Christine Pirinoli est Vice-rectrice Recherche et Innovation à la HES-SO. À ce titre, elle est également Vice-présidente de la Délégation recherche et Présidente de la Commission recherche et développement chez swissuniversities, ainsi que Membre du Groupe d’experts dans le domaine de l’intégrité scientifique des Académies suisses des sciences. Elle revient sur les évolutions de la recherche menée dans les hautes écoles spécialisées depuis 25 ans tout en évoquant ses défis.
Propos recueillis par Geneviève Ruiz
La recherche menée au sein des hautes écoles spécialisées a démarré voilà vingt-cinq ans. Que vous inspire cet anniversaire ?
Difficile de répondre simplement à cette question… Ce quart de siècle me paraît à la fois long et court. Court en comparaison avec d’autres institutions tertiaires fondées il y a parfois plusieurs siècles. Long en termes de chemin parcouru : la recherche que nous menons a connu des sauts qualitatifs et quantitatifs remarquables en peu de temps. En 25 ans, elle a réussi le pari de trouver sa place et de développer sa propre identité.
Au début, combien de chercheur·es comptait la HES-SO ?
En 2000, nous employions 86 chercheur·es en équivalent plein-temps (EPT). Il n’y avait alors que les domaines Économie et Services, Ingénierie et Architecture, ainsi que Design. En 2010, après l’intégration de la Santé, du Travail social, des Arts visuels, ainsi que de la Musique et des Arts de la scène, nous comptions déjà 615 EPT. En 2021, ce chiffre s’élevait à 1076 EPT.
Parallèlement, l’attribution de fonds de tiers à des projets de recherche HES-SO est passée de 32,4 millions en 2010 à 69,6 millions en 2021. Parmi ces derniers, 33,8 millions proviennent de mandats de recherche des partenaires professionnels, d’administrations publiques ou de fondations. Le reste vient d’Innosuisse (17,8 millions), du Fonds national suisse (FNS) (8,6 millions), de la Confédération (5,9 millions) et de l’Union européenne (3,5 millions). Ces chiffres impressionnants sont le reflet de transformations organisationnelles et qualitatives qui le sont tout autant.
Dès le départ, cette recherche a été définie comme appliquée et axée sur la pratique…
Il faut faire un détour historique pour comprendre comment a débuté la recherche dans les hautes écoles spécialisées (HES) à la fin des années 1990. Face à la crise économique, à la complexification des professions et aussi à la concurrence des pays européens, on s’est rendu compte qu’on ne disposait pas en Suisse de formations qui comblaient le vide entre le niveau universitaire et celui de l’apprentissage. C’est avec cet objectif que les HES ont été créées, afin de permettre aux titulaires de maturité professionnelle ou spécialisée de poursuivre leur formation dans une haute école spécialisée. Et qui dit haute école, dit recherche. Mais il a fallu distinguer cette recherche de celle déjà menée dans les universités. Dans ce contexte, la recherche HES a été définie comme étant appliquée.
On ne fait donc pas de recherche fondamentale à la HES-SO ?
La distinction rigide entre recherche appliquée et fondamentale telle que prônée il y a 25 ans perd vite de son sens lorsqu’on mène des projets sur des problématiques transversales, ce qui est le cas de certaines de nos équipes. Il existe un continuum entre les pôles fondamentaux et appliqués. Les recherches HES se situent certes plutôt du côté appliqué, dans le sens où leurs sujets émergent de domaines professionnels. Ils sont liés à des problématiques rencontrées sur le terrain. Les questions abordées trouvent un écho auprès des partenaires de l’économie, de l’industrie, des institutions socio-sanitaires, de la culture ou de la société. Elles sont pertinentes au regard de leurs besoins.
L’objectif de cette recherche consiste-t-il à trouver des réponses à des problèmes concrets ?
Oui mais, plus largement, je dirais que son principal objectif est d’être au bénéfice direct de la société. Les connaissances produites doivent profiter à l’ensemble de la collectivité, en mettant l’accent sur la résolution des problèmes. Nous menons une recherche basée sur des méthodologies scientifiques, mais au service des terrains. Cet engagement fort représente une caractéristique essentielle.
Pourriez-vous donner des exemples qui illustrent cet engagement ?
Je peux mentionner deux projets dans le cadre du Programme national de recherche (PNR) Covid-19. L’un analyse l’impact de la pandémie sur la vie des travailleuses domestiques migrantes, alors que l’autre vise à évaluer les réponses des politiques sociales suisses face à la crise du Covid-19, dans l’idée de voir ce qui a fonctionné et ce qui pourrait être amélioré. Le domaine Santé a également lancé un appel à projets interne sur le thème Changements climatiques, environnement et santé, avec l’objectif d’explorer les effets des changements environnementaux sur la santé de la population au sens large.
Une autre caractéristique de la recherche HES est d’être diversifiée…
Effectivement, les disciplines, tout comme les thèmes, sont très variées. Cela tient à nos six domaines (Économie et Service, Ingénierie et Architecture, Santé, Travail social, Design et Arts visuels, Musique et Arts de la scène, ndlr), mais aussi au fait que nos filières de formations réunissent de larges palettes de compétences. Les cursus menant à la profession infirmière font par exemple intervenir des spécialistes en soins infirmiers, bien sûr, mais aussi en santé publique, en psychologie, en anthropologie, en droit de la santé, en pharmacie, etc. Notre recherche jouit donc d’un fort potentiel d’interdisciplinarité et de transdisciplinarité, ainsi que d’une grande variété de méthodologies et de résultats. Il peut s’agir d’innovations technologiques, de prototypes, de pratiques cliniques, de créations artistiques, d’actions transformatrices au sein d’institutions sociales ou encore d’outils de gestion des politiques publiques.
