HEMISPHERES 26 Il faut arreter de definir la pauvrete de facon desincarnee teaser

« Il faut arrêter de définir la pauvreté de façon désincarnée »

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Deux projets sur la pauvreté montrent l’intérêt de l’approche participative pour la combattre. Ils aspirent à modifier la culture institutionnelle en intégrant la perspective des individus directement concernés.

TEXTE | Andrée-Marie Dussault

À sa naissance, Alain Meylan a été enlevé à sa mère et placé dans un orphelinat, avant d’être transféré dans une ferme. Là, il a été un enfant-esclave 1En Suisse, jusqu’en 1981, quelque 100’000 enfants ont subi des mesures de coercition à des fins d’assistance. Beaucoup d’entre eux ont été victimes d’atteintes graves à leur intégrité physique, psychique, sexuelle ou à leur développement mental. Ils ont notamment été placés de force dans des fermes où ils ont été exploités et gravement maltraités., comme d’autres mineur·es de sa génération postés dans des exploitations agricoles. « Cette recherche m’a permis de me réconcilier avec la Suisse et ses institutions dont j’avais une mauvaise image à cause de mon vécu », confie le résident d’Orbe, aujourd’hui âgé de 67 ans. Il souligne que « demander pardon est insignifiant si rien ne change. J’espère que ce projet servira pour que l’histoire ne se répète pas. » Cette recherche ? Elle fait partie du projet Pauvreté – Identité – Société, mené par l’antenne suisse du mouvement international Agir Tous pour la Dignité (ATD) Quart Monde. Et elle fait notamment suite aux excuses présentées en 2013 par la conseillère fédérale Simonetta Sommaruga aux victimes – comme Alain Meylan – des internements administratifs abusifs perpétrés jusqu’en 1981. Dans ce cadre, des personnes en situation de pauvreté – dont la moitié, en première ou deuxième génération, a un lien avec les mesures de coercition à des fins d’assistance d’avant 1981 – ont été amenées à travailler avec des professionnel·les et des scientifiques dans le but de mieux comprendre la relation entre pauvreté, institutions et société. « L’idée était de voir quels rapports se créent entre les institutions et les personnes touchées par la pauvreté, et comment faire pour empêcher que des abus systématiques et institutionnalisés ne se reproduisent », expliquent Caroline Reynaud et Sophie Guerry, chercheures à la Haute école de travail social Fribourg – HETS-FR – HES-SO.

Alors qu’elle mène des recherches-actions sur la prévention du sida à Paris, la sociologue Anne Coppel participera à la création du Bus des Femmes en 1990, une initiative pionnière émanant d’une action collective de prostitué·es. Il s’agit d’une association au conseil d’administration paritaire (prostitué·es et non-prostitué·es), dont la mission consiste à travailler avec et pour les prostitué·es autour de la prévention de l’infection du VIH, des hépatites et des maladies sexuellement transmissibles. | © Michel Leconte et Archives personnelles d’Anne Coppel

Dialogue entre les savoirs

Pour mener à bien ce projet, la méthode de croisement des savoirs, développée il y a de nombreuses années par ATD, a été employée. Son objectif consiste à créer les conditions permettant le dialogue entre trois types de savoirs – scientifique, professionnel et expérientiel – en les plaçant au même niveau. « Cette méthode permet d’entendre toutes les voix de façon égale, ce dont nous n’avons pas l’habitude dans notre société où le savoir théorique est hautement valorisé au détriment notamment du savoir issu du vécu, détaille Sophie Guerry. Cette expérience nous a beaucoup appris, elle nous a bousculées en tant que chercheures. Cela nous a forcées à changer de posture. » Les résultats ont impressionné les chercheures dans la mesure où ils ont démontré qu’ »il existe encore une grande violence institutionnelle 2Le psychiatre Stanislaw Tomkiewicz (1925-2003) définit la violence institutionnelle comme « toute violence commise dans ou par une institution, ou toute absence d’action, qui cause à l’enfant une souffrance physique ou psychologique inutile et  /ou qui entrave son évolution ultérieure ». exercée sur les personnes qui sont affectées par la pauvreté de génération en génération ». Ce qui ressort, c’est la nécessité d’intégrer des personnes concernées dans le fonctionnement et les instances décisionnelles des institutions (protection de l’enfance, services sociaux, institutions de formation…) pour améliorer les prestations. « Il est important d’arrêter de définir la pauvreté et les moyens de la réduire de façon désincarnée, sans tenir compte du point de vue des personnes directement touchées », soutient Caroline Reynaud. Elle reconnaît néanmoins que cela reste difficile. Elle cite l’exemple du responsable d’un service social intéressé par une telle approche, mais qui admettait ne pas savoir comment s’y prendre. « Nous constatons un besoin de formation de tous les actrices et acteurs pour aller dans cette direction. La participation nécessitant des ressources, il faut également une volonté hiérarchique et politique d’aller dans ce sens. »

