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Le patrimoine, du monument à la mémoire marchande

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Différents régimes mémoriels se sont succédé depuis le XIXe siècle: le monumentalisme a fait place au patrimoine dès les années 1960. Celui-ci a comme caractéristique de mobiliser l’opinion et d’être 
globalisé. Commencerait-il à s’essouffler?

TEXTE  | Geneviève Ruiz

Notre société est hypernostalgique. C’est du moins l’avis de David Berliner, anthropologue, professeur à l’Université libre de Bruxelles et auteur de Perdre sa culture. «Nous vivons un moment de nostalgie collective fort. Perdre ses traditions, son identité, ses racines… Ces figures sont largement mobilisées de par le monde à l’heure actuelle. Tout ce qui est ancien possède un surplus d’âme. On le voit avec l’engouement pour le patrimoine, mais aussi avec le goût partagé pour des pratiques d’antan dans tous les domaines, de la permaculture à l’accouchement à la maison, en passant par le vintage. Des séries télévisées comme Mad Men11 La série télé­visée américaine Mad Men raconte la vie professionnelle et privée d’un directeur artistique d’une agence publicitaire new-yorkaise dans les années 1960. Diffusée dès 2007, elle dépeint les changements sociaux et moraux qui transforment les états-Unis à cette époque. Mad Men a séduit des millions de téléspectateurs et a reçu de nombreuses critiques positives pour son exactitude historique. nourrissent également cet imaginaire.» Face à la mondialisation, à la dégradation de l’environnement et à la rapidité des changements, on souhaite figer les choses, lutter contre les pertes irréversibles. «Tout cela en dit long sur notre angoisse face au temps qui passe, face à la mort», observe l’anthropologue. Si elle a pris une dimension nouvelle ces dernières décennies, la nostalgie représente un vieux phénomène en Occident. Le besoin de conserver des traces également. Mais cela restait confiné le plus souvent à certaines sphères. C’est durant le XIXe siècle que s’est généralisée l’idée de constituer des listes de monuments. «On n’utilise alors pas encore le terme de ‘patrimoine’, mais celui de ‘monuments’, précise Olivier Lazzarotti, professeur de géographie à l’Université de Picardie Jules Verne. Cette différence lexicale révèle des régimes de mémoire distincts.» La mémoire monumentale est constituée par une élite savante, dans le contexte de la construction des états-nations. Le sol et l’histoire prennent alors une dimension politique. Les monuments, principalement les châteaux et les églises, deviennent l’expression d’une identité patriotique. Cette tendance ira croissant jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.

Du monument au patrimoine

«Après 1945, on assiste à un ‘trou’ de mé­moire, explique Olivier Lazzarotti. Suite à la découverte des camps, on préfère se tourner vers le futur. Le passé ressurgira dans les années 1960, mais sous la forme d’un nouveau régime de mémoire: celui du patrimoine.» à la différence du monumentalisme, la mémoire sera désormais mue par l’opinion publique et mondialisée. Les inondations de Venise (1966) ou le sauvetage des temples égyptiens d’Abou Simbel (1955-1968) représentent les premiers symboles de cette mobilisation internationale.

Avec l’adoption par de nombreux pays de la Convention du patrimoine mondial de l’Unesco (Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture) dès 1972, les enjeux liés au patrimoine prennent une teinte géopolitique. «Ce n’est pas pour rien que les catégories ‘culture’ et ‘nature’ ont été fusionnées, commente Olivier Lazzarotti. En devenant mondiale, la mémoire s’est transformée en lien avec la suprématie des états-Unis. Les symboles de l’ancienneté conçus en Europe ont dû changer de nature. Le seul moyen pour les états-Unis de devenir un centre mémoriel mondial a été de valoriser la grandeur paysagère.» Sous l’égide de l’Unesco, la mémoire patrimoniale devient négociée et élective. Certaines demandes provoquent des tensions, comme lorsque les Etats-Unis et la Chine se sont opposés au classement du dôme de Genbaku à Hiroshima en 1996, sans obtenir gain de cause.

Inflation et émotion patrimoniale

Depuis les années 1970, les spécialistes décrivent un phénomène «d’inflation patrimoniale», en lien avec la multiplication des sites classés, au niveau international ou local. On assiste à l’élargissement des différentes catégories, qui ont peu à peu inclus des sites industriels ou des biens immatériels.

