Les loisirs, de l’utopie au virage numérique 

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Les loisirs sont les héritiers d’une double promesse : celle d’une conquête sociale et celle qui verrait se réduire fortement le temps de travail. Leurs évolutions récentes sont aussi fortement marquées par le numérique. 

TEXTE | Geneviève Ruiz

Que font les Suissesses et les Suisses durant leurs loisirs ? C’est l’une des questions auxquelles souhaite répondre la dernière enquête sur les pratiques culturelles et de loisirs en Suisse, publiée en 2025 par l’Office fédéral de la statistique (OFS). Une interrogation en apparence simple, mais qui révèle en réalité plusieurs ambiguïtés. Comment définir les loisirs, ce « temps libre dont on dispose en dehors des occupations imposées », selon le Larousse ? Pour les études statistiques, il s’agit généralement du temps non consacré au travail, auquel on soustrait le sommeil, les soins corporels, ainsi que les tâches ménagères et familiales. Comme le souligne Olivier Moeschler, sociologue, enseignant à la Haute école de gestion de Genève (HEG-Genève) –HES-SO, chercheur associé à l’Université de Lausanne et responsable du domaine Culture à l’OFS : « Les loisirs désignent un temps social perçu comme inutile ou superflu. Il reste difficile de délimiter précisément où il commence et où il se termine : quand je cuisine ou que je fais mes courses, à quel moment est-ce que je passe de l’indispensable au divertissement ? Des zones hybrides, sujettes à interprétation, subsistent inévitablement. » 

Si le temps libre existait déjà chez les artistocrates romains1Chez les élites romaines, le moment de loisir était désigné par le terme otium, opposé au negotium (travail ou affaires publiques). Réservé aux classes aisées, l’otium était un temps central de la vie intellectuelle et sociale, consacré à la réflexion, à la philosophie, ou au repos, souvent dans des villas de Toscane ou de Campanie. en tant que privilège, les loisirs modernes trouvent leur origine dans la Révolution industrielle du XIXe siècle. Ils naissent du temps libre arraché au temps productif du travail. Selon Olivier Moeschler, il s’agissait alors d’un « loisir récréatif, moralisé et contrôlé, conçu pour encadrer les classes laborieuses ». Cette époque voit émerger les parcs dédiés aux loisirs, les expositions universelles, les clubs sportifs ou les mouvements comme les scouts. Après la Seconde Guerre mondiale, les loisirs sont progressivement perçus comme un droit. Les vacances se généralisent, tout comme la radio et la télévision. « C’est l’avènement de la société de consommation et de la culture de masse », explique Olivier Moeschler. Le plaisir hédoniste s’y associe, symbolisé par la plage et les corps bronzés, évités jusque-là car associés au travail dans les champs. Dans les années 1950, la notion de « civilisation des loisirs2La « civilisation des loisirs », concept théorisé dans les années 1960 par le sociologue français Joffre Dumazedier (1915-2022), décrit l’avènement d’une société dans laquelle les loisirs deviennent un phénomène de masse. Dans son ouvrage Vers une civilisation du loisir ? (1962), Dumazedier y voit une opportunité d’éducation et d’émancipation. » émerge, portée par des réformateurs socio-démocrates. Elle promet une société du temps libre, où le travail occuperait une place minimale. « On pensait qu’on allait parvenir à travailler quatre heures par semaine, raconte Samuel Coavoux, professeur assistant à l’ENSAE Paris et professeur invité au Collège des humanités de l’École polytechnique fédérale de Lausanne. Même si le temps libre a progressé, cette utopie ne s’est évidemment pas réalisée. »

Les années 1990 n’ont pas tenu la promesse d’une société que les robots libéreraient du travail. En revanche, elles ont marqué le début d’une évolution profonde des loisirs : la généralisation des technologies numériques, qui a notamment transformé l’accès aux biens culturels médiatiques – films, séries, musique, jeux vidéo, etc. Cette tendance forte se confirme dans la dernière enquête Culture et Loisirs de l’Observatoire romand de la culture (ORC), publiée en 2025. Menée auprès des Suisses romandes et romands, elle révèle que le numérique s’est imposé comme la norme, notamment pour les médias culturels. Comme l’explique Catherine Kohler, chercheuse à l’ORC et autrice de l’enquête : « Le numérique domine désormais les pratiques de loisirs, en particulier pour les contenus culturels. Ces activités occupent une place centrale dans le temps libre, bien que les usages varient fortement selon les générations, avec une adoption plus marquée chez les jeunes adultes. »