Au terme de l’expérience, les représentant·es des trois savoirs ont coécrit un rapport présentant les principaux résultats : les enseignements tirés de la recherche ainsi que des pistes pour remédier à la violence. « Cela n’a pas été un exercice facile, rapporte Sophie Guerry. Par exemple, le groupe des scientifiques souhaitait parfois plus de nuances, alors que les personnes concernées trouvaient que le message perdait ainsi de sa force… ». La chercheure précise que les participant·es ont travaillé avec une logique de consentement et non pas de consensus. « Nous avons cherché un compromis avec lequel tout le monde pouvait vivre. »

Comprendre les problèmes en sollicitant l’avis des personnes concernées

Parallèlement, les deux chercheures ont été mandatées par l’Association romande et tessinoise des institutions d’action sociale (Artias) pour évaluer un projet pilote qui a permis à 60 bénéficiaires de l’aide sociale romands de donner leur avis sur le système d’aide sociale et de faire des propositions d’amélioration. « Le projet de l’Artias est parti du fait qu’un certain nombre de personnes au bénéfice de cette prestation y restent pendant des années, alors qu’elle est prévue pour être temporaire, explique Caroline Reynaud. L’association a souhaité comprendre quel était le problème en sollicitant l’avis des personnes directement concernées, plutôt que de réfléchir à partir du seul point de vue des politiques ou des professionnel·les. »

Divisés en quatre groupes, les participant·es ont travaillé pendant plusieurs mois avec des équipes d’animation formées à l’approche participative. « Pour la grande majorité des participant·es, l’expérience s’est révélée valorisante, notamment grâce à la reconnaissance de leur parole et de leur expertise par rapport à leur situation », poursuit Caroline Reynaud. Les personnes au bénéfice d’une aide financière sont souvent fortement stigmatisées et isolées, fait valoir Sophie Guerry. Se retrouver avec d’autres qui vivent la même situation a été positif : « Le projet a permis de tisser un réseau et des liens forts, et même de créer deux associations de défense des droits des personnes concernées par la pauvreté », rapporte la chercheure.

Pascal Olivier Robert, ex-bénéficiaire de l’aide sociale dans le canton de Neuchâtel, témoigne que « cela a été une belle expérience, très riche. Parfois, à l’assistance, on a l’impression de ne pas exister ! Découvrir qu’on partage un vécu semblable avec des gens de divers horizons a représenté pour moi une sorte de révélation. » Parmi les propositions avancées par les groupes de personnes concernées, on trouve la création de permanences dans lesquelles les bénéficiaires seraient impliqués. Elles serviraient notamment « à prévenir les ennuis lors de réductions de revenus, à accompagner les personnes qui vivent mal ces baisses, à échanger et maintenir un regard bienveillant, ou encore à utiliser la force collective ». Une autre suggestion consistait à maintenir un accompagnement social durant les mois qui suivent la sortie de l’aide sociale.

