Une pièce participative propose de s’immerger dans le parcours bureaucratique auquel sont soumises les personnes migrantes en Suisse. Cette expérience suscite des questionnements et parfois un peu d’insécurité.

TEXTE | Gilles Labarthe

Un loisir comme le théâtre amateur peut servir à une prise de conscience sur des problématiques sociétales. C’est le cas de Bienvenue à Valesia, une pièce participative qui a pour objectif la sensibilisation aux thématiques de la migration, de l’intégration et du racisme, ainsi que la transmission d’informations liées au cadre juridique de la migration en Suisse. Ce projet est porté par Stefanie Kurt, professeure à la HES-SO Valais-Wallis – Haute École et École Supérieure de Travail Social – HESTS. Spécialiste des droits humains et des migrations, elle explique l’origine du concept : « L’idée a germé au sein de l’association bernoise ISA, une institution de conseil et de formation en faveur des migrantes et des migrants. » Parmi les facteurs qui ont enclenché leur démarche figurent l’entrée en vigueur de la révision totale de la Loi sur la nationalité suisse (LN, 2018) ainsi que la révision partielle de la Loi sur les étrangers, devenue Loi sur les étrangers et l’intégration (LEI, 2019), qui introduit un modèle d’intégration graduel. Celui-ci demande en gros que les exigences en matière d’efforts d’intégration d’une personne étrangère soient d’autant plus élevées que le statut de séjour visé lui confère de droits. Face à ce nouveau contexte législatif, les membres de l’association ISA, en majorité des travailleuses et des travailleurs du social, ont souhaité faire quelque chose pour sensibiliser le public. « Ils ont alors créé un jeu de rôle, raconte Stefanie Kurt, qui fait elle-même partie du comité de cette association. J’ai aussitôt pensé que cette démarche était intéressante pour la recherche. Mais il restait à traduire le texte de l’allemand. » Le passage à la langue française s’est fait dès 2021, notamment grâce à Laure Sandoz, alors chercheuse au Centre national de compétence sur les études de migration et de mobilité à l’Université de Neuchâtel. Celle-ci reprend, puis adapte le projet d’ISA avec son collègue anthropologue Nicolas Yazgi dans le cadre du projet Théâtre de la connaissance, qui propose des mises en scène de thématiques de recherche pour ouvrir le dialogue avec le public. Le résultat est une pièce immersive intitulée Bienvenue à Heimatland ! dont l’équipe de jeu était composée à la fois d’actrices et d’acteurs professionnels ainsi que de participantes et de participants amateurs. Ces derniers ont travaillé avec une équipe de recherche pour incarner des rôles de migrants arrivant dans un pays inconnu.

Confrontation avec la bureaucratie

Stefanie Kurt va s’inspirer de ce modèle : « Je l’ai d’abord repris avec des étudiantes et étudiants dans le cadre d’un module d’approfondissement à la HESTS. Puis, en collaboration avec l’équipe de Bienvenue à Heimatland !, nous avons créé une version inédite de la pièce initiale en vue de la mettre à la disposition du grand public. Un livre retraçant cette expérience est en préparation. Deux particularités marquent ce projet : il est mené en mode bilingue français et allemand et, à ma connaissance, il s’agit de la première pièce participative sur ce thème présentée en Valais. »

Reportage

Reportage lors des dernières répétitions de la pièce de théâtre immersive Bienvenue à Heimatland !, réalisé par la RTS en septembre 2021.

à partir de la minute 20:12

Les premières représentations de la pièce Bienvenue à Valesia sont prévues pour décembre 2025. « Les acteurs participants pourront y expérimenter et sentir ce que cela signifie d’être confronté, en tant que migrant, à la bureaucratie d’un État dont on ne connaît pas les règles de fonctionnement, souligne la chercheuse. Ces personnes ne comprennent souvent pas ce qui est attendu par l’administration, à qui s’adresser. C’est avec ces éléments que nous jouons. Ils reflètent des expériences vécues de personnes étrangères en Suisse, s’appuyant sur les connaissances scientifiques actuelles. » Concrètement, la pièce met en scène des migrants qui entrent dans un pays fictif, reçoivent un statut légal et une tâche à accomplir. Les participants sont aussi confrontés à l’attente. Il leur faut se montrer patients et aimables avec les autorités, tout en s’acquittant de tâches liées à la jurisprudence. « Les acteurs amateurs peuvent être amenés à des questionnements et à pas mal d’insécurité au début », observe Stefanie Kurt, qui ajoute que Bienvenue à Valesia tient aussi compte des spécificités valaisannes : « Nous allons jouer avec ses particularités, notamment le bilinguisme.Certains employé·es parlent mieux le français, d’autres l’allemand, cela dépend sur qui on tombe. Mais à ce stade, nous ne souhaitons pas tout révéler de notre pièce ! » La chercheuse consent à livrer encore quelques détails : des questions graves sont certes abordées durant la représentation, mais on peut aussi s’attendre à une touche d’humour ici et là. Et au final, le public sera convié à un moment de discussionsur ce qui a été entendu, vécu et observé, avec des expertes et des experts des terrains de la migration, de la recherche et de la politique.


Le jeu en travail social

Le jeu occupe une place particulière en travail social et en ergothérapie. Pour autant, comment qualifier le sens donné à ces types d’interactions par les différents actrices et acteurs en présence ? Alexandre Lambelet, professeur à la Haute école de travail social et de la santé – HETSL – HES-SO, mène des travaux sur ce questionnement depuis plusieurs années. « Que ce soient les lieux d’action communautaire, des centres d’accueil temporaires ou des établissements médico-sociaux, toutes les institutions proposent désormais des jeux. Ils sont perçus comme autant d’outils ou de pratiques indissociables du travail social », observe-t-il. Encore faut-il clarifier le sens donné au dispositif ludique pour toutes les parties prenantes : moyen de médiation utile pour rencontrer différents publics ? Support éducatif, avec parfois le risque de véhiculer des visions trop schématisées ou réductrices des réalités sociales, quitte à contribuer à reproduire ainsi des inégalités ? Incitation à la participation sociale ? Souvent, tout se passe « comme si le jeu avait une telle évidence qu’il ne méritait pas d’être interrogé en tant que tel dans les pratiques professionnelles, ou à l’inverse qu’il ne pouvait exister qu’aux marges ou en deçà de ces activités professionnelles, parce qu’accessoire ou frivole », expliquent Alexandre Lambelet et une équipe de recherche attachée principalement à la HETSL et à l’Université de Lausanne dans un nouvel ouvrage entièrement consacré au jeu en ergothérapie et en travail social et intitulé Jouer ? Perspectives pour l’ergothérapie et le travail social (2025).