brise au passage cette sorte d’accord tacite avec les habitantes et les habitants des lieux touristiques, selon lequel on supporte des visiteuses et des visiteurs en nombre pendant la haute saison, mais qu’on respire le reste de l’année.

Vous semble-t-il possible de sortir du tourisme tout en gardant ce qu’on continue à trouver précieux dans la pratique du voyage ? 

Le voyage, le fait de se déplacer, de se trouver dans des lieux qui ne sont pas les nôtres, dans lesquels on n’a pas d’habitudes, avec tous les ébranlements émotionnels, cognitifs, sensoriels que cela provoque, existera forcément toujours. Parce qu’il y aura toujours des gens qui en ressentiront l’urgence ou qui seront dans la nécessité de voyager. On oublie d’ailleurs que parmi les champions littéraires du voyage, on en trouve qui partaient sans savoir s’ils allaient revenir. Jack London2L’écrivain américain Jack London (1876-1916) a marqué la littérature par ses récits d’aventure. Issu d’une jeunesse marquée par la précarité et l’instabilité, il part à 21 ans dans le Grand Nord canadien, attiré par la ruée vers l’or. Cette expérience nourrira ses œuvres les plus emblématiques, comme L’Appel de la forêt et Croc-Blanc., par exemple, était plus un migrant qu’un touriste, il quittait une situation de pauvreté pour aller dans le Grand Nord chercher de l’or… Les voyageuses et les voyageurs qui, comme lui, ont alimenté notre mythologie du voyage, seraient aujourd’hui étonnés de nos pratiques. Si l’exploratrice Alexandra David Néel3Alexandra David Néel (1868-1969), exploratrice et orientaliste française, est une figure hors norme du XXe siècle. Elle fut à la fois écrivaine, chanteuse d’opéra, féministe, anarchiste et bouddhiste. Elle a multiplié les voyages en Asie entre 1911 et 1946. En 1924, elle est devenue la première femme occidentale à entrer à Lhassa, capitale du Tibet, déguisée en mendiante.  voyait ce que sont devenus certains espaces de l’Himalaya où elle voyageait, comment ces lieux plient sous les immondices des alpinistes venus s’y promener, entre les embouteillages d’expéditions qui sont obligées d’attendre pour accéder aux sommets… elle serait très surprise.

On voit apparaître par ailleurs des communautés de voyageurs (telles que les Français “Les Others”, par exemple) qui partent sans prendre d’avion et qui produisent du contenu en ligne, au départ de manière très confidentielle, puis progressivement avec de plus en plus d’audience. Ils suggèrent comment vivre les aventures qu’ils ont vécues, c’est-à-dire comment faire du tourisme sans vouloir en faire. Tout est tellement imbriqué qu’il n’y a plus que des paradoxes. C’était déjà le cas avec le Guide du Routard : au départ c’était pour les routards, justement, qui se voulaient en marge du tourisme. Maintenant tout le monde est routard, tout le monde veut le lieu que personne ne connaît, l’auberge planquée au fond d’une ruelle authentique. Il y a de nouvelles modalités qui apparaissent et qui ne poseraient pas de problème si elles restent confidentielles. Mais elles tendent toujours à se développer et viennent ajouter leurs recommandations, leurs prescriptions à tout ce qui existe déjà. Tout le monde veut échapper au tourisme et tout le monde y contribue.

La seule solution consisterait-elle à introduire des restrictions ? 

Prendre des mesures contre le surtourisme, basées sur le décompte des personnes, le contrôle et l’accès payant à un espace qui devrait être commun, pose des problèmes de démocratie. Plus la situation est catastrophique, plus ces restrictions et ces contraintes sont imposées avec un consentement collectif, et la démocratisation du tourisme engendre ainsi une forme de réduction de la démocratie. On me dit un peu vite « Vous voulez interdire ». Non : interdire, c’est ce qu’on est en train de faire maintenant, parce qu’on ne veut pas prendre le problème à la source et qu’on veut seulement gérer ses conséquences, transformant des mesures d’urgence temporaires en mesures de gestion courantes des populations touristiques. 

Ce qu’il faudrait, c’est organiser la décroissance du tourisme en se demandant quels autres usages du temps libre sont souhaitables, possibles, désirables. Il faudrait retrouver dans nos villes un peu de ce qu’on va chercher ailleurs, de la convivialité et un rapport un peu plus étroit avec la nature, des manières d’avoir du vert et du vivant à proximité de chez soi, des lieux de verdure laissés à l’abandon… Je n’ai pas de recette. Mais la question, c’est comment organiser nos vies quotidiennes pour que le départ en vacances ne soit plus cette respiration indispensable pour tenir le coup le reste de l’année. Ces interrogations mériteraient des temps d’échanges collectifs, de la créativité politique en émergerait certainement. 

Le fléau du surtourisme en Espagne

« Le fléau du surtourisme en Espagne » (21 mai 2025), sujet de TV5 Monde sur les manifestations antitourisme à Tenerife et à Barcelone.

https://information.tv5monde.com/international/video/le-fleau-du-surtourisme-en-espagne-2774188


Bio express

1970 Naissance à Chambéry

1999Doctorat en sociologie sur l’imaginaire du voyage

1996-2009 « Quelques voyages significatifs, touristiques et contre-touristiques », selon sa formule : Guyane, Canada, Finlande, Crète, Mongolie, Sénégal, Libye

2008 Publication du Manuel de l’antitourisme (Écosociété, réédité en 2018)

2011 Publication de L’Horreur managériale (L’Échappée, sous le pseudonyme Étienne Rodin)

2014 Publication de L’Usure du monde (L’Échappée)

2017 Publication du Désert des ambitions : avec Albert Cossery (L’Échappée)

2020 Publication de La Vraie Vie est ici (Écosociété)

2025 Publication de Peut-on voyager encore ? (Écosociété)

2025 Création du blog Chroniques du Kali Yuga (chroniquesdukaliyuga.com)


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