La catégorisation de toutes les personnes de «65 ans et plus» comme étant «à risque» a donné lieu à un sentiment de discrimination chez une partie des seniors. Car elle a nié la diversité des situations liées à ce groupe d’âge.
TEXTE | Stéphany Gardier
«Le Conseil fédéral demande instamment à la population de rester à la maison, en particulier les personnes malades et les plus de 65 ans.» Dès le début des mesures prises par la Confédération pour faire face à la pandémie de Covid-19, les Suisses de plus de 65 ans ont découvert qu’ils appartenaient tous à un seul et même groupe, les «personnes vulnérables». «Bien que les aînés aient été au centre des préoccupations, on ne les a pas inclus dans le débat», souligne Christian Maggiori, professeur à la Haute école de travail social de Fribourg – HETS-FR – HES-SO et spécialiste des questions d’âgisme. Face à ce qui était en train de se jouer, il a rapidement mis en place, avec son équipe, une enquête en ligne destinée aux 65 ans et plus pour «recueillir des informations sur leur vécu au coeur de la crise». Le questionnaire, disponible du 17 avril au 3 juin 2020, a été rempli par plus de 5’000 participants, un chiffre bien au-delà des attentes des chercheurs et qui montre bien l’envie de s’exprimer des aînés. «Nous sommes conscients que l’administration du questionnaire via internet a exclu les plus vulnérables. Mais les conditions matérielles liées au confinement ne nous permettaient pas de faire autrement», déplore Christian Maggiori. Malgré tout, l’enquête se révèle très informative: la moitié des répondants estime que l’image des seniors a empiré au cours de la crise socio-sanitaire, un tiers craint pour l’avenir des relations intergénérationnelles, et 25% estiment avoir été traités injustement. Un sentiment de discrimination plus marqué chez les 65-70 ans, dont certains sont encore très actifs et à qui le covid est subitement venu rappeler qu’ils appartenaient bel et bien à cette catégorie des «aînés». «Dire ‹les 65 ans et plus›, c’est englober deux générations, rappelle Delphine Roulet Schwab, professeure à l’Institut et Haute École de la Santé La Source à Lausanne – HES-SO et présidente de la plateforme Gerontologie.ch. En plus d’un état de santé généralement meilleur, les personnes de 65-75 ans sont des baby-boomers avec des références culturelles et sociales différentes des personnes de 85 ou 90 ans. En mettant tous les aînés dans le même panier, les mesures préconisées par les autorités ont nié la diversité de la population âgée.»
Fragiles, vulnérables et dépendants, voilà les stéréotypes véhiculés par les autorités et les médias, en appelant sans cesse à protéger les plus âgés, certes principales victimes du coronavirus. Une attitude qui s’apparente à une discrimination: «Il y a clairement eu une réactivation de l’âgisme durant cette crise socio-sanitaire, constate Christian Maggiori. Il faut être vigilant, même de bonnes intentions, ce qui était le cas ici, peuvent avoir des effets discriminatoires.» La pandémie aurait donc mis en lumière un phénomène déjà bien présent dans la société, mais moins visible en temps normal. «La notion d’âgisme est apparue aux États-Unis à la fin des années 1960, rappelle Delphine Roulet Schwab. Plus fréquent que le racisme ou le sexisme, l’âgisme est souvent banalisé et passe inaperçu. En disant ‹les petits vieux›, les gens ne se rendent pas compte du caractère discriminant de leurs propos. Et parfois les seniors eux-mêmes intègrent ces normes et se dévalorisent.»
L’image des personnes âgées dans la société actuelle est ambivalente. D’un côté, il y a celle promue par les publicités du senior qui lutte contre les signes de vieillissement. Et de l’autre, celle des aînés, inactifs et fragiles. «On ne doit plus accepter ces stéréotypes passivement, s’insurge Christian Maggiori. Après 65 ans, 12 à 14% de la population suisse est encore active professionnellement. Le seuil de 65 ans a été établi au milieu du siècle dernier quand il correspondait à l’espérance de vie d’alors!» Pour Delphine Roulet Schwab, mieux vivre avec nos aînés passe par des représentations plus réalistes de la vieillesse et du vieillissement du corps. «Or la société les rejette parce que cela nous rappelle que nous sommes tous mortels. La mort est aujourd’hui vue comme une sorte d’échec. Pendant cette crise, on a voulu protéger à tout prix les personnes âgées, pour éviter de surcharger les hôpitaux. Mais aussi pour démontrer la capacité de notre société à tenir la mort à distance.»
Les chercheurs soulignent tout de même que la crise socio-sanitaire a également suscité des élans de solidarité intergénérationnelle et qu’elle a représenté, pour certaines familles, l’occasion de resserrer les liens. «À l’âge de 40 ans aujourd’hui, ce sont encore plutôt les parents qui aident, relève Delphine Roulet Schwab. Faire des choses pour eux durant cette période a rétabli un certain équilibre.» Au coeur de la crise, le Conseil suisse des aînés a pris la parole pour faire entendre la voix des plus âgés. Un message reçu par les autorités, selon Christian Maggiori: «On sent une réelle ouverture et une volonté de mieux faire. Reste à voir comment cela va se concrétiser dans les faits.»