Superposition de technologies

« Assisterait-on à une révolution numérique dans les loisirs et la culture ? » C’est la question que pose Samuel Coavoux dans l’ouvrage collectif Regards croisés sur les pratiques culturelles, 20 ans après (2025). Sa réponse est nuancée, car tout dépend des domaines. Dans le jeu vidéo, la progression est spectaculaire : 60% de la population y joue régulièrement, et ce, à tous les âges. « Chez les jeunes, les jeux vidéo sont même hégémoniques », souligne-t-il. À l’inverse, pour la musique, les films et les séries, le numérique ne domine pas encore. « Ce qui prévaut, c’est un mode hybride, où le numérique reste minoritaire face aux technologies antérieures, même s’il progresse. » Ainsi, la radio demeure le principal support pour écouter de la musique, de même que la télévision pour les contenus audiovisuels. Plutôt qu’une substitution, Samuel Coavoux observe une superposition des technologies : « Les pratiques antérieures coexistent avec le numérique, sans disparaître. » Certains secteurs, comme le livre, résistent par ailleurs largement à la numérisation. Et la position sociale influence aussi ces usages : les milieux favorisés adoptent davantage le numérique. Mais la variable déterminante reste l’âge : seuls les jeunes affichent certaines pratiques presque 100% numériques, notamment pour l’écoute musicale. Olivier Moeschler, dont les travaux en Suisse confirment ces tendances, ajoute une note prospective : « Cette prédominance du numérique chez les jeunes pourrait annoncer un basculement plus large des pratiques d’ici cinq à dix ans. »

La révolution numérique des médias culturels n’est donc pas encore d’actualité. En attendant, l’étude de l’ORC révèle que, en dehors des médias, les trois loisirs les plus populaires en Suisse romande sont le sport et le bien-être, le shopping ainsi que le bricolage et le jardinage (voir infographie en p. 13). Des activités en apparence physiques, mais qui ont elles aussi été transformées par le numérique. « L’ensemble des loisirs sont impactés d’une manière ou d’une autre », souligne Samuel Coavoux, qui cite les recherches de la sociologue du numérique Vinciane Zabban sur le tricot : « On tricote avec ses doigts, bien sûr. Alors que signifie tricoter en ligne ? Les réseaux sociaux offrent désormais l’accès à des patrons inédits, à du matériel spécialisé et, surtout, la possibilité de partager ses créations avec une communauté. Cet exemple illustre à quel point le numérique est devenu indispensable à l’organisation de presque tous les loisirs, qu’il s’agisse d’un tournoi de football local ou d’une sortie du club de cueillette de champignons. Il accélère la circulation des savoirs, des pratiques et des techniques. » YouTube et ses tutoriels jouent également un rôle clé : ils permettent d’apprendre les règles de jeux de société, de se maquiller, ou encore de réaliser des pâtisseries.

Standardisation et repli sur la sphère privée

Au-delà des informations et des techniques, quel est l’impact du numérique sur les loisirs ? « Il les stimule, mais il les standardise aussi, analyse Samuel Coavoux, sociologue et spécialiste des jeux vidéo. Reprenons l’exemple du tricot : les mêmes modèles et techniques dominent désormais partout, avec une logique de marché typique des réseaux sociaux – un système winner takes all dans lequel quelques influenceuses et influenceurs ou marques captent toute l’attention, tandis que la majorité reste invisible. »

Derrière cette uniformisation se cachent des stratégies commerciales agressives. Que ce soit Strava (pour faire courir), Duolingo (pour apprendre les langues) ou Candy Crush (pour jouer), leur objectif est identique : « Vous garder captif le plus longtemps possible, résume-t-il. On parle de gamification, de design addictif – peu importe le terme. Le résultat est le même, ces plateformes façonnent les pratiques actuelles de loisirs. »

La dernière enquête de l’OFS sur les pratiques culturelles et de loisirs révèle encore d’autres conséquences de la numérisation. « Deux phénomènes se dégagent clairement, explique Olivier Moeschler. D’une part, le déclin des sorties culturelles et festives – sauf pour les festivals, qui sont l’exception confirmant la règle. On observe une domiciliation marquée des pratiques, une forme de repli sur soi. La tendance n’est plus de se rendre dans une salle pour partager un spectacle avec 300 inconnu·es. » D’autre part, l’étude met en lumière l’essor des pratiques culturelles amateurs. « Il y a beaucoup de do it yourself, de pratiques occasionnelles. Les gens font un peu de dessin, de céramique, des photos, ou apprennent la guitare, parfois avec des tutoriels. Il peut y avoir beaucoup de créativité et d’originalité. Mais on fait les choses seul ou en petit groupe, on s’éloigne de l’espace public. » Pour le sociologue, le numérique permet une ouverture inédite au monde et une démocratisation des loisirs. « Mais il enferme aussi les individus dans les choix algorithmiques, créant une forme d’entre-soi. »

