L’architecte Aida Navarro parcourt des parcs aquatiques abandonnés en Espagne et au Portugal, victimes de nouvelles tendances de loisirs, d’un manque de rentabilité économique ou parfois de déficit hydrique. Ces vestiges, qu’elle considère comme de l’archéologie de notre présent, ont fait l’objet d’un livre et d’un court métrage.
TEXTE | Jade Albasini

Ils évoquent un rêve où des jouets d’enfant seraient devenus grands comme des maisons, mais aussi un cauchemar où notre planète surexploitée se serait asséchée. Les parcs aquatiques abandonnés, nombreux autour de la Méditerranée après un boom dans les années 1980, attirent aujourd’hui les adeptes de l’exploration de ruines urbaines. L’Espagnole Aida Navarro, architecte et intervenante à la Haute école d’art et de design – Genève (HEAD-Genève) – HES-SO dans le Master en Architecture d’intérieur, les a investis pour un projet appelé Fin de temporada/End of Season.
Comment l’« exploration urbaine » (urbex) vous a-t-elle conduite à ce projet ?
Depuis l’adolescence, j’aime explorer des lieux abandonnés. En une quinzaine d’années, j’ai assemblé une base de données composée de casernes, d’hôpitaux, de prisons, d’habitations, d’églises et de monastères, de même que de lieux de loisirs allant du cinéma à la station de ski. En 2019, je me suis rendu compte qu’il y avait un nombre étonnant de parcs aquatiques abandonnés en Espagne (où j’en ai repéré 37) et au Portugal (huit). Au même moment, on voyait paraître une vague d’articles sur le futur des ressources en eau en Europe du Sud, d’où il ressortait que l’Espagne ne serait pas le meilleur endroit où vivre dans 40 ans.
Cette coïncidence m’a frappée. J’ai décidé de partir explorer ces parcs, puis, au bout du troisième, d’en faire un projet de recherche avec une amie architecte et actrice, Leonor Martín, en demandant un financement au Ministère de l’Agenda 2030 pour le développement durable. Le but était de recueillir des informations pour alimenter le débat sur ces infrastructures, actuellement très controversées en Espagne.
Comment les avez-vous découvertes ?
Ma pratique de l’urbex me faisait passer beaucoup de temps sur les réseaux sociaux. Pour commencer, j’ai pris un après-midi pour des recherches en ligne avec des hashtags tels que #abandonedwaterpark et #parqueaquaticoabandonado sur Instagram et YouTube. Ensuite, je suis passée à des choses plus complexes, comme l’analyse de la position du soleil dans des vidéos pour détecter les emplacements.

En effet, les adeptes de l’urbex n’indiquent pas où se trouvent les lieux…
Lorsqu’il faut identifier un lieu, je deviens hyper obsessionnelle. Je tombe sur une vidéo d’un parc sur une île, je l’inspecte image par image, j’observe les façades d’immeubles à proximité, je vois que le soleil indique une orientation vers l’ouest et, à partir de ces informations, je cherche dans les images satellite de GoogleEarth. C’est extrêmement gratifiant.
Ensuite, vous allez sur place. Quelles sont les difficultés ?
Dans le troisième film de la série Indiana Jones, le héros explique que 70% des aventures de l’archéologue se passent en bibliothèque et 30% sur le terrain. Honnêtement, je préférais presque rester en bibliothèque. Lorsqu’on pénètre dans les lieux, on ne sait pas à quoi s’attendre. J’ai mon casque d’architecte et je ne redoute pas la présence de fantômes, mais je m’inquiète de la présence humaine, car il arrive souvent que des personnes vivent dans ces lieux abandonnés. Parfois elles sont amicales, parfois non, parfois elles ont des chiens agressifs, parfois elles demandent de l’argent pour nous laisser passer, parfois elles apparaissent à l’improviste. Une fois, le propriétaire a déboulé en voiture et voulait appeler la police. Lorsqu’on lui a expliqué ce qu’on faisait, il est devenu très aimable en nous disant : « Vous pouvez peut-être m’aider ». Son parc était inachevé, il avait investi 8 millions d’euros et il lui en fallait 6 de plus…
La collecte d’informations a-t-elle lieu avant ou après ?
Avant, je me renseigne sur la situation légale du parc. Même s’il est généralement inutile de demander la permission aux propriétaires, car on vous la refuse presque systématiquement pour des raisons de responsabilité en cas d’accident. Après l’exploration, je reconstitue l’histoire du lieu à partir de ce que j’ai remarqué en le visitant. Le projet est désormais connu en Espagne et des gens nous contactent pour nous donner des informations.
Qu’est-ce que c’est, au juste, qu’un parc aquatique ?
Nous considérons comme tel tout lieu de loisirs aquatique doté d’au moins un tobog-gan de 3 mètres de hauteur au minimum. Les autres attractions peuvent varier, mais la ligne rouge, c’est vraiment le toboggan. Ces lieux se déclinent en trois types. Les parcs aquatiques isolés, bâtis à l’extérieur des villes, étaient les plus courants dans les années 1980 et 1990. Ils le sont désormais moins, car le modèle « île de loisirs » n’est plus la référence. En Espagne, il n’en reste que 59 de ce type en fonction.
Le deuxième type, à la mode aujourd’hui, est logé au sein d’autres structures : hôtels, discothèques, restaurants. Il y en a 104 en Espagne. Ce modèle répond à la volonté de se soustraire à l’image bon marché et de masse du parc aquatique isolé, ainsi qu’au désir de rester avec des personnes semblables du point de vue socio-économique, dans un milieu aisé. Le troisième type est celui des piscines publiques qui, dans plusieurs municipalités, se gamifient ou ludifient en devenant des parcs aquatiques… Lorsque leur activité cesse, la plupart des parcs sont abandonnés. Nous n’avons trouvé que deux cas de réaffectation, un pour le skate et un autre pour le paintball.
