HEMISPHERES N°23 Besoins essentiels, désirs superflus // www.revuehemispheres.ch

«Il faut distinguer les activités numériques essentielles de celles qui ne le sont pas»

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Stéphane Lecorney mène des projets en lien avec la sobriété numérique. Ce chef de projet R&D à la Haute École d’Ingénierie et de Gestion du Canton de Vaud – HEIG-VD – HES-SO estime qu’il faudra faire tôt ou tard des choix parmi nos usages virtuels, notamment afin de lutter contre le dérèglement climatique.

TEXTE | Maxime Garcia

Publié en février dernier, le nouveau rapport du Groupe d’experts inter-gouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) décrit des impacts ravageurs du dérèglement climatique. Quel rôle joue le numérique dans ce phénomène?

Les technologies numériques ont un impact non négligeable sur le dérèglement climatique. Selon les estimations, elles génèrent entre 3 et 5% des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Au-delà de l’énergie consommée, le numérique nécessite l’utilisation d’eau et de matières premières pour la production des smartphones, des ordinateurs ou encore des datacenters.

La pandémie a néanmoins montré que le numérique pouvait être une alternative à des activités polluantes…

Effectivement, il vaut mieux réaliser une visioconférence via Zoom que prendre l’avion pour un voyage d’affaires. Mais la pandémie a également entraîné une explosion des usages du numérique pour les loisirs. Or tous les usages ne se valent pas. Regarder une série en 4K via une plateforme telle que Netflix demande beaucoup plus de ressources que la diffusion de cours universitaires en ligne. Cela nécessite une plus grande quantité de données à stocker et à transférer. Et donc une bande passante plus importante.

Est-ce à dire qu’il va falloir faire un tri dans nos activités numériques, choisir entre regarder des films ou faire des visioconférences?

Je pense effectivement que, tôt ou tard, nous serons amenés à effectuer des choix entre essentiel et non essentiel. Cela s’est d’ailleurs déjà produit. Au début de la pandémie, les infrastructures menaçaient de saturer et les autorités ont été obligées de demander à Netflix de réduire son débit, afin d’alléger la charge sur le réseau. Au final, tout s’est bien passé, mais il aurait pu en être autrement: les infrastructures auraient pu ne pas tenir le coup, privant la société de loisirs comme Netflix, mais aussi de services essentiels comme la télémédecine ou les téléurgences. Afin d’éviter qu’un tel black-out ne se produise un jour, il faut définir dès aujourd’hui les activités numériques essentielles et celles qui ne le sont pas. Si nous ne définissons pas ce choix maintenant, il nous sera imposé plus tard, sans marge de manoeuvre.

Internet étant un outil mondial, la prise d’une telle mesure ne constitue-t-elle pas un risque pour la compétitivité au niveau national?

Réglementer internet à un niveau national s’avère difficile. Pour autant, il existe des cas où nous le faisons déjà. Par exemple, il est impossible de consulter des sites néonazis ou pédophiles en Suisse. Cela étant dit, je pense au contraire que définir des activités numériques prioritaires dès aujourd’hui constituera demain un atout compétitif. Cela garantira, par exemple, que le télétravail puisse continuer en toute circonstance. Posséder une infrastructure fiable et non saturée bénéficiera à toute l’économie. Par ailleurs, on ne peut pas laisser les entreprises décider de ce qui est important ou non: les gros fournisseurs d’accès à internet risqueraient de mettre en priorité leurs services aux dépens des autres.

L’apparition de nouvelles technologies plus efficientes ne peut-elle pas compenser l’augmentation des usages?

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L’expert Stéphane Lecorney remarque que nous sommes tous attentifs aujourd’hui à couper l’eau après s’être lavé les mains, mais que nous ne nous préoccupons pas de fermer notre robinet de données. | © FRANÇOIS WAVRE | LUNDI13

Les gains attendus seront plus que compensés par des corollaires négatifs. Par exemple, la 5G est, du point de vue énergétique, plus efficiente que la 4G. Mais son utilisation requiert l’achat de nouveaux appareils. Par ailleurs, l’augmentation du débit va entraîner l’apparition de nouveaux services et une augmentation des usages. Souvenez-vous: il y a une vingtaine d’années, télécharger un film prenait toute une nuit avec une définition médiocre. On le faisait peu. Aujourd’hui, tout le monde ou presque regarde des films en 4K via des plateformes de streaming. La baisse du coût énergétique du téléchargement d’un kilooctets de données s’est donc accompagnée d’une explosion de l’usage. Et au final, en raison de cet effet rebond1L’effet rebond a été mis en évidence en 1865 par l’économiste britannique William Stanley Jevons (1835-1882). En observant le secteur du charbon, il a constaté que les améliorations technologiques augmentaient sa consommation. Ce concept a été appliqué à la consommation d’énergie dès les années 1980. Selon l’effet rebond, les économies d’énergie induites par l’utilisation d’une nouvelle technologie plus sobre sont compensées par l’adaptation du comportement de la société. le bilan environnemental est largement négatif.

