Entre perte d’autorité et exigences de performance, le rôle des parents s’est complexifié ces dernières décennies. Chaque famille tente de construire son propre cadre, plus ou moins efficace selon l’environnement et les ressources disponibles.

TEXTE | Geneviève Ruiz

Cela a débuté à la fin des années 1990: dès qu’une actualité violente concerne les jeunes, on trouve un politicien ou un média pour parler de «démission parentale». Cette expression galvaudée, qui prône un retour à une sorte d’âge d’or de l’autorité parentale, ne correspond pourtant pas à la réalité actuelle: la plupart des parents s’investissent dans l’éducation de leur progéniture comme ils ne l’avaient encore jamais fait au cours de l’histoire.

Depuis deux ou trois décennies, le couple parental se voit davantage conçu au service de l’enfant et de son épanouissement physique, intellectuel et émotionnel. Ce n’est plus l’institution du mariage qui donne sens à la famille avec enfants, mais bien le développement des potentialités de ces derniers1Depuis 2014, en cas de divorce, le principe de l’autorité parentale conjointe s’est imposé en Suisse. Avec l’ancien droit, l’autorité parentale n’était accordée qu’à l’un des parents. Derrière ce changement législatif se trouve l’idée que le bien de l’enfant doit avoir une place centrale et que l’état civil de ses parents ne doit pas lui porter préjudice.. Si ces évolutions sont récentes et inscrites depuis peu dans les lois de la majorité des pays occidentaux, elles sont le résultat d’un long processus historique dont le point de départ se situe à la fin du XVIIIe siècle. La Révolution française permet notamment de l’illustrer: «La prise de la Bastille le 14 juillet 1789 symbolise la remise en question du pouvoir arbitraire des pères qui sévissait jusqu’alors, raconte François de Singly, professeur de sociologie à l’Université Paris Descartes, spécialiste de la famille, du couple, de l’éducation et de l’enfance. Il s’agissait en effet d’une prison dans laquelle étaient emprisonnés les enfants qui désobéissaient à leur père. La Révolution en a également fini avec le droit des pères de déshériter certains de leurs enfants. Ces grands bouleversements ont amorcé le déclin de l’autorité paternelle.»

Lorsque l’enfant paraît

L’histoire de ce déclin va de pair avec l’avènement de la modernité. Les effets conjugués de la révolution industrielle, de l’urbanisation, de la scolarisation ou encore de l’accès des femmes à l’éducation et au salariat vont transformer les statuts au sein des familles. Mais jusque dans les années 1960, l’autorité du père et du couple conjugal – dans lequel l’autorité de la mère est subordonnée à celle du père – reste le modèle dominant. Le grand tournant arrivera avec le changement de regard porté sur l’enfant. «Les années 1960 et 70 marquent le déclin de l’obéissance comme valeur suprême exigée de l’enfant, poursuit François de Singly. Chaque enfant devient unique, on prête attention à sa parole, à sa personnalité. C’est l’époque de Lorsque l’enfant paraît de Françoise Dolto, qui reste un best-seller encore aujourd’hui.»

Ce mouvement en faveur de l’enfant ne cessera de prendre de l’ampleur, conjointement à l’affirmation de ses droits. La notion de chef de famille disparaît peu à peu, remplacée par l’idéologie selon laquelle les parents sont désormais responsables de la création des conditions d’épanouissement de leur enfant. Pour que l’enfant réussisse sa vie, il doit devenir lui-même et s’autonomiser. «Depuis le tournant du XXe siècle, les mères, en particulier, s’impliquent massivement dans l’éducation, explique le sociologue Pascal Gaberel, professeur à la Haute école de travail social et de la santé | EESP | Lausanne – HES-SO. Auparavant, celle-ci était davantage confiée à des domestiques. Mais ceux-ci ne sont plus jugés assez compétents pour s’occuper de cette tâche devenue capitale.»

La fin des relations familiales verticales

Dans ce contexte, par quoi a été remplacée l’autorité naguère incontestée du père? Juridiquement, elle est désormais dite «parentale» et indépendante du couple marié. L’enfant étant devenu un individu à part entière, il se situe moins dans une hiérarchie avec ses parents. Il est un partenaire de discussion dans une relation plus égalitaire et horizontale. «Le mot d’ordre général est devenu l’innovation, observe François de Singly. L’enfant obéissant n’est plus celui qui réussira le mieux dans la vie. Il doit être davantage créateur et créatif. Cela implique de nouvelles formes d’autorité que l’on ne sait pas bien nommer. De façon générale, les parents privilégient la discussion et la négociation à l’imposition de règles par la force.»

Le sociologue note toutefois que cela ne signifie pas la fin de l’emprise des parents sur les enfants. Car il existe certains domaines où les règles ne se discutent pas dans la plupart des familles, comme l’heure du coucher ou la réussite scolaire. Cela ne signifie pas que les parents vont imposer les choses par la force ou la violence. Mais, si on prend le cas de l’école, ils vont tout faire pour intéresser leur enfant très tôt à la lecture ou veiller à ce qu’il ait des fréquentations venant du même milieu que lui. Les choses se feront ainsi «naturellement», sans marque d’autorité apparente. «Il y a ce paradoxe entre une liberté concédée à l’enfant et l’imposition de contraintes importantes liées aux performances scolaires», souligne François de Singly.