Les projets que nous menons se situent aussi à des échelles variables. D’une part, certaines recherches sont menées au sein de consortiums internationaux, alors que d’autres ne réunissent que quelques chercheur·es et se font parfois sur mandat d’une entreprise ou d’une organisation locale. D’autre part, les sujets peuvent être transversaux ou très pointus. Je pense notamment au projet d’une équipe de spécialistes en santé mentale, de musicologues et d’ingénieur·es qui a conçu un dispositif d’écoute musicale pour les conditions spécifiques des chambres de soins intensifs en psychiatrie. De manière plus globale, le projet Sweet Lantern s’intéresse à la transition énergétique. Son objectif est de développer des solutions pour décarboner notre quotidien. Pour ce faire, il rassemble de nombreux partenaires issus du marché, de la technologie, des collectivités publiques et civiles parallèlement à des disciplines scientifiques variées comme les sciences humaines et sociales, les sciences de l’environnement ou l’ingénierie.
Vous avez évoqué le fait que les thèmes de recherche HES émergent des terrains. Qu’est-ce que cela dit concrètement ?
Il s’agit là encore d’une autre spécificité de la recherche HES : elle se co-construit avec des partenaires de terrain à toutes les étapes, de la définition d’une problématique à l’implémentation des résultats. À ce titre, nous avons été pionniers dans la création de plusieurs living labs en Suisse romande. Dans ces « laboratoires vivants », citoyen·nes, habitant·es, usagères et usagers sont considérés comme des acteurs clés des processus de recherche et d’innovation. Certains se focalisent par exemple sur le vieillissement ou le handicap. Derrière cela, on trouve l’idée d’éviter que les technologies développées ne finissent au fond d’un tiroir. Par exemple, si on a comme objectif de permettre à la population âgée d’utiliser une technologie pour favoriser le maintien à domicile, il paraît essentiel d’échanger directement avec elle : cette technologie correspond-elle à vos besoins, comment allez-vous l’employer, qu’est-ce qui pourrait vous limiter ?
Cela dit, derrière ces méthodologies participatives se trouve un savoir-faire pointu qui ne s’improvise pas du jour au lendemain. Comment réunir les personnes, comment les faire participer ou comment intégrer leurs suggestions représentent des processus complexes. Cela nécessite aussi des réseaux parfois difficiles d’accès, ou qui le sont seulement après des années de collaboration. Ces compétences sont les points forts de nos chercheur·es, ils les ont acquises grâce à leur double parcours académique et pratique. Ils sont ainsi mieux à même de comprendre les besoins, le langage et les enjeux des partenaires professionnels, tout comme de publics spécifiques.
Et ce lien avec le terrain ne s’arrête pas à la fin des projets…
La mise à disposition des résultats pour les partenaires professionnels et, plus largement, pour le public et la société représente encore une autre caractéristique des recherches HES. Nos chercheur·es doivent s’assurer que les connaissances et les technologies produites sont transférées et implémentées dans les terrains professionnels. Nous sommes aussi fortement impliqués dans des processus comme l’innovation ou la science ouverte. Ces tendances générales de la science correspondent complètement à notre ADN. Entre 2019 et 2022, le pourcentage de nos publications en open access est passé de 58,5 à 77,3%. En 2022, plus de 500’000 téléchargements d’articles ont été effectués sur notre plateforme d’archives ouvertes ArODES. Ces faits parlent d’eux-mêmes.
Quels sont les défis futurs à relever ?
Ils sont nombreux ! L’un des principaux est en lien avec la formation de notre propre relève. Comme déjà mentionné, la particularité de nos chercheur·es est leur trajectoire duale réunissant parcours académique et expérience professionnelle. Or nous ne sommes à l’heure actuelle pas habilités à proposer des troisièmes cycles, soit des formations doctorales. Nous avons des accords spécifiques avec des universités qui permettent une codirection de thèse entre un·e professeur·e HES et un·e professeur·e d’université. Dans ce cadre, nous souhaitons renforcer la capacité de nos professeur·es à diriger des thèses afin de former le personnel spécifique dont nous avons besoin.
Un autre défi important se situe au niveau du financement des conditions-cadres de notre recherche. Pour des raisons historiques qui voulaient qu’elle soit toujours menée avec des partenaires, elle était censée être financée par ces derniers. Mais ce n’est pas possible pour toutes les disciplines, ni pour toutes les phases de la recherche, d’autant plus que les exigences en termes d’accessibilité ou de valorisation des résultats ont augmenté, tout comme l’exigence des critères de dépôt de projets. Tout cela a un coût qui ne peut pas être entièrement couvert par des financements externes. De bonnes conditions-cadres sont aussi en lien avec la liberté académique de nos chercheur·es, ainsi qu’avec leur intégrité. Ils ne doivent pas subir de pression à la performance risquant de conduire à des comportements inadéquats le cas échéant. Cette thématique me tient à coeur.
Quels sont les éléments propres à la recherche en HES qui vous touchent personnellement ?
Les valeurs prônées par le système de formation des hautes écoles spécialisées, comme l’ascension sociale ou l’accessibilité aux études, sont fondamentales à mes yeux. Elles laissent les possibilités ouvertes à des parcours atypiques, à des personnes dont le goût pour les études est venu plus tard ou à celles dont l’environnement socio-économique ne permettait pas de continuer après l’école obligatoire. Ces valeurs se retrouvent dans l’engagement de la recherche HES pour la société. Pour cela et pour tous ses atouts, cette recherche mérite d’être menée dans des conditions-cadres adéquates.