«Le patrimoine possède la propriété particulière de réunir les sensibilités de droite et de gauche, souligne Nathalie Heinich, sociologue et auteure de La Fabrique du patrimoine. De la cathédrale à la petite cuillère. On trouve, d’un côté, les ‘riches’ attachés à la conservation de leurs biens. Et, de l’autre, les militants opposés aux promoteurs immobiliers ou à la construction d’infrastructures.» Les questions de patrimoine sont donc régulièrement récupérées par des politiciens de tout bord. Parallèlement, certains sociologues ont observé l’émergence du phénomène «d’émotion patrimoniale», une manifestation collective en lien avec un objet considéré comme faisant partie d’un héritage commun. «Le statut patrimonial résulte de l’attribution d’une valeur exceptionnelle et d’attachements collectifs, explique Nathalie Heinich. Lorsqu’un tel objet est menacé ou endommagé, toute une communauté peut ressentir de l’indignation ou de la douleur. C’est ce qui s’est passé dans le cas de l’incendie de Notre-Dame. La spécificité des réactions dans ce cas réside dans leur ampleur. Il s’agit en effet d’un objet de tourisme de masse mondial, maintes fois représenté dans des films ou dans des livres.»

Un grand inventaire touristique

Cela dit, tous les objets patrimoniaux ne suscitent pas autant d’émotion. En 2018, l’incendie du Musée national du Brésil  22 Spécialisé en anthropologie, en archéologie, en ethnologie et en histoire naturelle, le Musée national du Brésil, situé à Rio de Janeiro, est aussi un établissement de recherche qui fait partie de l’Université fédérale de Rio de Janeiro. L’incendie du 2 septembre 2018 aurait ravagé 18 millions d’objets et de documents selon les sources officielles. Parmi ceux-ci figuraient le matériel de nombreux chercheurs, des collections entières de paléontologie ou d’anthro­po­logie, dont des enregistrements uniques de langues verna­culaires d’Amérique du Sud.n’a pratiquement généré aucun don et n’a affligé qu’une poignée de spécialistes. Les objets qui provoquent de l’émotion possèdent certaines caractéristiques comme l’ancienneté, la beauté, la technicité ou encore une valeur symbolique.

Mais la plus importante reste le statut de destination de tourisme de masse. «Le tourisme de masse et le patrimoine représentent deux manifestations d’un même régime mémoriel, affirme Olivier Lazzarotti. La liste de l’Unesco n’est rien d’autre qu’un grand inventaire touristique. En 2010, parmi les dix pays qui possédaient le plus de sites, huit étaient également les plus touristiques. Mais, davantage que l’inscription d’un site sur la liste, c’est ce désir de présence physique qui fonde sa légitimité comme lieu de mémoire. On veut ‘être’ dans ces endroits, il faut aller les voir.» De son côté, David Berliner a passé plusieurs années à Luang Prabang au Laos, site classé en 1995 par l’Unesco notamment pour ses temples bouddhistes. Il a pu y observer des tensions résultant de la transformation de cette ville en lieu de mémoire mondial. «Il y a un paradoxe entre le désir de modernisation des habitants et la vision des experts de l’Unesco qui veulent souvent figer le passé. L’afflux de touristes a permis des rentrées économiques. Mais les habitants ne comprennent pas les contraintes imposées. Ils préféreraient repeindre leurs temples avec des couleurs criardes. Ils s’adaptent aux exigences pour des raisons économiques. Ils travaillent en quelque sorte pour fabriquer le scénario que les touristes et les experts occidentaux veulent voir.» La première conséquence du classement de Luang Prabang a été la gentrification: les maisons typiques du centre se sont transformées en hôtels, alors que les habitants sont partis en périphérie. Parmi les autres effets, on peut citer les tensions politiques, une relecture de l’histoire, ou encore l’amplification de la prostitution. «Ces phénomènes résultent de ‘l‘unescoïsation’ d’un lieu. On peut les observer partout, indique David Berliner. La reconnaissance de la singularité d’un site constitue la plupart du temps un puissant moteur de sa globalisation.»

Le patrimoine, notion déjà dépassée?