Une autorité construite au cas par cas

Dans le cadre de ses recherches sur la famille, Pascal Gaberel a identifié 13 tâches éducatives parentales, allant des devoirs à la visite chez le dentiste. «Sur les 13, 12 étaient l’apanage quasi exclusif des mères. La seule qui était partagée systématiquement avec les pères était l’autorité.» Et sur quoi est désormais basée cette autorité? «On peut être un parent biologique, légal et social, répond le sociologue. L’autorité d’un adulte qui détient les trois rôles est en principe perçue comme légitime par l’enfant. Mais ces rôles ne coïncident plus toujours, en raison des techniques de procréation ou de la tendance que l’on nomme «familles recomposées». Les enfants se réfèrent vite à la loi face à un beau-père qui souhaite s’imposer.» L’adjectif «social» se rapporte, quant à lui, à la présence du parent et à la qualité de sa relation avec l’enfant. Ce dernier n’hésitera pas à disqualifier l’adulte trop autoritaire ou absent en lui disant «tu n’es pas le père que j’aurais voulu avoir».

On l’aura compris: être un parent bio­logique ne suffit plus à asseoir son autorité si l’on ne soigne pas ses relations affectives avec l’enfant. Les parents ne sont plus les représentants de la loi et de la société face à leurs enfants. Leur autorité n’a plus d’assise extérieure, elle se construit dans la sphère privée, au cas par cas. à chacun d’inventer un modèle, de fixer un cadre, sans l’imposer trop brusquement. «Les parents se retrouvent face à un idéal complexe à réaliser, analyse Pascal Gaberel. Ils doivent faire en sorte de développer le potentiel de leur enfant, tout en inventant un cadre qui leur permette quand même de contrôler son comportement. Ils ne sont pas tous armés pour cela.» Le sociologue se réfère ainsi aux différents capitaux sociaux, économiques et culturels des individus, qui leur permettent de faire face avec plus ou moins d’aisance aux défis éducatifs actuels. Les inégalités socio-économiques ne permettent pas à tous les parents de fixer un cadre à leurs enfants et exercer leur autorité sur eux: «Selon les ressources et l’environnement à la disposition des parents, cela peut relever de la mission impossible.»

La cuisine représente un lieu de vie qui concentre les émotions, tensions et rituels familiaux. La photographe canadienne Dona Schwartz y a capté le processus complexe de recomposition de deux familles distinctes, lorsqu’elle a emménagé avec ses trois enfants adolescents pour vivre dans une maison avec son nouveau compagnon, également père de trois adolescents.


Les nouvelles technologies permettent aussi de contrôler les jeunes

Les familles sont débordées par les adolescents face aux écrans et doivent dépenser une énergie folle pour réguler leurs pratiques numériques. Une difficulté supplémentaire réside dans le fait que les réseaux sociaux ou les jeux virtuels sont conçus pour être addictifs22 Des psychologues, neuroscientifiques ou experts en sciences sociales participent à la conception des produits virtuels, afin de les rendre capables de capter l’attention des jeunes. Le résultat est appelé «technologies séductives» (ou persuasive design en anglais): ces environnements numériques donnent l’illusion à leurs utilisateurs de satisfaire leurs pulsions fondamentales mieux que le monde réel et deviennent ainsi très addictifs.. Claire Balleys, sociologue spécialiste des usages numériques des jeunes et ancienne professeure à la HETS Genève – HES-SO, est d’accord avec tout cela, mais elle y apporte des nuances. «Tout d’abord, ce genre de discours existait déjà dans les années 1970, 1980 et 1990, notamment en lien avec le téléphone ou la télévision. Et puis, lors de mes enquêtes, je constate que les parents sont souvent de gros consommateurs d’écrans, parfois même davantage que les adolescents. Ils peuvent se montrer plus laxistes face à leur propre consommation. Mais il existe une hiérarchie des usages, certains étant considérés comme plus légitimes que d’autres aux yeux des adultes.» Impossible de reprocher à un père de consulter ses e-mails professionnels à tout bout de champ, ou à une mère d’organiser les activités familiales du week-end sur son groupe d’amis WhatsApp (eh oui, selon la sociologue, les comportements virtuels seraient très genrés). «De façon générale, les parents ont tendance à dénigrer les activités des adolescents sur internet, alors qu’il s’agit le plus souvent de discussions et d’échanges de vidéos qui correspondent aux intérêts de leur âge.»

Surtout, la sociologue constate que certains parents utilisent les nouvelles technologies dans le but d’exercer une forme inédite de contrôle sur la vie des adolescents. «Lorsqu’on offre son premier smartphone à un jeune, on justifie cet acte en affirmant que ‹c’est pour sa sécurité›». Ces parents utilisent par exemple des applications de géolocalisation qui leur permettent à tout moment de savoir où se trouve leur enfant, avec qui il est, voire de quoi il parle. Il s’agit d’une intrusion dans l’intimité du jeune qui peut porter préjudice à son développement social et identitaire. Celui-ci a en effet besoin que ses parents lui accordent leur confiance pour bien grandir.» Le jeune doit aussi être en mesure d’explorer le monde seul et de se créer un espace en dehors de toute autorité familiale. «En raison de craintes pour sa sécurité, certains parents préfèrent que leur enfant surfe dans sa chambre plutôt qu’il sorte dans la rue. Internet reste alors le seul endroit où ces jeunes peuvent sortir du cocon familial. Leur téléphone devient un petit musée du soi, il contient toute leur vie. Les parents s’arrogent ensuite le droit de surveiller leurs activités médiatisées ou de prendre leur téléphone à tout moment pour le passer en revue.»

Claire Balleys ne nie pas l’existence de violence ou de harcèlement sur internet. Mais elle affirme que ces cas extrêmes restent minoritaires et ne justifient pas une surveillance constante de la part des parents. «Le risque de créer chez l’enfant une difficulté à acquérir son autonomie devrait également être pris en compte.»