Plus on s’essaie à définir le proche, plus il s’éloigne. Référentiel, idéologie ou valeur, la proximité s’est invitée dans tous les discours sans revendiquer d’appartenance politique. Ce mot-valise permet aussi d’interroger nos vies virtualisées.
TEXTE | Geneviève Ruiz
Depuis le début des années 2000, la proximité fait partie de notre quotidien à travers les discours médiatiques et politiques, mais aussi par des institutions comme la justice ou la police. élue «mot de l’année» par le quotidien Libération en 2002, souvent brandie comme une nécessité, elle suscite un assentiment généralisé. La proximité, nouvelle solution à tous les problèmes? Analysée de plus près, la notion apparaît pourtant très relative. «La proximité se définit surtout par ce à quoi elle s’oppose, la distance, explique Rémi Lefebvre, politologue à l’Université de Lille et auteur de La proximité en politique. Elle désigne un système d’écarts d’ordre géographique, temporel, social ou affinitaire. On peut considérer que son succès est à la hauteur de son indétermination et de sa plasticité. Il s’agit d’une idéologie molle.» Si le terme n’est que rarement défini par les personnes qui l’emploient, il se réfère généralement à quelque chose de positif. Il évoque une myriade d’impressions qui vont des fêtes de quartier conviviales aux produits locaux, en passant par des relations sociales harmonieuses et des politiques publiques plus efficaces.
Il n’y a pas si longtemps, la proximité n’était pourtant pas si bien connotée. «Jusque dans les années 1990 dominaient les idées d’égalité et d’intérêt général, précise Rémi Lefebvre. L’état providence voit les choses d’en haut, de manière globale. La proximité évoque le clientélisme, le favoritisme, le provincialisme. Elle n’est en aucun cas associée à la modernité.» Pour le politologue, l’exaltation de la proximité pourrait être le révélateur d’une perte de substance de l’idéologie d’intérêt général et de la remise en cause d’une certaine technocratie distante, synonyme jusqu’il y a peu d’efficacité et d’impartialité. Toute politique publique doit désormais prendre en compte les particularités locales ou individuelles, être en lien avec le terrain. Le signe d’un éclatement de la société, fragmentée en de nombreuses entités et identités? «Le succès de la proximité est certainement en lien avec la montée de l’individualisme, observe Rémi Lefebvre. Il révèle aussi la transformation de la citoyenne et du citoyen en clients dont les particularités doivent être prises en compte. Dans ce contexte, tout discours trop généralisant ou englobant est disqualifié.» Mais, parallèlement au développement du référentiel proximitaire, on assiste à une virtualisation massive des services administratifs dans le monde occidental. «Il y a une sorte de mouvement dialectique entre mise à distance et proximité, qui mène à des contradictions, constate le politologue. Les politicien.nes n’ont jamais autant parlé de proximité et cherché à rendre visibles leurs contacts avec la population. Mais dans une société urbaine de masse, ils rencontrent au maximum 5% de leur électorat au cours de leur mandat. Et lorsqu’on parle avec des policières et des policiers, ils n’aiment pas être trop proches des populations avec lesquelles ils travaillent.»
Le local ne se limite plus à la proximité spatiale
La valorisation du niveau local et des ancrages territoriaux constitue un élément essentiel du rapport au monde véhiculé par la proximité. Dans un contexte de globalisation, où tout le monde est saturé d’informations, où le temps s’accélère, le proche devient une valeur refuge. «Le local sert de repère, on a l’impression de pouvoir encore le maîtriser, souligne Rémi Lefebvre. La télévision surfe sur ce créneau, avec des émissions comme Rendez-vous chez vous diffusée sur France 3, qui part à la découverte des territoires locaux. On assiste à l’encensement d’une sorte d’imaginaire villageois, alors qu’une part croissante de la population vit dans des grandes villes dans des ensembles d’habitations anonymes. Et avec la mondialisation, de moins en moins de choses se jouent au niveau local.»