Pourquoi ces lieux ont-ils été abandonnés ?
Pour des raisons économiques, liées notamment au fait que l’activité est saisonnière, limitée à trois ou quatre mois par an, ce qui empêche souvent leur rentabilité. Beaucoup ont dû fermer pendant le premier été de la pandémie de Covid-19 en 2020 et n’ont jamais réussi à rouvrir. Une autre difficulté vient du fait qu’il faut innover tout le temps en introduisant de nouvelles attractions pour continuer à attirer du monde, et seuls les plus gros réussissent à tenir ce rythme pendant plus d’une décennie. Certains rencontrent des problèmes de sécurité, comme au Portugal, où des accidents graves ont fait beaucoup de bruit dans les années 1990. Plus rarement, il y a des problèmes d’approvisionnement en eau, comme cela a été le cas dans les îles Baléares.
Ce qui est intéressant, c’est de voir que les fermetures ne découlent pas d’une prise en compte des problèmes hydriques dus au changement climatique. Actuellement, une dizaine de parcs aquatiques sont en cours de construction dans la péninsule ibérique… Notre projet est d’ailleurs utilisé en ce moment comme référence dans des oppositions à l’ouverture de nouveaux parcs ou à la remise en service des anciens. En Espagne, ce sont les municipalités qui décident des licences en la matière, alors que la question devrait relever de la planification à l’échelle nationale. En tout cas, le débat est lancé.
Est-il possible d’exploiter un parc aquatique sans gaspillage d’eau ?
C’est difficile. Certains travaillent aujourd’hui avec l’eau de mer, qui pourrait être une solution intéressante, mais qui pose des problèmes d’entretien des infrastructures. Et au-delà de l’eau, il existe un impact environnemental plus large, lié aux déplacements et à la concentration humaine générée par ces parcs, aux routes, aux parkings, aux déchets…
Que peut-on dire de l’esthétique de ces lieux abandonnés ?
Ce sont les ruines de notre temps, en plastique coloré, avec plein de nature qui a poussé autour… Les visiter vous donne l’impression d’être dans un futur où vous feriez l’archéologie de notre présent. Un futur dystopique, mais dont l’esthétique a quelque chose de mystérieusement attrayant.
Où en est votre projet ?
Après l’exploration des parcs espagnols et portugais, qui a donné lieu à un livre (épuisé, prochainement réédité) et à un court métrage (programmé dans plusieurs festivals), nous nous préparons à poursuivre en Italie et en Grèce… Il y a par ailleurs d’autres types de lieux de loisirs qu’il faudrait analyser, dont l’architecture aide à comprendre le changement vers un modèle de divertissement où on préfère être entre soi plutôt que partager un espace avec des personnes inconnues.
Eine Reise durch eine verlassene Welt | Lost Places ASMR
L’ambiance sonore particulière des lieux abandonnés, capturée par un duo d’adeptes de l’urbex (urban exploration) et proposée en mode ASMR – des sons à bas bruit livrant une détente enveloppante et des petits frissons.
Fin de temporada | End of season. Trailer
Bande-annonce du court métrage Fin de temporada/End of Season d’Aida Navarro et Leonor Martín (2023).
De Call of Duty aux bidonvilles de Colombie
En plus d’être architecte, Aida Navarro connaît aussi l’univers des jeux vidéo. Selon elle, leur mécanique peut contribuer au travail humanitaire dans des camps de réfugié·es. Elle explore cette piste dans le cadre du projet The Future of Humanitarian Design, porté par la HEAD-Genève avec l’EPFL, l’Institut de hautes études internationales et du développement et l’Université de Copenhague. De quoi s’agit-il ? « J’ai été designer de jeux vidéo dans plusieurs compagnies, dont Activision, où j’ai travaillé sur Call of Duty1Call of Duty est une série de jeux vidéo de tir qui plonge les joueuses et les joueurs dans des conflits historiques comme la Seconde Guerre mondiale ou des guerres modernes fictives. Lancée en 2003, la franchise compte désormais plus de 20 épisodes. Avec plus de 400 millions d’exemplaires vendus à travers le monde (chiffre 2023), Call of Duty s’impose comme l’une des sagas les plus vendues de l’histoire du jeu vidéo., explique Aida Navarro. Je suis d’ailleurs arrivée à la HEAD-Genève pour appliquer ce savoir-faire au domaine des crises humanitaires. » Un exemple : en septembre 2025, Aida Navarro a mené un atelier à La Guajira, un département de Colombie avec un grand nombre d’habitats informels (campements et bidonvilles) liés aux conflits armés dans le pays, à la dislocation du peuple wayuu par les exploitations minières et à la migration déclenchée par la crise économique au Venezuela. Dans ce cadre, les outils de visualisation de l’espace utilisés dans les jeux vidéo peuvent être mis à contribution pour aider les communautés et les universités locales à modéliser rapidement ces territoires et ces implantations, produisant des cartes qui permettent de légaliser l’accès à la terre et de faciliter des opérations telles que le raccordement au réseau électrique. « L’un des modèles développés lors de l’atelier s’attaquait au problème de l’éclairage dans un espace qui, la nuit, devient extrêmement sombre, au détriment notamment des femmes qui sont victimes d’agressions, précise l’experte. Un autre jeu élaboré à cette occasion s’intéresse aux rats, qui sont un gros problème dans ces peuplements. » Le jeu adopte le point de vue du rat, pour qui ces espaces pleins de déchets ne pouvant être éliminés représentent une aubaine. Il aide ainsi à réimaginer les lieux en tenant compte de ces autres formes de vie, non humaines, qui l’investissent.