Il est d’ailleurs intéressant de constater qu’autrefois les forfaits internet étaient limités. Tout le monde savait plus ou moins la quantité de données qu’il utilisait par mois. Aujourd’hui, tout est illimité et il devient difficile pour les utilisatrices et les utilisateurs d’estimer leur consommation. À titre de comparaison, nous sommes tous attentifs aujourd’hui à couper l’eau après s’être lavé les mains, mais nous ne fermons jamais notre robinet de données. Une prise de conscience de l’impact de la consommation numérique est nécessaire.

Mais cette pollution numérique reste largement invisible…

Oui, c’est l’un des problèmes avec les technologies numériques. Ce sentiment est d’ailleurs renforcé par le marketing des entreprises actives dans le domaine qui insistent sur le côté immatériel de leur service avec des termes comme «cloud». Mais derrière le nuage, il y a des datacenters bien réels, des routeurs et du matériel. On n’y pense pas quand on pianote sur notre téléphone, quand on fait une recherche Google, ou lorsqu’on stocke des photos sur le cloud. Et pourtant, tout cela pollue.

Faut-il revenir à des forfaits limités qui obligeront les consommateurs à ne recourir qu’aux services les plus essentiels à leurs yeux?

C’est une piste difficilement envisageable compte tenu des nouvelles habitudes, mais il y a d’autres façons de générer une prise de conscience des utilisateurs. En France, les fournisseurs d’accès à internet doivent désormais inscrire dans les factures de leurs clients la quantité de données consommées, ainsi que le CO2 émis. Dans la même idée, nous développons la plateforme CarbonViz qui permet de monitorer en temps réel les données consommées (lire encadré).

Justement, que peuvent faire les consommateurs qui souhaitent réduire leur empreinte numérique?

Il ne s’agit pas d’arrêter de regarder des films en streaming, mais plutôt d’être attentif à sa consommation de données et d’essayer de la réduire. De nombreux petits gestes peuvent ainsi être effectués au quotidien. La plupart des applications, par exemple, diffusent par défaut les vidéos avec la définition la plus haute, ce qui consomme énormément de données. Il est possible d’opter pour une moins bonne résolution. Sur les petits appareils, comme les smartphones, on ne voit souvent pas la différence. Autre aspect, on s’est habitué au sans-fil. Mais lorsque c’est possible, il faut se rappeler qu’une connexion via un câble ethernet est plus sobre. Par ailleurs, comme tous les appareils en veille, les box consomment de l’électricité. Il faut les éteindre la nuit. Enfin, les consommatrices et les consommateurs doivent davantage réfléchir lors du renouvellement de leurs appareils. À ce niveau-là, des initiatives comme le Fairphone – un smartphone réparable – ainsi que les lois sur l’obsolescence programmée font bouger les choses. Mais nous n’en sommes qu’au début et la pression sur les entreprises n’est pas encore assez forte. Or j’ai la sensation que l’on arrive un peu au bout des tentatives de sensibilisation de la population. Se contenter de petits gestes n’est plus suffisant, des changements politiques majeurs sont désormais indispensables.

Les grandes entreprises comme Google, Apple ou Amazon multiplient les annonces sur leur utilisation d’énergies renouvelables. En font-elles assez?

Il y a une prise de conscience de ces sociétés qui utilisent de plus en plus d’énergies renouvelables pour alimenter leurs datacenters. Mais leur modèle d’affaires repose toujours sur la vente du plus grand nombre d’appareils et d’applications possible. Elles poussent à une consommation toujours plus massive de données, comme le montre le développement du Metavers qui ne va pas du tout dans le sens de la sobriété numérique. Ce monde virtuel tout en 3D va obliger les utilisateurs à s’équiper de nouveaux appareils et consommer une quantité phénoménale de données.


Un outil pour suivre sa consommation numérique

L’idée du projet CarbonViz a germé il y a deux ans lors de la publication d’un rapport du think thank français The Shift Project sur l’impact du numérique. «Les chiffres de The Shift Project ont certes été largement critiqués, rappelle Stéphane Lecorney, chef de projet R&D à la Haute École d’Ingénierie et de Gestion du Canton de Vaud – HEIG-VD – HES-SO. Mais, en tant qu’institut de recherche académique indépendant et non dépendant de clients externes, nous avons voulu, avec le professeur associé de la HEIG-VD Laurent Bolli, développer un outil qui permette de suivre en temps réel sa consommation de données, avec un vrai modèle de calcul indépendant.» Concrètement, CarbonViz se présente comme une extension web qui fonctionne sur les navigateurs Chrome et Firefox. Elle permet de monitorer sa consommation de données. L’application est accompagnée d’un volet pédagogique permettant de réduire sa consommation. «Nous menons actuellement des phases de test avec les Services industriels de Lausanne», poursuit Stéphane Lecorney. Ensuite, l’objectif sera de diffuser l’outil auprès des entreprises.