De façon générale, l’anthropologue observe que la philosophie patrimoniale, qui consiste à lutter contre la perte et à conserver les choses à l’identique, fait que les traditions continuent à évoluer en marge de leurs représentations officielles. «Avec leur inscription sur une liste, certains rituels, qui comprenaient des jurons ou des propos obscènes, sont lissés de manière à être ‘présentables’. Les personnes concernées font alors la différence entre les ‘vraies pratiques’ et celles destinées aux touristes.» Pour Olivier Lazzarotti, le patrimoine et les classements tels qu’opérés par l’Unesco appartiendraient déjà à un régime de mémoire dépassé. Les formes mémorielles les plus puissantes sont désormais basées sur une logique capitaliste. Le passé est devenu la seule chose impossible à délocaliser dans une économie globalisée. Du coup, les sites comme la tour Eiffel ou le Machu Picchu se transforment en rentes de monopole. Le géographe observe surtout l’émergence de lieux mémoriels aux structures identiques de par le monde: «De South Bank à Londres à la rue Champlain à Québec, en passant par Xintiandi à Shanghai, on observe un nouvel urbanisme qui mêle architecture ancienne et moderne, musées populaires, restaurants et boutiques vendant des marchandises à la couleur locale, mais issues de productions mondialisées. Le succès de ces lieux qui utilisent des éléments de mémoire dans une logique marchande réside dans le fait qu’on y trouve tout de suite ses repères, que l’on soit touriste ou local. Je les appelle les nouvelles ‘mémoires-monde’.»


«Il faut des monuments aux cités de l’homme ; autrement où serait la différence entre la ville et la fourmilière?» Victor Hugo

Définitions

Emotion patrimoniale

L’anthropologue Daniel Fabre (1947-2016) a été le premier à utiliser le concept d’émotion patrimoniale, qui décrit les mobilisations populaires en faveur d’un patrimoine menacé. L’émotion positive que suscitent l’ancienneté, la beauté ou la charge symbolique d’un objet du patrimoine collectif peut se transformer en colère ou en tristesse lorsqu’il est menacé ou endommagé.

Héritage

L’héritage regroupe tout ce que l’on tient de ses prédécesseurs. Le terme est employé dans plusieurs domaines, notamment en droit: dans ce cas, il désigne un bien acquis ou transmis par voie de succession. En biologie, l’héritage concerne la transmission du phénotype d’un organisme à sa descendance.

Mémoire

En lien avec le patrimoine, la mémoire désigne l’ensemble des faits passés qui restent dans le souvenir d’un groupe. Les lieux de mémoire peuvent prendre la forme d’un monument, d’un musée ou d’une statue: leur but est de commémorer un événement, une identité, un savoir, un personnage, une tradition, etc.

Nostalgie

Tristesse ou regret liés à un éloignement géographique ou temporel, le sentiment nostalgique est souvent en lien avec la pré­servation du patrimoine.

Patrimoine

Du latin patrimonium, héritage du père, le patrimoine désigne un bien que l’on tient par héritage de ses ascendants. Ce bien peut être matériel ou immatériel, propriété privée ou bien commun d’une communauté ou d’une nation. L’Unesco définit le patrimoine comme «l’héritage du passé dont nous profitons aujourd’hui et que nous transmettons aux générations à venir».

Unescoïsation

Ce néologisme inventé par l’anthropologue David Berliner décrit les effets secondaires observés dans un lieu après son inscription sur la liste de l’Unesco: tourisme de masse, gentrification, enrichissement économique, rivalités politiques et relecture de l’histoire.


Comment le patrimoine s’épanouit à la télévision

Un chercheur a visionné des centaines d’émissions consacrées au patrimoine. Il a pu observer du conservatisme et des clichés.

En regardant des centaines d’émissions consacrées au patrimoine sur les chaînes de télévision françaises depuis 1952, Thibault Le Hégarat n’a pas constaté de grande évolution. Ce travail, effectué dans le cadre de sa thèse, lui a permis d’observer que, malgré les transformations de la société, les changements de génération de producteurs, les angles et les sujets restaient les mêmes, tout comme les manières de filmer. «On parle d’un pays riche de son passé, de beaux monuments, on valorise la ruralité… Bref, on est dans le cliché et dans la critique de la modernité. Depuis le début, un village est filmé de la même façon: le premier plan le montre de loin dans un paysage rural et le second dévoile son clocher. Tout élément de modernité, comme un rond-point ou un supermarché, est gommé.»

L’historien a constaté l’omniprésence du patrimoine à la télévision, qui colonise toutes sortes d’émissions et de thématiques, allant du sport aux jeux, en passant par les programmes pour enfants. Il a également analysé des magazines spécifiquement consacrés au patrimoine, comme Des Racines et des ailes, dont le succès ne faiblit pas depuis 1997. «La spécificité de cette formule réside dans le choix de sujets classiques, qui fonctionnent. On a chaque année une émission sur Versailles. Les épisodes sont construits avec des interlocuteurs qui humanisent le patrimoine.»

De façon générale, Thibault Le Hégarat se montre critique sur la manière de présenter le patrimoine à la télévision: «On parle d’un passé fantasmé, on glorifie l’histoire de la France et ses racines chrétiennes. Il s’agit d’un discours conservateur, fermé, qui ne valorise pas la diversité.»

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