HEMISPHERES N°23 Besoins essentiels, désirs superflus // www.revuehemispheres.ch

Interroger ses besoins pour mieux les dépasser

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De la consommation aux conflits familiaux, de nombreux comportements problématiques sont la conséquence de besoins mal définis. La Communication non violente permet justement de les clarifier. Deux sociologues ont décortiqué ces techniques dans le cadre d’une recherche.

TEXTE | Lionel Pousaz

Dans les années 1960, le psychologue américain Marshall Rosenberg développait la Communication non violente (CNV), un ensemble de techniques pour mieux interagir avec autrui. Anne Perriard et Laurence Bachmann, sociologues à la Haute école de travail social de Genève – HETS-GE – HES-SO, se sont immergées dans des stages de formation dans le cadre d’un projet du Fonds national suisse de la recherche baptisé Le développement personnel: une analyse sociologique transversale du succès et de la portée des techniques de soi. Elles ont découvert une approche subversive, qui plonge à la racine des besoins humains pour, peut-être, dépasser le consumérisme et réinventer notre rapport à l’environnement.

Vous étudiez la CNV. De quoi s’agit-il?

ANNE PERRIARD Elle part du postulat que la communication normale est issue d’une culture de domination. Selon la formatrice Liv Larsson, la violence réside dans plusieurs types de pratiques langagières. Premièrement, on utilise souvent un langage statique et binaire. On sépare le juste du faux, le bon du mauvais, ce qui produit une image de l’ennemi. On l’a vu avec la pandémie, entre les vaccinés et les non-vaccinés. Deuxièmement, on dénie à autrui sa liberté d’action avec l’usage de termes comme «nous devons» ou «il faut». On se refuse à ce que les autres puissent agir autrement que nous-mêmes. Enfin, notre langage est marqué par l’idée du mérite, sur la punition et la récompense. On le voit souvent dans les énoncés politiques, par exemple avec le pass sanitaire, où il s’agit de fixer des sanctions et des privilèges.

LAURENCE BACHMANN La pandémie a rendu très visible la classification binaire à l’oeuvre dans la société actuelle. Cela permet de stigmatiser et de hiérarchiser. Des chercheures féministes ont montré comment, à partir d’individualités singulières, on crée des groupes sociaux, par exemple le groupe des hommes et celui des femmes. Les hommes sont considérés comme différents et supérieurs aux femmes. Leur supériorité se fonde sur des processus de catégorisation et de différenciation.

AP Et cette différenciation est essentiellement binaire. Les Blancs et les Non-Blancs, les hommes et les femmes, le masculin et le non-masculin… Les catégorisations reposent sur soi et sur l’autre. Ou plutôt sur la construction d’un autre. Dans le sexisme, c’est le masculin qui est la norme et le non-masculin qui représente l’altérité. Idem avec le racisme, où le Blanc sert de norme.

Comment la CNV se propose-t-elle de dépasser cette binarité?

AP Elle propose une distinction majeure entre l’observation et le jugement. Cela ressemble d’ailleurs à la démarche scientifique que l’on cherche à appliquer avec ma collègue. Qu’est-ce qu’on observe, et quand est-ce qu’on émet un jugement? Cette distinction permet de se distancier des croyances qui perpétuent la domination.

LB Le simple fait de réaliser qu’il s’agit de croyances plutôt que de vérités objectives et absolues, permet déjà de prendre de la distance.

AP La CNV permet d’avoir conscience de ses jugements. Si tu renverses un verre et que je te traite de maladroit, je te colle une étiquette. C’est un jugement, alors que l’observation elle-même s’arrête au verre renversé. Même dans les interactions les plus quotidiennes, il s’agit de revenir au stade de la simple observation.

On entend parfois des critiques à propos de la CNV, qui pourrait être utilisée à des fins de manipulation. Que répondez-vous à cela?

AP Si j’utilise cet outil parce que je veux que quelqu’un fasse quelque chose pour moi, il peut y avoir manipulation. La clarté sur l’intention est fondamentale dans la perspective de la CNV. Qu’est-ce que je cherche à nourrir en m’adressant à cette personne? Est-ce que je désire qu’on m’obéisse ou est-ce que je cherche à être en lien de manière plus authentique, en prenant en compte à la fois mes besoins et ceux de l’autre? En même temps, lorsqu’on utilise le processus dans le seul but d’obtenir quelque chose, ça génère chez l’autre un sentiment de malaise qui pose aussi une limite aux possibilités de manipulation.

Dans quels contextes la CNV est-elle appliquée?