De son côté, Catherine Kohler, membre de l’Observatoire romand de la culture, a été frappée, dans le cadre de l’enquête Culture et Loisirs, par la prédominance des loisirs auto-organisés (cuisine, promenade, jardinage…) : « Il s’agit d’activités locales, peu coûteuses et ne nécessitant qu’une organisation minimale. Rien à voir avec une sortie au théâtre ou un concert, qui demandent une planification rigoureuse et représentent souvent un certain budget. » L’étude révèle par ailleurs que les principaux obstacles aux loisirs restent leur coût, puis le manque de temps. Des constats qui rappellent une réalité persistante : la « civilisation des loisirs » n’est pas accessible à toutes et à tous. L’accès – qu’il soit physique ou virtuel – demeure marqué par des inégalités. Comme le montre cette citation extraite d’une enquête menée par Olivier Moeschler sur les pratiques culturelles des Lausannoises et des Lausannois, le temps libre reste pour beaucoup de personnes avant tout un sas de repos et de récupération : « Je pense qu’une partie de la population […], ils sont épuisés, et le temps qu’il reste, le temps libre, c’est pour retrouver la famille, les amis, faire la fête, chanter, manger, boire, peut-être une promenade… » (Carmen, enseignante).

100ARCHITECTS, © THE ANONYMOUS PROJECT / LEE SHULMAN, DOMAINE PUBLIC, TONY CUNNINGHAM / ALAMY 


« Ne travaillez jamais »

Guy Debord (1931-1994), philosophe, sur un mur de Paris au début des années 1950

GUINNESS WORLD RECORDS 2026, THE X-RAY AUDIO PROJECT (X-RAYAUDIO.COM)


Définitions

Loisirs

Englobant temps libre et activités, le terme loisir reste assez vague. Il désigne « un ensemble complexe de situations humaines », selon le philosophe Michel Bellefleur dans son Essai sur le langage du loisir (2020). Ce mot se relie au verbe latin licere (permettre, autoriser, donner la liberté de, rendre possible), également à l’origine des qualificatifs « licite » et « illicite ». Cette « permissivité d’ordre général » associée à l’origine des loisirs a introduit un flou qui demeure actuellement, selon l’auteur.

Vacances

Liées à l’adjectif « vacant », les vacances désignent d’abord une « période d’arrêt légal de travail dans les écoles, les universités, fixée selon un calendrier », puis une « période légale d’arrêt de travail des salariés, pendant laquelle de nombreuses personnes se déplacent » (Larousse). Historiquement, les vacances sont issues des calendriers académiques, avant de devenir un droit dans les pays occidentaux dans la première partie du XXe siècle. Pour l’Institut national français de la statistique, la définition officielle des vacances implique de quitter son domicile principal au moins quatre nuits de suite. 

Écotourisme

En 2022, l’Union mondiale pour la nature a proposé la définition suivante de ce néologisme datant des années 1970 : « L’écotourisme est un voyage effectué en pleine nature dans le but délibéré de comprendre l’histoire naturelle et culturelle de l’environnement, en prenant soin de ne pas altérer l’intégrité de l’écosystème mais de créer des opportunités économiques qui rendront la préservation des ressources naturelles rentable financièrement pour les habitants de la région. »

Ludification

La ludification (ou gamification en anglais) désigne l’utilisation des mécanismes et principes du jeu (récompenses, défis, classements, badges) dans des contextes non ludiques, comme l’éducation, le travail, le marketing ou la santé. L’objectif de cette tendance qui a émergé avec l’essor des technologies numériques et les sciences du comportement est de stimuler la motivation et la participation.


Sport, shopping ou jardinage : les loisirs les plus populaires de Suisse romande

TEXTE | Geneviève Ruiz
INFOGRAPHIE | Bogsch & Bacco

L’étude Culture et Loisirs – Enquête sur les activités des Suisses romandes et romands, publiée en 2025 par l’Observatoire romand de la culture, a analysé un échantillon représentatif de 1000 personnes âgées de 15 ans et plus. L’un de ses volets a identifié les activités culturelles et de loisirs les plus populaires (hors médias) dans une liste de 27 propositions. Les 12 premières vous sont présentées ici.


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