HEMISPHERES-N°25 Vivre avec les instabilités // www.revuehemispheres.ch

Comment les « queer attitudes » sont devenues l’affaire de tout le monde

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Les fluctuations des identités de genre sont-elles nouvelles ? Un projet de recherche montre que les figures non binaires ou transgenres existaient déjà autrefois. Il entend réparer cet oubli, tout en explorant les chemins qui ont à maintes reprises éloigné les codes vestimentaires de la binarité de genre.

TEXTE | Nic Ulmi

Un jour des années 1970, en farfouillant dans les archives d’une bibliothèque new-yorkaise, Leslie Feinberg 1Leslie Feinberg (1949-2014) est une auteure et militante communiste américaine lesbienne butch transgenre. Son oeuvre a eu une influence importante sur les luttes pour les droits LGBTQIA+. Son roman Stone Butch Blues, publié en 1993, décrit les questionnements et la vie d’une lesbienne dans le contexte de répression violente des années 1950. tombe sur un journal de 1930 dont le titre lui coupe le souffle : « Après sa mort, on découvre que le majordome était une femme ». Pour l’écrivain·x·e – ou du moins pour la ou le protagoniste de son roman Stone Butch Blues, partiellement inspiré de sa propre vie –, c’est un de ces moments inoubliables où la boîte noire du passé s’entrouvre. Celle-ci révèle que les choix qu’on effectue dans le présent ont été incarnés par des figures plus anciennes qui, à leur manière, ont contribué à en construire la possibilité : « À présent, je savais qu’il existait une autre femme dans le monde qui avait pris la même décision difficile que moi. »

Leslie Feinberg, le majordome transgenre et une constellation d’autres figures devenues cultes ou restées anonymes peuplent le projet de recherche Queer attitudes : images subversives et persistance des codes de la binarité féminine/ masculine – XXe-XXIe siècles. Celui-ci explore la place de la présentation visuelle de soi dans la mise en question des rôles de genre. Porteuse du projet à la Haute école d’art et de design – Genève (HEAD – Genève) – HES-SO, Elizabeth Fischer, professeure en design et en théorie de la mode, est spécialisée dans la lecture historique du vêtement à travers le prisme du genre. Sa coéquipière Magali Le Mens, historienne de l’art à l’Université de Rennes 2, est l’auteure d’une thèse sur la présence des personnes intersexes dans l’histoire et sur leurs représentations fantasmées dans l’art et la culture entre le XVIIIe siècle et le début du XXe. Soutenu par le Centre Maurice Chalumeau en sciences des sexualités de l’Université de Genève, Queer attitudes se conclura en 2024 par la rédaction d’un ouvrage collectif et par des événements explorant les manières dont ces territoires non binaires 2L’identification de genre est le processus par lequel s’établit l’identité de genre à laquelle une personne se rattache socialement. Le terme « non binaire » désigne une personne qui ne se reconnaît pas dans les identités de genre « binaires » (c’est-à-dire uniquement féminine ou uniquement masculine) et qui estime n’appartenir à aucun genre ou à plusieurs. Parmi les personnes qui ne se reconnaissent pas dans les identités de genre binaires, il y en a aussi, toutefois, qui ne s’identifient pas au terme « non-binaire ». Les personnes transgenres s’identifient à un autre genre que celui qui leur a été assigné à la naissance. ont été habités, élargis et disputés de la fin du XIXe siècle à nos jours.

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En 1958, le photographe suédois Christer Strömholm entreprend un travail sur les personnes transgenres de la place Blanche à Paris. Dans ce cadre, il adopte leur vie nocturne et parvient à partager leur intimité. Ce projet, achevé dix ans plus tard, produit un reportage d’un nouveau style, alliant le documentaire et le poétique. | © CHRISTER STRÖMHOLM / STRÖMHOLM ESTATE

Le masculin peut cacher le neutre

« On entend parfois un discours selon lequel il y aurait aujourd’hui un phénomène de mode, voire une ‹épidémie› – quel choix de mot horrible ! – d’identifications non binaires ou transgenres, observe Magali Le Mens. L’histoire permet de comprendre à quel point ces réalités étaient fréquentes, sous des contours très différents, dans le passé. » Elizabeth Fischer ajoute : « C’est ce qui pousse les personnes concernées à rechercher des modèles historiques montrant que tout ceci existait déjà autrefois sous une forme cachée. Les personnes interviewées pour ce projet nous disent souvent : ‹On nous traite comme si nous venions d’apparaître, mais nous avons toujours été là. Simplement, vous n’aviez pas les codes, vous ne saviez pas nous lire›. »

Quelles sont ces figures du passé, que faisaient-elles, avec quelles allures ? Les deux chercheures évoquent des personnalités actives entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe, telles que Jane Dieulafoy (1851-1916), archéologue et romancière, ou Marc de Montifaud (1845-1912), écrivain·e et critique d’art : « Deux personnes assignées femmes à l’état civil, qui s’habillaient avec des vêtements considérés comme masculins, qui faisaient des choses auxquelles les femmes n’avaient généralement pas accès à l’époque, qui sont devenues des figures reconnues dans leurs domaines et qui, pour cette raison, avaient la chance de pouvoir circuler comme elles le souhaitaient », note Magali Le Mens. Nuance essentielle : emprunter la garde-robe masculine ne signifie pas vouloir s’habiller comme un homme. « Chez beaucoup de femmes lesbiennes dans les premières décennies du XXe siècle, ce choix vestimentaire exprimait la volonté d’aller vers une allure considérée comme neutre, pour s’éloigner de codes féminins qui les entravaient et dans lesquels elles ne se reconnaissaient pas. »

