Les importations demeurent indispensables pour nourrir la population suisse. Une équipe valaisanne a développé un outil pour que les communes puissent évaluer leur degré d’autosuffisance alimentaire et l’améliorer.
TEXTE | Virginie Jobé-Truffer
Partie d’une bonne idée, une recherche peut aboutir à une grande idée. Serge Imboden, professeur à l’Institut Entrepreneuriat & Management de la HES-SO Valais-Wallis – Haute École de Gestion – HEG, souhaitait mettre sur pied un projet sur l’alimentation et la gestion des déchets. Son adjointe scientifique, Dina Vashdev, a donc réalisé un état de la recherche sur le sujet. « La question de l’autosuffisance alimentaire est alors apparue, se souvient-elle. Simultanément, nous avons reçu un fonds pour un projet avec le pénitencier de Crêtelongue à Granges (VS). Tout s’est ensuite imbriqué. » Le duo a ainsi pu élaborer un «outil d’aide à l’évaluation du niveau d’autosuffisance alimentaire » en étudiant les données d’une prison.
« Cet endroit était parfait pour concevoir un modèle, indique Serge Imboden. Car l’établissement pénitentiaire gère aussi une exploitation agricole. Nous avons eu accès aux données démographiques, de production, de consommation, de gestion des déchets sur plusieurs années. Les résultats obtenus nous ont permis de créer un tableau de bord que nous avons utilisé pour analyser les capacités d’autosuffisance à l’échelle des communes. Il s’agira ensuite de l’expérimenter dans un canton. » Afin d’établir une méthode de calcul, le duo s’est basé sur la pyramide alimentaire et les recommandations nutritionnelles en Suisse. « Nous avons pu examiner la production sur place et la comparer aux besoins des individus, explique Dina Vashdev. C’était intéressant de travailler sur la communauté carcérale plutôt que sur le modèle plus habituel des familles. »
Changer les habitudes alimentaires au quotidien
De là, deux scénarios ont été envisagés, l’un prenant en compte la consommation actuelle, l’autre, plus novateur, une consommation saine. « Si on veut diminuer la dépendance vis-à-vis de l’étranger et augmenter notre autonomie sans étendre ni les surfaces agricoles ni la production, il convient de réfléchir à changer nos habitudes au quotidien, comme consommer local, de saison et moins de viande », note Serge Imboden.
Les premiers résultats ont montré qu’il existait des écarts immenses entre les recommandations des nutritionnistes et les habitudes alimentaires réelles. « L’examen des pratiques agricoles a aussi montré qu’on ne produit pas localement ce que la population consomme, révèle Dina Vashdev. Le manque de diversité m’a surprise. Par exemple en Valais, on produit essentiellement de la viande, du lait et du vin. On exploite donc les ressources pour le marché et non pas en fonction des besoins alimentaires de la population. La production cantonale ne couvre que 26% des besoins des habitant·es, alors que le canton de Vaud atteint 62%. Si les politiques envisagent d’engager des stratégies d’autosuffisance, modifier ce qui est produit représentera toutefois un défi. » Serge Imboden ajoute que le tableau de bord qu’ils ont conçu devrait sensibiliser à ces questions : « Chaque décideur·euse, au niveau d’une commune ou d’un canton, est invité à mettre en place des mesures concrètes pour avancer sur le chemin de l’autosuffisance et réussir à persuader les Suisse·sses de changer leurs habitudes. Il s’agit aussi et surtout de convaincre les agriculteur·trices à réorienter leur production. »
Vers une Suisse plus indépendante ?
L’autonomie alimentaire représente un enjeu majeur en Suisse, car le pays ne peut actuellement pas se passer d’aides extérieures. La Confédération voulait atteindre 50% d’autosuffisance au minimum d’ici à 2050. « Économiquement, c’est intéressant d’arriver à ce chiffre et de le maintenir, car cela offre une plus grande liberté de décision, souligne Serge Imboden. En 2023, la Suisse a déjà atteint cet objectif et l’a même dépassé : elle a en effet produit 56% brut de ses besoins alimentaires (52% net, si on enlève la nourriture destinée aux animaux). Tandis qu’en 2021, elle approchait les 52% brut (45% net).
Cette différence est toutefois en partie due aux conditions climatiques, puisque 2021 était une mauvaise année au niveau des rendements agricoles, précise Serge Imboden : « Le climat fait partie des éléments importants à prendre en compte lors de l’élaboration de stratégies à envisager en matière d’autosuffisance alimentaire, tout comme la croissance de la population. » Le chercheur signale aussi que la Confédération calcule le pourcentage d’autosuffisance alimentaire helvétique par rapport aux besoins actuels et en se basant sur le marché, c’est-à-dire les importations et les exportations. Alors que le projet auquel il participe prend en compte les surfaces cultivables utilisées, leur rendement, ainsi que la taille de la population.
Calculer le taux d’autosuffisance
Concrètement, comment cela fonctionne-t-il ? « Il suffit de choisir une commune dont on connaît les ressources, explique Serge Imboden. Notre outil va ensuite calculer tous ses besoins alimentaires, en légumes, en graisses, en céréales, etc. Chaque catégorie possède également son écobilan. » Les données de la commune sont comparées à ses besoins réels et donnent ainsi son taux d’autosuffisance en deux scénarios : avec l’alimentation actuelle et avec une alimentation plus durable. « Nous pouvons aussi réaliser des simulations, par exemple en augmentant la population, les températures ou la superficie des terrains agricoles, relève le chercheur. Cela permet d’avoir un ordre de grandeur pour prendre des décisions. » À savoir : faut-il accroître la production indigène, diminuer la consommation, remplacer certaines cultures par d’autres ? Ou est-ce une bonne idée de construire un parking sur une parcelle cultivable et bien exposée ? « L’analyse des chiffres sur les déchets alimentaires indique qu’ils représentent en moyenne 39% de la production, remarque encore Dina Vashdev. Si on les restreint, le taux d’autosuffisance progresse aussi sensiblement. » Afin d’améliorer son outil, le duo souhaite, lors d’une prochaine étape, y intégrer également la main-d’œuvre nécessaire à la couverture des besoins.