HEMISPHERES N°14 La force des croyances // www.revuehemispheres.ch

Vertigineuse traçabilité numérique

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Une large majorité de citoyens ne fait pas confiance aux moteurs de recherche et aux réseaux sociaux. Ils ont le sentiment de ne pas maîtriser leurs données virtuelles. Ont-ils raison?

TEXTE | Aude Haenni
PHOTOGRAPHIE | Thierry Parel

Les Européens sont 81 % à partager le sentiment de ne pas maîtriser leurs données personnelles en ligne. Ils ne sont que 24% à faire confiance aux entreprises derrière les moteurs de recherche, les réseaux sociaux et les services de messagerie électronique, selon une étude d’Eurobaromètre. Ces préoccupations sont fréquemment relevées dans la presse, qui, depuis quelques années, publie de nombreux faits divers numériques. «Sur internet, l’anonymat n’existe plus», «Même coupé, le wi-fi sous Android peut suivre le téléphone», ou alors «Facebook condamné pour atteinte à la protection des données» ne sont que quelques-uns des nombreux titres parus à ce sujet. Pour Olivier Glassey, sociologue à l’Université de Lausanne et spécialiste des nouveaux médias, ces faits divers numériques «n’annoncent rien de nouveau, si ce n’est une sensibilité accrue face à la découverte de l’ampleur de la traçabilité». Une traçabilité toujours plus précise et répandue, grâce à l’augmentation de capteurs propres à générer des données. «L’amélioration croissante des connaissances des comportements identifiables permet une exploitation facilitée des données de masse», précise Stéphane Koch, spécialiste en sécurité de l’information et membre du comité scientifique du MAS en Intelligence économique et veille stratégique à la Haute école de gestion de Genève – HEG-GE.

Un monde de données

Notre univers s’est transformé en un monde de données où l’on crée constamment des traces, avec l’utilisation d’internet, des smartphones, des éléments de mobilité, des cartes de crédit, bref, de tous les objets connectés. «Ces traces se prélèvent partout, un peu comme des traces génétiques. La seule différence est qu’on les retrouve sur des supports numériques», note David Billard, professeur à la HEG-GE et chargé de cours à l’Institut de police scientifique à Lausanne. Si une époque de naïveté par rapport à la toile a bel et bien existé, elle est révolue. Aujourd’hui, la société prend de plus en plus conscience de ce qui se trame au-delà des actions, des interactions et des comportements virtuels: à l’affût, des commerciaux, des entreprises et des services de renseignement récoltent des millions d’informations mises gracieusement à leur disposition, entre clics d’acceptation de «Politique d’utilisation des données» et autres «Déclarations de confidentialité».

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«Les traces numériques se prélèvent partout, comme des traces génétiques» Le spécialiste David Billard affirme qu’il est désormais impossible pour un individu de s’extraire de cet univers où tout est connecté.

Cette tribu comprend également quelques bandits malintentionnés. Elle absorbe et analyse le quotidien des internautes, en particulier leurs déplacements et leurs habitudes de consommation. Ces acteurs vont-ils jusqu’à interférer sur les vies de millions de personnes? «Plus on en sait sur vous, plus on peut comprendre comment vous présenter certaines choses, en éliminant une partie de votre capacité à décider», explique Stéphane Koch. «Le véritable enjeu se situe surtout au niveau de l’algorithme, poursuit Olivier Glassey. En générant des traces, on crée une sorte de signature. Du moment que l’on retrouve d’autres utilisateurs qui ont la même signature que vous, les mêmes caractéristiques, on vous regroupe et on vous agrège.» Tel internaute pourrait par exemple se voir proposer une police d’assurance plus chère, car il possède des caractéristiques communes avec des criminels. La liberté de chacun se retrouve désormais limitée par des calculs, basés souvent sur d’obscures formules.

«Il est désormais impossible de s’extraire de cet univers où tout est connecté, où tout le sera encore plus», assure David Billard. De quoi tomber dans la paranoïa et s’isoler dans sa cabane en bois? Les trois spécialistes interrogés se permettent de sourire. Ils s’accordent à affirmer que non. Il faut continuer de profiter de ces valeurs ajoutées qui sont «offertes» par internet, que ce soit pour une gestion du quotidien plus agréable, un gain de temps profitable ou des interactions sociales non négligeables. Mais il faut rester conscient, attentif et vigilant. Il peut être utile de se référer à certains logiciels qui – parmi d’autres fonctionnalités – nettoient et assurent la confidentialité et la sécurité des données, tels que Bleachbit ou Glary Utilities. «La solution réside aussi dans des alternatives, des réseaux sociaux plus éthiques et plus respectueux de ses choix», fait remarquer Olivier Glassey. Le moteur de recherche Qwant ou le réseau social Mastodon représentent deux exemples parmi d’autres qui prônent le respect de la vie privée. «Le numérique n’est pas prédéterminé à une capture sauvage de nos données, s’exclame Olivier Glassey. La situation peut progresser.»

Nouvelle législation européenne

Une nouvelle législation européenne sur la protection des données (Eugdpr.org), approuvée en avril 2016, va d’ailleurs dans cette direction. Prévue pour entrer en vigueur en mai 2018, elle améliorera la sécurité juridique et renforcera la confiance des citoyens et entreprises dans le marché unique du numérique. Elle prévoit un programme affichant un consentement clair et positif au traitement des données, de lourdes amendes pour les entreprises enfreignant les règles, ainsi que le droit à l’oubli. «On devrait notamment pouvoir connaître qui utilise nos données, à quelles fins, pour finalement s’y opposer ou les monétiser», note David Billard. Encore faut-il espérer que la Suisse – à la traîne en matière d’internet des objets et autres big data – s’aligne et réponde aux défis du numérique. Le renforcement du droit à l’oubli prévu par la nouvelle législation laisse néanmoins Stéphane Koch sceptique: «Du moment que les données ont été transmises de prestataire en prestataire, comment peut-on imaginer les effacer?» Les traces numériques pourraient donc bien s’avérer indélébiles.


Une taxonomie des empreintes numériques

L’expert américain de la sécurité informatique Bruce Schneier a élaboré une taxonomie des données relevées sur les réseaux sociaux.

1 Les données fortuites sont les données que d’autres personnes partagent à son propos: une photographie que quelqu’un a prise de soi, un paragraphe à son sujet dans un article ou un blog. On n’a pas créé ces données et on ne les contrôle pas.

10 Les données comporte­mentales sont collectées par les sites que l’on parcourt. Elles enregistrent ce que l’on fait, avec qui, à quelle fréquence, où. À quoi on joue, quel sujet on écrit, les articles qu’on lit.

11 Les données de services sont les informations que vous fournissez à un site pour recevoir un service. Elles incluent par exemple son vrai nom, son âge, ou son numéro de carte de crédit.

100 Les données divulguées se réfèrent à des contenus tels que photographies, messages, commentaires que l’on poste sur un blog, une page web, ou un site que l’on administre.

101 Les données confiées sont celles que l’on poste sur des pages tierces. La différence avec les données divulguées, c’est qu’ici, quelqu’un d’autre peut décider de ce qu’il va faire de ces données.

110 Les données dérivées représentent des données qui nous concernent, mais qui résultent d’autres données. Par exemple, si 80% de nos amis s’auto- identifient comme gays, on est susceptible de l’être aussi.