De nombreux spectacles contemporains sortent des théâtres pour se produire dans les rues, les entrepôts désaffectés, les parcs ou les forêts. Qu’est-ce que cette ouverture change au jeu des interprètes ? Un collectif mène l’enquête.

TEXTE | Matthieu Ruf

En juin 2024, les vignes et les roseaux de l’île Saint-Pierre, sur le lac de Bienne, seront le décor de Platonov, une pièce du dramaturge russe Anton Tchekhov (1860-1904). Pendant onze heures, réparties sur deux jours, le public du théâtre Nebia verra une quinzaine de comédien∙nes du collectif CCC dialoguer, se disputer, manipuler une tronçonneuse ou des véhicules, dans cette représentation grandeur nature. Entre chaque acte, il partagera avec eux une pause, une collation, des moments d’échange en plein air.

Jeu grandeur nature : c’est l’expression choisie par Mathias Brossard, Romain Daroles, Lara Khattabi et Loïc Le Manac’h, membres du collectif CCC (Comédiennes et Comédiens à Ciel ouvert), pour leur projet de recherche mené à La Manufacture – Haute école des arts de la scène – HES-SO, où elle et ils se sont formés à leur métier d’acteurice. Au cœur de ce processus documentaire, qui s’étendra jusqu’à l’été 2024, la question : qu’est-ce que le théâtre in situ – produit hors des lieux qui lui sont traditionnellement consacrés – fait au jeu des interprètes ?

Mathias Brossard est le metteur en scène de Platonov. Un projet de longue haleine, qui a commencé par la représentation d’un acte à la fois, chaque été, dans un petit village de sa Lozère natale, pendant cinq ans. Créée dans ce territoire familier, hors de toute institution, la pièce a depuis été transposée au bord de l’Arve, à l’enseigne de la Comédie de Genève, et dans une forêt d’épalinges (VD), dans la programmation du Théâtre de Vidy. Tous les spectacles du collectif CCC ont été créés et joués en plein air : de Rigoles (2019), inspiré d’un roman graphique de l’auteur belge Brecht Evens, à Bundren ! (2020), adaptation d’un roman de William Faulkner (1897-1962) mise en scène par Loïc Le Manac’h.

Cette pratique à ciel ouvert a conduit Mathias Brossard et ses camarades à vouloir enquêter auprès de leurs pair·es pour comparer les expériences. Durant leur recherche, après une première ronde d’entretiens au sein de leur collectif, ils vont interroger d’autres artistes pratiquant, entre autres, le théâtre de rue, la performance, la création de pièces pour un site dédié, en Suisse et en France. Avec, pour hypothèse, l’intuition que ce type de théâtre produit un jeu différent qu’en salle.

À l’échelle d’un arbre

« Je ne pense pas qu’il y ait une unité de jeu en salle, une unité de jeu en extérieur et que les deux s’opposeraient, précise Mathias Brossard. Il existe une diversité énorme dans les deux cas. Je le conçois plutôt en termes d’outils : certains sont communs aux deux pratiques, d’autres propres à l’extérieur. » Le plein air ajoute une série de dimensions absentes dans la « boîte noire », qu’il s’agit de prendre en compte, pour mieux collaborer avec elles. « On avait préparé une scène en journée, donne pour exemple le comédien, avec une certaine énergie physique, un certain volume sonore. Quand on a dû la jouer en public, c’était la tombée de la nuit et ça n’allait plus du tout : c’était trop fort, trop intense, on a dû faire plus calme. Le son aussi était différent, on entendait beaucoup mieux qu’en répétition. »

La question du repérage est capitale, et chaque transposition géographique d’un projet demande un travail de recréation, très différent d’une tournée traditionnelle. « À Genève, on avait décidé de jouer Platonov à Versoix. Mais les services cantonaux responsables de la faune ont dit : ‹Impossible, vous serez sur le territoire des cerfs au moment du brame, ils viennent de partout à la ronde dans cet espace protégé de la chasse.› On l’a appris en juin et on jouait en septembre. Il faut parfois suer pour trouver le bon lieu ! »

La faune et la flore, la météo, la luminosité, la température, l’acoustique prennent ainsi un rôle important. De même qu’un outil fondamental du spectacle in situ : la profondeur de champ. Lola Giouse, comédienne et metteuse en scène de We’re Here, trilogie théâtrale conçue pour le plein air et représentée à l’extérieur de plusieurs théâtres romands ces dernières saisons, souligne la valeur des grands espaces pour l’interprétation : « Pour jouer juste, quand c’est dehors, il faut que ce soit au moins à l’échelle d’un arbre ! Quand les acteurices peuvent s’appuyer sur la lune, laisser résonner leur voix dans la nuit, cela produit une amplitude de jeu que ne permet que l’extérieur. On voit des choses immenses à travers leurs yeux. » Cette puissance, pour l’interprète, devient aussi celle de l’acte créateur, qui peut métamorphoser un lieu connu du public, lui donner une signification inédite. « En salle, ce serait impossible. Dehors, c’est direct : montrer un arbre ou un immeuble d’un geste, le faire voir différemment par des mots, c’est transformer le réel. »