Cynthia Ghorra-Gobin, directrice de recherche émérite au CNRS et auteure du Dictionnaire des mondialisations, considère qu’on assiste parallèlement à un renforcement politique du niveau local dans le monde occidental. Elle donne notamment l’exemple de l’organisation C40 Cities Climate Leadership Group1Barcelone, Bombay, Montevideo ou Vancouver: ces villes ont en commun de faire partie du C40 Cities Climate Leadership Group, organisation créée en 2005 par l’ancien maire de Londres Ken Livingstone pour lutter contre le réchauffement climatique. Elle réunit 94 des plus grandes métropoles du monde d’une cinquantaine de pays. Ces villes représentent 600 millions d’habitants et 25% du PIB mondial. , qui rassemble 94 des plus grandes villes du monde. Mais ce qu’elle observe surtout, c’est une transformation du niveau local, désormais directement connecté à des flux et à des réseaux mondialisés. «Il y a tout d’abord les individus, de plus en plus nombreux à avoir des parcours et des identités transnationaux et qui ne sont plus enracinés dans un seul territoire. Et les pouvoirs locaux développent des stratégies pour s’insérer dans les flux mondiaux et les attirer.» Les individus et les territoires sont donc à la fois locaux et globaux. Le local ne se limite plus à une échelle géographique, il se définit aussi par sa connectivité. «à l’image de l’agriculteur qui vend ses produits sur les réseaux sociaux, le local est transformé aussi par les nouvelles technologies», souligne Cynthia Ghorra-Gobin. Les réseaux virtuels, les actions et relations à distance qu’ils permettent, entraînent une déterritorialisation. Les lieux s’effacent au profit d’un espace-temps illimité. Jusqu’à ce que les discours sur la proximité les revendiquent et les réinvestissent, en accordant à la proximité spatiale le pouvoir de créer du lien social, au niveau du quartier ou du village. Le lien entre proximité physique et sociale fait pourtant débat depuis longtemps chez les urbanistes, qui ont étudié les habitats promouvant la mixité sociale. Ils arrivent le plus souvent à la conclusion que le voisinage ne produit pas forcément des liens sociaux. Les réseaux de relations tissées par les êtres humains au fil du temps sont trop complexes pour être réduits à la seule dimension spatiale.
Une ère de repli sur soi
Rémi Lefebvre estime que l’omniprésence de la proximité dans les discours reflète paradoxalement un idéal qui devient de moins en moins atteignable dans notre société: celui de tisser des relations proches. Il est rejoint en cela par Vincent Cocquebert, journaliste et auteur de La civilisation du cocon. Il y constate que, déjà avant la pandémie, le temps passé à domicile avait crû pour la majorité de la population: «L’injonction de notre époque n’est plus d’aller à la conquête du monde et à la rencontre d’autrui. Les nouvelles technologies, couplées à une idéologie dominante de risquophobie, entraînent à une domiciliation croissante de nos activités. On est en quête de son monde intérieur, de bien-être et de sérénité.» Grâce aux outils virtuels, chacune et chacun se crée son propre univers, son safe space2 À l’origine, les safe spaces (espaces sûrs) ont été créés par le psychologue américain Kurt Lewin (1890-1947), pour que des patronnes et des patrons puissent partager leurs expériences. Le concept a ensuite été utilisé dans l’éducation pour permettre aux enfants de se réconforter dans une pièce, puis dans le domaine militant, afin que les personnes souffrant de discrimination puissent s’exprimer librement. Les safe spaces se seraient désormais étendus à toute la société, en reflétant une nouvelle dynamique qui nous pousse à éviter les conflits et la confrontation à l’altérité. hors de toute micro-agression quotidienne due aux autres. «La société est désormais perçue comme brutale et on lui préfère l’entre-soi, par ailleurs favorisé par les algorithmes, indique l’auteur. C’est sans doute pourquoi les mesures de confinement ont été acceptées aussi facilement par une majorité de la population. Nombreuses ont été les personnes qui ont même loué cette pause et qui sait si elles souhaiteront en sortir.»
Les «skypéros» vont-ils perdurer indéfiniment après la pandémie? Ces moments de partage où chacun reste chez soi et apparaît lissé à l’écran vont-ils devenir préférables à une réunion physique? Il est possible que ces pratiques sociales persistent au-delà des risques de contagion, parallèlement aux réunions traditionnelles en présence, à l’image du télétravail. Pour l’anthropologue des cultures numériques Nicolas Nova, professeur à la Haute école d’art et de design de Genève – HEAD – HES-SO, l’absence des corps ne nuit pas forcément à la qualité d’un échange. Mais elle montre ses limites pour certaines activités ou réunions sociales. Peu de couples imaginent un mariage exclusivement en ligne et la plateforme Zoom ne permettra jamais de jouer au foot. Mais peut-on vraiment développer une proximité virtuelle équivalente à une relation en présence? «Durant mes recherches, j’observe que de nouveaux rituels et des exigences sociales se développent au niveau des comportements en ligne. Les relations y sont plus cadrées par les possibilités technologiques, et bien sûr par les algorithmes. Mais à ce stade on ne peut pas énoncer de généralités sur les comportements ou l’intensité des liens, tant il y a de diversité.» Ce que l’anthropologue remarque par contre, ce sont les inégalités entre les individus quant à la capacité de gestion des outils numériques: «Certaines personnes arrivent facilement à se plonger dans une activité sociale physique après une session d’écran, alors que d’autres n’arrivent plus à s’en décoller.» Comme, à l’extrême, ces jeunes qui ne sortent plus de leur chambre et peinent à tisser des relations sociales dans la vie «réelle». Car si les outils virtuels permettent de créer ou de maintenir des liens, ils permettent aussi d’éviter certaines confrontations, coïncidences ou inconforts induits par la proximité spatiale.