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Pour les chercheures Laurence Bachmann (à g.) et Anne Perriard, la Communication non violente permet de distinguer les besoins des moyens à disposition pour les satisfaire. Ce faisant, on peut trouver des stratégies qui satisfont les besoins de chacun dans un groupe. | © THIERRY PAREL

LB On l’utilise dans différents domaines et à différentes échelles. Par exemple, autour des questions de couple et de famille, mais aussi dans le domaine de l’éducation, du travail social, en médiation, et même dans les relations internationales. Nous avons observé des stages de CNV en tant que participantes. Sur le terrain, nous avons pu constater que cela concerne toutes les dimensions de la vie des personnes, de leur travail aux rapports qu’elles entretiennent avec leurs enfants.

AP En participant à ces stages, nous nous sommes focalisées sur les processus de transformation. Comment remanient-ils les rapports de pouvoir? Comment est-ce qu’on produit du changement?

LB Les recherches scientifiques francophones se posent souvent en détractrices des techniques dites de «développement personnel», en les qualifiant de «néolibérales» ou parce qu’elles seraient susceptibles d’«individualiser le social». Nous ne voulions pas à notre tour émettre une critique de l’extérieur, mais plutôt nous immerger dans notre terrain d’enquête et comprendre pourquoi tant de gens apprécient ces techniques. Nous avons pris part à ces stages pour mesurer leurs effets sur les autres autant que sur nous-mêmes. Parce que non seulement les enjeux se situent au niveau mental, mais qu’ils impliquent aussi le corps et les émotions.

AP Quand un besoin n’est pas satisfait, on le sent dans le corps. On éprouve des émotions désagréables comme de la tension, de la souffrance ou de l’anxiété. Et quand un besoin est satisfait, c’est aussi perceptible dans le corps. Si on fait la démarche d’interroger ses besoins, on réalise que l’on a besoin de partage ou d’empathie, par exemple, et on se détend. Ça se joue au niveau physique.

Vous tirez notamment des parallèles entre votre analyse de la CNV et l’approche de l’économiste chilien Manfred Max-Neef, selon qui les besoins humains sont essentiellement finis et universels.

AP Max-Neef a proposé de distinguer moyens et besoins. Par exemple, si j’ai besoin de détente, je vais peut-être choisir d’aller marcher en montagne, de sortir au restaurant… Nous avons une pléthore de moyens à disposition pour satisfaire un même besoin. On retrouve cette même distinction dans la CNV. Elle permet de trouver des stratégies qui satisfont les besoins de chacun, sans s’oublier soi-même.

LB Imaginons par exemple une famille traditionnelle patriarcale, où le père décide un peu de tout. Il veut aller marcher en montagne et emmène tous les membres de sa famille. La mère n’est pas contente, les enfants non plus. La CNV les inciterait à clarifier leurs besoins, sans privilégier la voix du père. Mettons que le père veuille se ressourcer et que sa stratégie, ce soit la marche en montagne. Quels sont les besoins des autres membres de la famille? Comment trouver une autre stratégie qui satisfasse tout le monde?

AP Ce père pourrait même se demander s’il a envie de passer un moment privilégié avec sa famille, ou s’il a simplement besoin de mouvement. S’il se dit «j’ai besoin de mouvement», pourquoi ne pas partir seul? Et s’il veut nourrir le lien avec sa famille, il peut s’adapter aux envies de la mère et des enfants. Mais, pour y parvenir, il lui faut atteindre une certaine clarté sur ses propres besoins.

Contrairement à Max-Neef, de nombreux économistes définissent les besoins comme infinis. Ce serait précisément à cause de cet appétit sans fin que nous détruisons la planète…

AP Encore une fois, c’est parce que l’on confond les stratégies, infinies, avec les besoins, finis. La CNV apprend à se poser des questions telles que «si tu achètes ça, qu’est-ce qui sera nourri chez toi?» Dans une perspective écologique, cela permet de satisfaire les besoins humains en affectant le moins possible les autres espèces. Les stratégies actuelles ont plutôt un impact maximum sur l’environnement. Dans ce domaine, la CNV ouvre des pistes intéressantes.

Il y a des forces qui émanent de l’industrie et du marketing, dont le but est précisément de nous faire croire que l’on va satisfaire nos besoins par la consommation. Peut-on s’y opposer?

LB La CNV offre des outils de conscientisation pour développer un regard critique. Face à une publicité pour un téléphone portable, cette technique nous incite à nous demander pourquoi nous en avons envie. En d’autres termes, quel est le besoin derrière cette stratégie qui consiste à s’acheter un mobile? Ça pourrait être l’appartenance. En achetant cet objet, j’affirme faire partie d’un groupe. Ensuite seulement, nous sommes en mesure de déployer d’autres stratégies, plus écologiques peut-être, pour nourrir notre besoin d’appartenance. La CNV représente une technique subversive non seulement sur des questions de féminisme ou de racisme, mais aussi de consumérisme.