Une occasion de négocier avec son ego

Le réel : voilà ce qui attire les interprètes qui s’adonnent au théâtre in situ, ce qui nourrit leurs pièces et leur jeu d’une manière unique. « Dehors, c’est la jungle, la vraie vie ! » dit Yvan Richardet, comédien et improvisateur, qui tourne cette saison La Visite du futur imparfait dans les rues de villes romandes. Ce spectacle déambulatoire prend la forme d’une visite guidée de l’an 2024 pour un groupe de visiteuses et visiteurs du futur. « Tout est beaucoup plus chaotique qu’en salle. C’est la rue qui décide. Un chat passe, il a plus de charisme que toi : c’est une bonne occasion de négociation avec ton ego… »

Car jouer à l’extérieur, c’est changer le rapport au public, dont l’attention est « moins focalisée, plus mouvante », selon Mathias Brossard. Une proximité s’établit, qui peut aller de pair avec une plus grande vulnérabilité : « L’interprète voit le public en permanence, et donc toutes ses réactions. » Mathias Brossard, Lola Giouse et Yvan Richardet le soulignent : hors d’un théâtre, le comédien∙ne n’est plus « chez lui ». Tout type d’accident est possible : la sirène d’une ambulance, la réaction bruyante d’un passant ivre, une spectatrice qui s’endort, les insultes d’un voisin penché à sa fenêtre, comme c’est arrivé à Yvan Richardet. « J’ai dû rebondir tout de suite en commentant l’événement pour les spectatrices et spectateurs. Pour moi, ce sont toujours des cadeaux. »

L’accident, l’imprévu : ces acteurices les recherchent. « Renforcer la probabilité que l’inattendu se produise, nous entraîner à accueillir ce qui vient, c’est notre but, raconte Lola Giouse. On choisit des lieux exprès pour ça. Au premier filage de We’re Here, dans la cour du Théâtre de Vidy, une vingtaine de jeunes qui étaient en train de faire la fête au bord du lac ont débarqué et sont restés tout du long ! Une autre fois, un homme est arrivé avec sa chaise de camping et sa fille de 5 ans. Il traduisait le spectacle en espagnol, on a dû lui demander de parler un peu moins fort. Il ne s’était pas rendu compte que c’était du théâtre. »

Faire du théâtre de presque rien

Jouer in situ, c’est donc aussi, pour ces artistes, s’offrir la possibilité de toucher des personnes qui n’auraient pas osé franchir les portes d’un théâtre, dans un désir manifeste de connexion et de communauté. Ce qui se répercute ensuite sur la façon de jouer. « Dans le cas de Platonov, ce qu’on apprécie énormément, c’est la familiarité qui se crée en un week-end, entre le lieu, les spectatrices et les spectateurs et nous, note Mathias Brossard. On s’en rend compte le dimanche matin, quand le public revient et que des personnes qui ne se connaissaient pas la veille discutent entre elles. C’est une expérience partagée. » Lola Giouse abonde : « Jamais personne n’est parti à cause de la pluie. Ça resserre, ça fait hutte. Les comédien∙nes distribuent les pèlerines qu’on a en stock. Et ça continue. »

À ce sentiment de communion s’ajoute une dimension écologique : faire du théâtre en plein air, sans scène, permet de se passer d’appareillage technique et de réduire son empreinte énergétique. « Bien sûr, on a des véhicules et du matériel, explique Mathias Brossard. Mais on propose des pièces presque sans électricité, avec des sièges transportables, en ne laissant aucune trace dans la forêt, si ce n’est dans la mémoire des gens. Avec la crise climatique, faire du théâtre avec presque rien – un texte, des interprètes, un espace –, cela me touche et me rassure. »

Bonheur de la simplicité, désir de rapprochement, goût du risque et de la vulnérabilité : au-delà de la pure technique actoriale – échauffements spécifiques, pose de la voix, maintien du corps –, voilà quelques ingrédients du jeu « plongé dans le réel ». On sent chez ces artistes un élan de liberté, un réflexe de sortir par la fenêtre. En témoigne la manière dont l’aventure a commencé pour le collectif CCC, à l’époque des études à La Manufacture, en 2015 : ses futurs membres ont alors décidé de jouer une pièce sur le parking de l’école, en pleine nuit, plutôt que dans une des salles.

Composer avec l’espace public pour créer une forme d’art aléatoire, pour reprendre l’expression d’Yvan Richardet, permet d’échapper, au moins en partie, aux intermédiaires, aux barrières et aux carcans. Sans renoncer pour autant aux spectacles en salle, qui ont d’autres avantages. C’est une forme de respiration, qui produit des effets sur l’espace public en question, selon Lola Giouse : « Quand on s’installe quelque part et qu’on commence à répéter, cela attire l’attention. Voir quelqu’un travailler dehors en se marrant, ce n’est pas si fréquent. Les gens viennent nous dire : ‹Vous avez l’air de vous éclater› ! »