Lorsque des ingénieurs ou des designers réalisent leurs premiers prototypes, les enjeux et les obstacles rencontrés ne sont pas les mêmes. Mais dans les deux cas, ils sont confrontés aux limites des schémas de leurs disciplines.
TEXTE | Geneviève Ruiz
C’est lorsqu’il a dû construire une mini-voiture autonome dans le cadre d’un concours que Hakim Arfa, alors étudiant en troisième année du Bachelor en systèmes informatiques embarqués à la HE-Arc Ingénierie de Neuchâtel – HES-SO, a réalisé que ses calculs, dessins et théories ne faisaient pas tout. «Il y a toujours des écarts entre les schémas et la réalité», confie-t-il, après avoir décroché, avec ses coéquipiers, la deuxième place européenne de la NXP Cup en 2019 à Erlangen en Allemagne. Ce concours, organisé chaque année par cette entreprise spécialisée en composants électroniques, réunit une vingtaine d’équipes de tout le continent. Il fait entrer en compétition des voitures autonomes de 30 cm de long sur un circuit inconnu des participants comprenant des virages, des croisements, des lignes droites et des obstacles à éviter. Le véhicule gagnant est celui qui effectue ce parcours le plus rapidement et sans erreur. «La participation à la NXP Cup fait partie du programme des cours, raconte Serge Monnerat, professeur à la HE-Arc Ingénierie, qui supervise les équipes. Nos étudiants disposent d’une demi-journée par semaine sur un semestre pour s’y préparer en binômes. Ils reçoivent la voiture et un logiciel de base qu’ils doivent développer. Au final, grâce à une caméra, ce véhicule totalement autonome doit être capable d’effectuer des virages serrés, de s’arrêter à un passage piéton ou de contourner un obstacle.»
En dernière année de Bachelor, les étudiants maîtrisent toutes les notions indispensables pour relever un tel défi. Durant leurs cours, ils ont intégré un important bagage théorique dans des disciplines comme les mathématiques, la physique, l’électronique, le traitement de l’image ou la programmation informatique. «Ces connaissances sont indispensables, mais elles ne suffisent pas car l’expérience s’avère primordiale, indique Serge Monnerat. Par moments, les équipes avancent à tâtons et se rendent compte que le passage à la pratique est compliqué.»
réactions sur le terrain a sans doute représenté la plus grosse difficulté pour Hakim Arfa et ses coéquipiers: «Nous avons notamment eu des problèmes avec les changements de luminosité. Le véhicule ne se comportait pas de la même manière dans un environnement éclairé ou sombre.» Trouver la bonne vitesse pour négocier des virages a aussi coûté des sueurs aux jeunes ingénieurs. «Le plus dur est toujours de comprendre d’où vient le problème, identifier ce qu’on doit ajuster dans nos modèles», précise Hakim Arfa. Ce qu’il a le plus appris de cette expérience? «Le plus optimal des véhicules sur le papier ne l’est pas forcément lors des tests. On doit toujours s’adapter à un environnement changeant.»
Tenir compte du contexte pour développer un incubateur
Dans le cadre de son projet final de Master en Design de produit de l’ECAL/École cantonale d’art de Lausanne – HES-SO, Fabien Roy a développé un prototype d’incubateur pour les bébés prématurés, destiné aux pays d’Afrique subsaharienne. «Dans cette région du monde, plus d’un million de prématurés meurent chaque année car les incubateurs occidentaux ne peuvent pas y fonctionner, explique ce Vaudois qui a travaillé dix ans comme architecte avant de bifurquer vers le design industriel. Ils ont besoin d’un appareil qui supporte les coupures d’électricité, de même que la poussière et la chaleur.»
Pour réaliser son travail de Master baptisé Robust Nest, Fabien Roy a collaboré avec l’EssentialTech Center de l’EPFL, initiateur du projet et responsable du volet technique: «C’est là que j’ai pu constater à quel point mon approche était différente de celle des ingénieurs, notamment en termes de rapport entre la théorie et la pratique. Alors qu’ils travaillaient à développer un incubateur le plus fonctionnel possible sur la base de leurs connaissances techniques, je cherchais à comprendre les besoins du terrain afin d’y apporter des réponses.»