© domaine public, Petöfi Literary Museum, Budapest, Courtesy of Science Advances, istock
Tisser des liens familiers avec un territoire
Le spécialiste en urbanisme du XXe siècle Nicolas Mémain a travaillé trois ans sur le tracé du GR2013 – sentier de randonnée de 365 kilomètres traversant la métropole de Marseille – avec une équipe composée notamment d’artistes marcheurs. Qualifié de «meilleur nouveau sentier du monde» par le National Geographic, il traverse des paysages contrastés, composés pêle-mêle d’autoroutes, de rivières, de zones pavillonnaires, de collines ou de supermarchés. «La plupart de ces lieux ne génèrent pas d’images faisant le buzz sur les réseaux sociaux, explique Nicolas Mémain, qui fait office de guide sur ce parcours. Tout est laid et inintéressant, du moins selon les catégories avec lesquelles nous appréhendons les paysages.» Questionner ces a priori qui font que nous qualifions un paysage de «beau», «intact», «ennuyeux», c’est l’un des objectifs de ce projet de randonnée périurbaine, qui reflète une tendance croissante reproduite dans d’autres villes européennes, mais qui pour l’instant trouve plutôt des adeptes parmi des architectes, des spécialistes en histoire de l’art ou des personnes retraitées. Pourtant, l’ambition du GR2013 est bien d’inviter l’ensemble de la société à questionner sa relation au territoire, à la randonnée ou au tourisme.
«Les paysages de nature intacte et culturellement beaux sont en voie de disparition, explique Nicolas Mémain. Alors pourquoi ne pas s’ouvrir à la découverte d’une autre sorte de beauté proche de chez soi, alors que nous sommes tous en plein questionnement sur l’empreinte carbone liée à nos loisirs?» Marcher, c’est une manière de tisser des liens de proximité là où l’on se trouve. On passe de l’observation de plantes sauvages qui prolifèrent entre les dalles de béton à l’histoire des grands ensembles de logements construits dans les années 1960. Pourquoi est-on gêné par cette ligne à haute tension, pourquoi cette centrale nucléaire en pleine campagne provençale nous heurte-t-elle ? La posture des périrandonneurs n’est pas moralisatrice, elle cherche plutôt à accompagner la marcheuse ou le marcheur dans son cheminement intérieur, à se poser face à la vérité des paysages actuels et à en déchiffrer la poésie. Au final, Nicolas Mémain parle d’un «sentiment de liberté intense retrouvé», dans ces territoires qui ne se laissent enfermer dans aucune catégorie.
«Une des meilleures choses au monde, la proximité d’une amitié lointaine.»
Edgar Morin, Le vif du sujet, 1969
© meunierd / shutterstock, DR
Définitions
Fogo
Cet acronyme provient de «Fear of going out», soit la peur de sortir de chez soi. Il a pris de l’importance
durant la pandémie car il est en lien avec la difficulté à renouer avec sa vie sociale après le confinement.
Glocalisation
Contraction de «globalisation» et de «localisation», ce néologisme s’inspire du concept japonais Dochakuka, qui désigne l’adaptation des techniques agricoles à des contextes locaux. Il émerge dans les années 1990 pour décrire l’adaptation d’un produit ou d’un service à chaque lieu ou culture où il est en vente.
Localisme
Doctrine qui privilégie les réseaux locaux, notamment en termes de consommation ou de participation politique. L’un des objectifs de ce mouvement, en lien avec l’agriculture biologique, est la diminution de l’empreinte carbone due aux transports des personnes et des marchandises.
Proxémie
L’un des concepts majeurs de la proxémie, néologisme créé par l’anthropologue américain Edward T. Hall dans les années 1970, est la distance physique qui s’établit entre deux individus en interaction: elle varie selon les cultures, les lieux ou le type de relation (intime, personnelle, sociale ou encore publique).
Proximité
Du latin proximitas, qui signifie «voisinage», la proximité est un mot polysémique: il sert à qualifier la situation de quelqu’un ou de quelque chose qui se trouve à peu de distance ou à relever le caractère de ce qui est proche dans le temps. La proximité désigne encore les liens entre deux personnes, notamment de parenté.
Proximologie
Ce concept a été lancé il y a une vingtaine d’années par Hugues Joublin, alors qu’il dirigeait un programme de recherche soutenu par Novartis sur les proches de personnes malades. Il considère la proximologie comme une science centrée sur la relation entre les personnes malades et leurs proches, à la croisée de la médecine, de la sociologie, de la psychologie et de l’économie.
La loi de proximité
TEXTE | Geneviève Ruiz
INFOGRAPHIE | Sébastien Fourtouill
étudiée par tous les journalistes durant leur formation, la loi de la proximité est un principe qui structure les choix des sujets qui feront l’actualité. Selon elle, les informations ont plus ou moins d’importance suivant leur proximité géographique, temporelle, affective, pratique ou utilitaire avec le public. Si une information cumule les proximités, elle grimpe dans la hiérarchie d’intérêts.