Des seniors suisses choisissent désormais d’habiter en Afrique. Internet et les vols à bas prix facilitent cette mobilité. Ce projet de vie correspond parfois à une réaction contre la solitude ou la précarité, comme le montre une étude réalisée au Maroc.
TEXTE | Stéphane Herzog
INFOGRAPHIE | Bogsch & Bacco
À l’orée de la retraite, ils et elles, citoyens et citoyennes suisses, ont décidé de franchir la Méditerranée. Leur but: trouver une vie meilleure sur le continent africain. Parmi les destinations courues par ces seniors mobiles figure le Maroc, où étaient installés en 2015 environ 400 suisses âgés de plus de 60 ans. Mais il y a aussi le Sénégal, qui hébergeait en 2016 une cinquantaine de retraités helvétiques de plus de 65 ans. «Dans les faits, un certain nombre de ces migrants conservent une adresse en Suisse et échappent aux statistiques», précise Denise Efionayi-Mäder, directrice adjointe du Forum suisse pour l’étude des migrations et de la population.
Comment cette migration du 3e âge vers le soleil, dirigée vers le sud de l’Europe au tournant des années 2000, a-t-elle pointé vers le Maghreb et l’Afrique subsaharienne? Des pays plus éloignés culturellement et, partant, plus mystérieux, voire moins sécurisants pour des retraités. «Il s’est formé en Suisse un décalage entre l’idéal d’une retraite active et épanouie et la réalité économique de la petite classe moyenne et plus largement des milieux populaires, analyse Claudio Bolzman, professeur honoraire à la Haute école de travail social de Genève – HETS-GE. Ces personnes ont le sentiment que les conditions de ce projet ne seront pas réunies pour elles.» Le sociologue a mené avec son collègue Ibrahima Guissé, spécialiste du Sénégal, une étude1Mobilités Nord-Sud et interculturalité dans un contexte de globalisation: le cas des retraités suisses au Maroc. Ce projet sera publié en 2018. sur ce sujet. Celle-ci s’est finalement focalisée sur le Maroc, pays d’immigration également pour les retraités français, qui y seraient entre 20’000 et 25’000.
Des motivations économiques et affectives
La quinzaine de témoignages recueillis par ces deux chercheurs dénotent chez les retraités suisses partis sur le tard des motivations à la fois économiques et affectives. Divorce, perte de son travail, solitude, dépression: dans la plupart des cas, les trajectoires de ces migrants «par agrément» ont pour origine une rupture, aggravée dans certains cas par des ressources financières trop faibles. «Suite à mon divorce, le juge m’a accordé une pension de 1’000 francs par mois, raconte une romande interviewée dans le cadre de cette étude. Je ne pouvais pas vivre avec en Suisse. J’ai donc pris mon AVS anticipée, soit 1’560 francs par mois, et je suis venue vivre au Maroc.» Joël Goldstein, directeur de Pro Senectute Genève, n’est pas surpris par ce récit. «On le voit bien, aujourd’hui avec l’AVS et un 2e pilier, vivre en Suisse demande une surveillance constante de ses revenus. La désillusion des personnes âgées est importante quant aux promesses des assurances sociales dans lesquelles elles avaient cru.»
Chez les hommes, la possibilité de rencontrer une femme, jeune qui plus est, constitue une motivation récurrente. «Les solitaires vont au Maroc, les couples en Espagne», résume Claudio Bolzman, quit cite au passage la Thaïlande, vue comme un Eldorado par certains hommes âgés (en 2013, ils ont été 230 hommes de plus de 60 ans à émigrer vers ce pays, selon l’Office fédéral de la statistique)2Les destinations privilégiées des rentiers suisses restent la France (25’351) et l’Allemagne (11’996). Quant aux rentiers vivant dans des maisons de retraite en Thaïlande, ils étaient plus de 2500 en 2015.. Le scénario classique pour les retraités migrants est celui d’un voyage en Afrique lors duquel ils ou elles rencontrent un ou une partenaire. Internet joue souvent le rôle de passerelle.
Rente AVS 2016
L’exode des rentiers
Ainsi, ce cadre suisse qui a connu un divorce difficile. «Il a fait connaissance avec une Marocaine sur un site de rencontre avant de lui rendre visite. Le couple a ensuite ouvert un petit hôtel vers Marrakech. Lui vit au Maroc et sa femme travaille en Suisse, ils se croisent», raconte le sociologue. Dans ces unions, les deux sexes trouveraient leur compte. «Le soleil, l’exotisme et la vie en couple pour ces hommes; pour les femmes marocaines, la possibilité de trouver un travail en Europe, de développer un projet économique et peut-être d’accéder à une certaine liberté maritale par rapport à un mariage avec un Marocain», analyse Claudio Bolzman. Les femmes suisses tirent aussi leur épingle du jeu. La Romande citée plus haut aurait dû avoir recours aux prestations complémentaires si elle était restée en Suisse. À Rabat, où elle cohabite avec une femme marocaine, elle vit confortablement. Autre cas: cette Suisse-alémanique séparée de son conjoint qui s’est installée à Marrakech où elle demeure avec un artiste marocain de son âge, toujours selon l’étude genevoise.