L’entrave que représente le vêtement féminin est de nature sociale bien plus qu’ergonomique, précise à ce propos Elizabeth Fischer : « On dit aujourd’hui qu’on porte le pantalon parce que c’est pratique, qu’avec lui on peut tout faire. On oublie qu’autrefois les femmes faisaient tout avec leur robe : les paysannes en Valais aidaient à construire les chalets, portaient des charges et allaient à dos de mulet, pendant que des citadines skiaient et patinaient en jupe longue… Il est parfaitement clair que que les codes féminins sont le signe d’une catégorie de personnes ayant moins de pouvoir et moins de place dans l’espace public, qui sont vulnérables et dont on contrôle le corps. »

Un look qui avait du chien

Comment des allures contredisant les normes de genre, affichées par des personnes jugées excentriques et par des groupes minoritaires, se répandent-elles jusqu’à toucher la société dans son ensemble ? « Après les années 1920, où le fait de s’habiller d’une manière perçue comme masculine était assimilé à l’appartenance à la communauté lesbienne, on cesse progressivement de poser cette équation », avance Elizabeth Fischer. De Greta Garbo à Annie Lennox du duo électro-pop Eurythmics, en passant par Katharine Hepburn et Diane Keaton, mais aussi par « des jeunes Londoniennes de la belle société de la nuit qui adoptaient le smoking parce qu’elles trouvaient qu’il avait du chien », note Magali Le Mens, une lignée de stars et de femmes en vue entraînent le devenir mainstream du tailleur-pantalon.

« La violence qui menace toujours les premières personnes habillées de manière hors normes s’estompe lorsque leur allure devient désirable pour des ensembles plus larges de la population », reprend Elizabeth Fischer. Au passage, la provenance de ces looks est oubliée : « C’est un mécanisme courant. Une fois que la majorité commence à intégrer un trait issu d’une minorité, elle se met à en réécrire l’histoire d’origine. » Il en résulte, pour Queer attitudes, une double mission : le projet entend à la fois réparer l’oubli qui frappe les figures pionnières et souligner que les mouvements mettant à distance les normes binaires concernent désormais tout le monde.

La mode « unisexe » est-elle non binaire ?

Les collections « unisexes » déployées par l’industrie vestimentaire depuis les années 1970 et le courant genderless de la mode actuelle marquent-ils l’adoption par le grand public d’allures neutres, androgynes, non binaires ? Ce n’est pas si simple. « De fait, l’unisexe en mode se fonde encore sur le port du pantalon – jupe et robe n’y sont pas intégrées – et se décline selon les codes de la sobriété masculine. Les codes dits féminins n’y sont guère apparents », remarque Elizabeth Fischer. La sobriété en question date du XIXe siècle, lorsque l’habillement masculin abandonne la luxuriance qui le caractérisait : « Dans le système vestimentaire binaire qui se met en place alors en Occident, les hommes sont majoritairement en costume trois pièces sombre, alors que l’ornement, les couleurs, les changements suivant les saisons et selon les modes sont entièrement du côté des femmes. »

Sous ce rapport, les choses sont en train de changer, au moins en partie. Des tentatives ont lieu pour proposer des collections de mode neutres – comme celle créée en 2018 par l’artiste américain·x·e Alok Vaid-Menon – qui intègrent accessoires et vêtements conçus jusque-là comme exclusivement féminins. Des objets tels que le bijou de perles ou le foulard noué sous le menton (ré)apparaissent aujourd’hui pour accessoiriser les tenues masculines. « Sans oublier que depuis les années 1990, certains designers comme Hedi Slimane ou Raf Simons introduisent des pièces telles que des marcels échancrés, qui dévoilent un corps masculin dont la vision idéale est modifiée : moins musclé, plus fluet, plus proche des codes féminins », note Elizabeth Fischer. En parallèle, ajoute Magali Le Mens, « un nombre croissant de personnes assignées masculines affirment ne pas se reconnaître dans le modèle de la masculinité hégémonique, qui a par ailleurs commencé à avoir mauvaise presse ».

Surmonter les biais du design Que conclure ? Voué à visibiliser les figures du passé qui se sont aventurées en dehors de la binarité, attelé à récolter la parole des personnes impliquées aujourd’hui sur ces terrains, queer attitudes entend également avoir une incidence pratique, « liée à la vocation du design en tant que service pour la société », souligne Elizabeth Fischer. Si le projet est ancré dans la filière Design mode de la HEAD – Genève, « c’est parce qu’il y a des retombées concrètes dans ce domaine. Le design de vêtements est basé sur des normes corporelles et sur des codes de genre binaires – il y a la case du masculin et celle du féminin – par rapport auxquels il s’agit d’essayer de penser autrement. » En se faisant plus inclusive, la mode pourrait ainsi « offrir plus d’options permettant de sortir de la binarité, en prenant en compte ce que préconisent les personnes directement impactées ».

Tout cela, sans perdre de vue la diversité déployée au coeur même de « ce qu’on appelle – bien imparfaitement – non-binarité, souligne Magali Le Mens. On peut avoir l’impression que les manières d’être des dissident·x·es de l’apparence tendent à s’unifier. En réalité, il en existe toujours plusieurs : des personnes se vivent comme queer, d’autres pas, certaines détestent le terme ‹non binaire›, d’autres l’endossent. Il existe une énorme pluralité de propositions. »