Mais quelles théories le designer mobilise-t-il pour réaliser un objet? «Notre approche est davantage empirique à la base, observe Camille Blin, responsable du Master en Design de produit de l’ECAL. Les étudiants acquièrent certes des connaissances en matériaux, en processus de fabrication, en histoire de l’art, ou en esthétique. Pour indispensable qu’il soit, ce bagage montre rapidement des limites dans la pratique quotidienne. Car nos étudiants doivent développer une sensibilité et un regard artistique poussés. Et ce qui fera d’eux des designers, c’est avant tout leur méthodologie de travail.»
C’est justement ce questionnement spécifique que Fabien Roy a mis en oeuvre pour développer son Robust nest. Il a d’abord mené une enquête de fond pour comprendre le contexte propre aux hôpitaux et aux naissances en Afrique subsaharienne. Il a intégré les points de vue de pédiatres locaux ainsi que ceux de parents. «Tout au long de ce processus, je me demandais en quoi cet incubateur, et ses caractéristiques, pouvait répondre à leurs attentes, s’ils étaient prêts à l’utiliser, quel type de relation ils allaient développer avec lui.» Camille Blin de renchérir: «Lorsqu’il développe un objet, le designer prend en compte l’aspect affectif et sensible de ses futurs utilisateurs. Vont-ils l’aimer, vont-ils l’intégrer dans leur quotidien ? Il y a là des aspects subjectifs, bien sûr.»
Si la démarche de Fabien Roy a été freinée par la pandémie en l’empêchant de se rendre en Afrique durant le printemps 2020, elle l’a néanmoins rendu attentif à l’importance de la transportabilité de son futur incubateur: il l’a ainsi conçu afin qu’il devienne démontable et empilable, permettant à des dizaines d’exemplaires d’entrer dans une camionnette, ce qui réduit drastiquement les coûts d’envoi. Qu’a-t-il retenu de cette expérience? «Que je devais démontrer l’importance du rôle du designer – qui place l’utilisateur au centre de sa réflexion – face aux ingénieurs et à leurs injonctions techniques. Il est peut-être moins pratique de fabriquer des incubateurs démontables, mais si on ne peut pas les transporter vers les hôpitaux qui en ont le plus besoin, à quoi serviront-ils?»
Humanoïdes: comment dépasser les limites de l’innovation
Dans le domaine complexe des robots humanoïdes, les chercheurs sont également confrontés aux limites des approches théoriques et techniques des différentes disciplines. Si ces machines ont fait de nombreux progrès ces dernières années, étant notamment capables de simuler une conversation ou de gagner une partie d’échecs, elles font aussi face à certains obstacles que la recherche peine pour l’instant à surmonter. «Nous sommes principalement confrontés à trois sources de difficultés, raconte Philippe Souères, directeur de recherche et responsable du département ‹Robotique› du Laboratoire d’analyse et d’architecture des systèmes, une entité du CNRS. La première réside dans les problèmes de perception du robot, comment il capte son état interne et le monde extérieur. La seconde concerne le mouvement, car nous sommes encore loin de pouvoir reproduire le fonctionnement d’un muscle humain. Et la dernière se trouve dans les processus décisionnels : comment le calculateur peut faire des choix appropriés en tirant profit de son expérience passée.»
Aucune théorie ne permet pour l’instant de résoudre ces difficultés dans leur globalité. Pour Philippe Souères, des progrès à petits pas pourront provenir uniquement d’équipes multidisciplinaires: en plus d’ingénieurs en robotique et de spécialistes en intelligence artificielle, des neurologues, des biomécaniciens, des physiciens experts en micro-matériaux, ainsi que des psychologues, participent aux recherches et aux expériences. «Nous avons même travaillé avec des chorégraphes pour mieux comprendre l’organisation de certains mouvements.» Si le spécialiste se montre confiant quant aux potentiels de progrès des robots humanoïdes, il met en garde contre les limites qui pourraient provenir, non pas de la théorie, mais de l’acceptabilité de ces technologies par le grand public: «Il existe une hostilité à l’égard des robots nourrie par le spectre d’une société déshumanisée. Il est important d’expliquer le potentiel de ces machines pour aider l’homme dans l’accomplissement des tâches répétitives et pénibles. Leur essor doit être accompagné par une réflexion éthique.»