Plus au sud, le Sénégal représente la 5e destination préférée des retraités français. Ils sont entre 3000 et 5000 seniors à y résider. Cette nation francophone attire des retraités qui rêvent de ses plages, son soleil, ses mangues et la gentillesse de ses habitants. Ces critères ont été relevés par plusieurs retraités interviewés par Hémisphères via le site Expat.com. Ainsi, cette femme de 74 ans, originaire du canton de Neuchâtel, ancienne réceptionniste dans une compagnie financière, venue avec sa fille et son beau-fils à Saly, station balnéaire située au sud de Dakar. «En Suisse, ma mère prenait des antidépresseurs, écrit sa fille. Elle est beaucoup mieux ici. La vie est bien moins chère et plus tranquille. Il y a moins de stress et les gens sont plus ouverts. Grâce au capital du 2e pilier, nous avons pu construire une petite maison. Cela n’aurait pas été possible au pays. Ma mère apprend gentiment le wolof et les gens aiment beaucoup ses efforts. Tout le monde l’appelle maman. Nous avons plus d’amis sénégalais qu’européens. Depuis notre arrivée en 2010, nous ne sommes rentrés qu’une semaine en Suisse.»
Pour Iwan Vogel, 61 ans, entrepreneur suisse marié avec une femme originaire de Dakar, «la vie au Sénégal possède plein de bénéfices immatériels et matériels», écrit-il. Il cite en vrac: «La gentillesse des gens, des rues pleines d’enfants, la tolérance religieuse, une cuisine saine et une vie très bon marché.» Cerise sur le gâteau, Iwan Vogel se sent intégré, grâce à la famille de sa femme, qui lui apporte beaucoup de connexions sociales.
La qualité de vie prime sur les racines
«Au Sénégal, il est possible de vivre agréablement avec une petite retraite. On peut acheter une villa à partir de 50’000 euros, tout à fait confortable», indique Gérard Révol, retraité grenoblois arrivé au Sénégal en 2012, qui fêtera ses 75 ans les pieds dans la mer. Vivre cette vie-là, choisie, loin des siens, plutôt qu’une autre au pays natal, où l’on devrait subir des conditions en dessous de ses attentes, voire la précarité socio-économique: voilà le rêve poursuivi par ces migrants. «Pour certains, la notion de réalisation personnelle est devenue plus importante que tout le reste et passe même avant les liens familiaux, décrypte Claudio Bolzman. Les retraités veulent rester jeunes et ne se sentent pas comme étant des personnes âgées. C’est la quête d’un nouveau départ dans la vie.» Les interviews de cette recherche montrent d’ailleurs que les enfants de ces migrants ne viennent pas en Afrique leur rendre visite, ou alors rarement. Ils ne considèrent pas le Maroc ou le Sénégal comme faisant partie de leur vie.
Dans les projets des retraités, la recherche de liens sociaux plus solides, plus chaleureux, fait paradoxalement partie des motivations, avec en filigrane un Orient vu comme un lieu de tradition. Le spécialiste genevois des migrations retient que, sur place, les relations avec les autochtones restent le plus souvent superficielles. La vie sociale se déroule d’abord entre expatriés. Un autre aspect du rêve migratoire pour le retraité occidental est celui du changement du statut social. «On devient important vis-à-vis de la population locale.» Pourtant, la vie de ces seniors peut à son tour devenir précaire, en cas de maladie par exemple. Le pays d’origine sera alors visé comme un filet de sécurité.
Par rapport aux migrants ayant rejoint l’Afrique jeunes, qui ont peu ou prou largué les amarres avec la patrie, et envisagent la fin de leur vie dans leur pays d’accueil, les nouveaux aînés conservent un lien continu avec le pays d’origine, relève le sociologue genevois. «Les retraités suisses au Maroc disposent de vols low cost directs vers la Suisse. Ils reçoivent la Revue Suisse et échangent avec leurs proches sur Skype.» Cette couche sociale de condition moyenne formerait ainsi une sorte de nouveau groupe transnational, en phase avec la mondialisation.
Les aléas de l’exil
La vie au Sud pour les Suisses contient quelques parts d’ombre. En voici trois: la première a trait à l’absence de remboursement des frais médicaux. «Nous n’avons pas d’assurance, explique une Suissesse qui a migré avec sa mère retraitée au Sénégal. Heureusement, nous n’avons pas de problèmes de santé graves. Touchons du bois pour que ça continue. On a des économies au cas où.» La deuxième est liée à l’impossibilité, ou du moins à la difficulté, d’ouvrir un compte en banque en Suisse. Cette situation complique le versement des rentes. Enfin, nombre de Suisses éprouvent des difficultés matérielles à voter, ce qui est ressenti comme une injustice.