En partant de l’exemple genevois, un chercheur a analysé comment les sons nocturnes ont peu à peu été perçus comme de la pollution sonore, avant de faire l’objet d’une campagne de santé publique.
TEXTE | Aurélie Toninato
La pollution sonore a un impact spécifique la nuit. En ville, elle est notamment alimentée par des activités festives et leur lot de productions sonores. Elles ont ceci de particulier qu’elles se heurtent à une intolérance qui trouve une légitimité dans des arguments de santé publique. Tour à tour synonyme d’attractivité et de nuisances, le bruit des activités socio-culturelles nocturne est ainsi devenu un enjeu économique et politique. Le géographe Raphaël Pieroni, adjoint scientifique à la Haute école d’art et de design – Genève (HEAD – Genève) – HES-SO et au Centre interdisciplinaire pour la transition des villes et des territoires (CITÉ), où il est responsable du volet pédagogique du programme Quartiers en chantier, a consacré une thèse aux problématiques liées aux bruits et sur les politiques urbaines de la nuit, en partant de l’exemple genevois.
Pour saisir l’évolution de ces enjeux, un retour historique s’impose : les villes du XXe siècle baignaient dans le vacarme des industries. Ces dernières années, bien que ces activités aient été repoussées hors des centres, la problématique du bruit a pris beaucoup d’ampleur. Comment expliquer ce paradoxe ? De nouvelles nuisances sonores et un ensemble de raisons d’ordre social ont participé au phénomène. « Plusieurs facteurs ont contribué à augmenter le volume sonore des nuits, avance Raphaël Pieroni. La prolifération des lieux de boissons, l’interdiction de fumer à l’intérieur des établissements publics, des terrasses ouvertes à l’année, le réchauffement climatique qui permet de rester dehors plus longtemps ou encore le confinement, durant lequel des espaces publics extérieurs ont acquis – puis conservé – une fonction sociale. »
À cela s’ajoute, dans plusieurs agglomérations suisses, une concentration des lieux de vie nocturne au pied d’habitations dans des quartiers populaires, où le prix du foncier est plus abordable. « Tout cela engendre du bruit à l’année dans la rue, qui s’immisce dans les logements, note Raphaël Pieroni. L’espace domestique, surtout quand il est mal isolé, est parasité en continu par l’espace public. L’exposition aux nuisances reflète les inégalités sociales. »
Un environnement sain défini par la qualité du sommeil
Ce n’est pas seulement le volume du bruit nocturne qui dérange, c’est aussi sa typologie particulière : « Au contraire des sons occasionnés par les sirènes des secours, les pics de bruit causés par les usager·ères des établissements nocturnes – cris, bouteilles brisées, etc. – ne bénéficient d’aucune légitimité institutionnelle. Cela les rend d’autant moins supportables. » Dans bien des cas, ajoute le chercheur, c’est moins le bruit pour lui-même qui dérange que les pratiques nocturnes qu’il suppose. Autre facteur alimentant l’intolérance : l’attention croissante portée à un environnement sain, qu’on ne définit plus seulement par le confort et moins de pollution, mais aussi par la qualité du sommeil. Raphaël Pieroni précise que la théorisation et la thématisation de l’impact des nuisances sonores 1Le rapport « Pollution sonore en Suisse » (OFEV, 2015) avance que le bruit provoque des hormones de stress, qu’il peut perturber le sommeil, voir causer des accidents cardiovasculaires et des lésions auditives en cas de niveaux élevés. Un lien a aussi été démontré entre le bruit des transports et le diabète ou la dépression. Des études ont révélé que les élèves du primaire apprenaient à lire plus lentement lorsque leur école était située dans une zone bruyante. sur l’organisme, dès les années 1990 et 2000, ont contribué à faire du bruit un sujet de débat public. Dès lors, l’atteinte au sommeil est devenue une atteinte à la santé, et indirectement à la vie professionnelle. Ces arguments ont progressivement été utilisés comme éléments de justification pour légitimer l’intolérance et pour exiger des actions des autorités.
Le compromis paradoxal entre besoin de silence et activités sonores
Pour ces dernières, c’est la quadrature du cercle : comment conserver une ville dynamique et attractive tout en garantissant la tranquillité publique ? À l’image d’autres villes en Suisse et dans le monde, Genève a dû empoigner ce problème, rapporte Raphaël Pieroni : « C’était en 2010, après que ses politiques répressives vis-à-vis des lieux de culture alternative (lire Le paradoxe des squats dans Hémisphères 27, ndlr) ont eu pour effet de disperser le bruit et de généraliser l’usage de la rue comme lieu de sociabilité. »
Face à l’avalanche de plaintes de riverain·es, les acteurs culturels, sanitaires et politiques se sont réunis pour construire une politique publique sur la gestion de la nuit. La réponse finale a surtout été normative. « On a contraint le tissu associatif et alternatif à un cadre légal et moral plus sévère qui, couplé à l’ouverture de lieux culturels, a contribué à une certaine pacification de la question du bruit, observe le chercheur. D’autres villes ont opté pour des approches similaires : Bienne a par exemple agi en avançant l’heure d’ouverture des boîtes de nuit afin de coïncider avec la fermeture des bars et éviter que les noctambules ne s’installent dans les rues. » Aujourd’hui, Raphaël Pieroni a l’impression que la problématique s’est un peu estompée : « Mais elle est cyclique. Elle reviendra probablement sur le tapis prochainement. »