Les chercheures considèrent que ce projet pilote a permis de montrer l’intérêt et la faisabilité d’un dispositif participatif dans le champ de l’aide sociale. Elles relèvent aussi qu’il a déjà contribué à promouvoir l’approche participative en stimulant la mise sur pied de projets dans différents cantons. Si son évaluation a montré des effets positifs sur les participant·es, elle a aussi révélé que l’objectif qui visait à améliorer les pratiques dans les services sociaux a été atteint de façon limitée. « Il y a eu quelques prises de conscience et des améliorations dans les rapports entre professionnel·les et bénéficiaires, affirme Sophie Guerry. Mais globalement, au moment de l’évaluation, les pratiques et les modes de fonctionnement des services sociaux avaient été peu modifiés. Ce type de changement prend du temps. Mais la littérature confirme que les projets participatifs ont encore de la peine à avoir des effets sur les décisions institutionnelles et politiques. » Pour un impact plus grand à ce niveau, les chercheures suggèrent qu’il aurait peut-être fallu poursuivre le travail avec des groupes mixtes, incluant bénéficiaires, professionnel·les et décideuses ou décideurs, afin que toutes les parties se sentent concernées. Elles concluent : « Pour dépasser une participation alibi, la culture institutionnelle et les postures professionnelles demandent à être révisées. L’institution doit être prête à se remettre en question, à assouplir son cadre. Et les professionnel·les à lâcher un bout de leur pouvoir. »


Trois questions à Béatrice Vatron-Steiner

Responsable de la plateforme Recherche-action.ch, portée par la HETS-FR en collaboration avec d’autres hautes écoles et associations, Béatrice Vatron-Steiner considère cette démarche comme une approche scientifique féconde.

HEMISPHERES 26 Il faut arreter de definir la pauvrete de facon desincarnee Beatrice Vatron
© Bertrand Rey

En quoi consiste la recherche-action (RAC), également dite recherche-action participative ?

BVS Selon le psychologue allemand Kurt Lewin (1890-1947), à qui on en attribue la paternité, la RAC « naît de la rencontre entre une volonté de changement et une intention de recherche. Elle poursuit un objectif dual qui consiste à réussir un projet de changement délibéré, tout en faisant avancer les connaissances fondamentales dans les sciences humaines. » Si cette démarche donne lieu à une grande diversité de pratiques, la « nébuleuse » des RAC partage au moins trois caractéristiques. Elles articulent un objectif de transformation sociale à une visée de production de savoirs. Collaboratives, elles associent des actrices et acteurs issus de diffé­rents milieux, aux expertises variées. Enfin, elles sont situées : on part d’une situation « problème » dans un contexte politique et territorial donné.

La RAC est-elle employée depuis longtemps ?

La démarche date des années 1940. Plusieurs équipes de chercheur·es étaient alors confrontées aux limites du paradigme scientifique dominant pour penser des problèmes complexes dans un contexte de crise. Son émergence et son développement s’inscrivent donc dans le cadre d’une réflexion épistémologique plus large qui questionne notamment la suprématie du chercheur·e (de son savoir) par rapport aux autres actrices et acteurs. Après avoir été marginalisées au début 2000 dans les milieux académiques, les RAC suscitent désormais un intérêt renouvelé.

Quels sont leurs intérêts et leurs limites ?

Le principal apport des RAC est de promouvoir les collaborations entre les disciplines et les « mondes » (académique, associatif, professionnel) et de favoriser la participation des personnes dont la voix porte peu. Grâce au croisement de toutes ces formes de savoirs, elles représentent des supports d’innovation sociale et de démocratie cognitive. Transversales, elles sont pratiquées tant en travail social, en urbanisme, en agronomie qu’en santé… Notre plateforme Recherche-action.ch se veut d’ailleurs un espace tiers pour créer du lien entre RAC menées dans ces différents domaines. En revanche, le fait que ces dispositifs soient intimement liés à un contexte particulier contribue à ce que leurs résultats soient difficilement généralisables. Les RAC participatives sont exigeantes ; elles nécessitent de bonnes compétences de recherche, une appétence pour les relations, de même que des ressources financières et temporelles pour que le processus de collaboration se déploie.