Passe-temps occasionnels pour certains, les jeux de hasard et d’argent peuvent se muer en addiction pour d’autres, avec des répercussions potentiellement désastreuses, y compris sur l’entourage.
TEXTE | Élodie Lavigne
Billets à gratter, grilles de numéros à cocher, roulette, tapis de jeu, machines à sous… Matériels ou numériques, officiels ou clandestins, les jeux de hasard et d’argent (JHA) représentent un univers aussi vaste que divertissant. Selon les chiffres de la dernière Enquête suisse sur la santé (ESS, 2024), 45% des 15 ans et plus ont joué au moins une fois à des JHA au cours des douze derniers mois, tandis que 15% des sondé·es ont déclaré jouer au moins une fois par mois. Ces chiffres élevés s’expliquent par la forte densité d’opportunités de JHA en Suisse, avec 20 casinos officiels, un accès aux plateformes de jeux en ligne, loteries, paris sportifs et un nombre croissant de lieux de jeu illicites.
Les JHA ne constituent pas un loisir comme un autre. Derrière l’excitation, le plaisir, le suspens et l’espoir d’argent facile, il y a le spectre de l’addiction. Selon l’ESS, 6,6% des personnes interrogées font un usage problématique des JHA, ce qui signifie qu’elles ont un comportement à haut risque ou qu’elles atteignent le seuil de l’addiction au sens de la nomenclature des maladies. La proportion de joueuses et de joueurs excessif est en augmentation (1% de plus que lors de la dernière enquête parue en 2024). Pour l’Organisation mondiale de la santé (OMS), les JHA représentent une menace significative pour la santé mentale, mais aussi sociale et publique. L’organisation internationale relève une prévalence accrue de troubles psychiques, de suicides (avec un risque 15 fois supérieur à la moyenne), de violences familiales, de négligence des enfants et d’isolement social chez les joueurs pathologiques. À cela s’ajoutent bien souvent la précarisation, la stigmatisation, la détresse financière, voire la délinquance. Les proches sont donc souvent embarqués malgré eux dans les tourments provoqués par l’addiction : « Une étude australienne a montré que pour une personne présentant une addiction aux JHA, quel qu’en soit le degré, en moyenne six de ses proches sont impactés », indique Nathalie Déchanez, maître d’enseignement à la Haute école de santé Fribourg – HEdS-FR – HES-SO, qui s’est penchée sur ce sujet pour son mémoire de Maîtrise d’études avancées en santé publique. La souffrance des proches, et surtout sa prévalence, est pourtant peu abordée dans la littérature scientifique.

En 2014, la photographe Edie Bresler a achevé We sold a winner, un reportage immersif dans la sous-culture américaine de la loterie. En sillonnant une vingtaine d’États, elle a capturé l’univers des joueuses et joueurs, mais aussi celui des commerçantes et commerçants dont les boutiques deviennent, après la vente d’un billet gagnant, des lieux de pèlerinage et des symboles de chance. | © EDIE BRESLER
Vécu des proches : ce que l’on sait
Les études existantes, comme le relève la spécialiste, montrent que l’entourage des personnes qui présentent une addiction aux JHA – maladie reconnue dans le manuel diagnostique des troubles mentaux (DSM-5)1Selon le DSM-5, un diagnostic de trouble addictif est posé lorsque la personne présente quatre ou plus des neuf critères répertoriés, sur une période d’au moins douze mois. Pour plus de détails, voir 25 réponses sur les troubles liés aux jeux d’argent, édité par le Centre du jeu excessif du CHUV. comme « trouble lié au jeu de hasard et d’argent » – paient un lourd tribut : stress multiples, maltraitance, atteinte à la dignité et au respect des droits humains. Ce, sans compter les conséquences sur les finances, les relations sociales et la santé physique et psychique des membres de la famille. « Les enfants, souvent au premier plan dans les altercations familiales, sont considérés comme particulièrement vulnérables », décrit Nathalie Déchanez. Beaucoup éprouvent de la tristesse, de la colère et de la pitié à l’égard du parent joueur, au point de se sentir déprimés et perdus. Ces situations peuvent générer des sentiments de honte, d’abandon et d’impuissance chez eux et retentir sur leur parcours scolaire.
Comment prendre en compte les souffrances des proches et les aider à faire face ? Les recherches sur le sujet ont mis en évidence l’importance de mesures dédiées à cette population oubliée. Or les interventions sont encore souvent ciblées uniquement sur les joueurs eux-mêmes. « Dans les enquêtes, les proches consultés ont exprimé le besoin de mieux comprendre la psychologie du trouble, d’acquérir des compétences pratiques en matière de communication afin de pouvoir parler ouvertement des difficultés causées par le jeu excessif et d’avoir des espaces de parole », indique Nathalie Déchanez. Tout le monde aurait à y gagner puisque les études montrent qu’il y a moins d’abandon des traitements (et une plus grande réussite) lorsque les proches sont impliqués dans la prise en charge. Il existe, selon la littérature, diverses interventions ayant pour objectif de renforcer les compétences des proches, de leur apporter du soutien social et de l’information afin de diminuer leur sentiment d’impuissance et augmenter leur pouvoir d’agir.
Un soutien centré sur le joueur
Qu’en est-il de l’offre en Suisse romande ? Nathalie Déchanez s’est intéressée aux ressources existantes pour l’entourage, en matière de prévention et de prise en charge. Pour cela, elle a questionné, au moyen d’un formulaire élaboré à partir de la littérature, les professionnel·les de la plateforme romande des JHA. Elle a également participé à une rencontre d’expertes et d’experts réunis au Centre du jeu excessif du Centre hospitalier universitaire vaudois. Plusieurs constats et propositions d’amélioration ont émergé de ce travail. Il ressort globalement que les institutions romandes prennent en compte les proches, essentiellement par les informations et conseils qui leur sont délivrés sur internet ou par téléphone. Le Centre du jeu excessif, le Programme intercantonal de lutte contre la dépendance aux jeux, ainsi que Carrefour addictionS Genève, par exemple, renseignent et conseillent les proches via une page dédiée sur leur site internet. Il existe par ailleurs plusieurs lignes d’appel téléphoniques gratuites que l’entourage peut solliciter. Le canton du Valais a, quant à lui, mis les proches au cœur d’une campagne intitulée « Son jeu ne vous amuse plus ? ». En plus d’une information spécifique, la plupart des structures cantonales orientent les proches dans le réseau ou parfois proposent des interventions individuelles. Il n’en reste pas moins que la prise en charge est organisée autour du joueur, sur qui le diagnostic d’addiction a été posé. « Parmi les pistes d’amélioration, on peut citer des structures davantage family friendly (ouvertes aux familles), souligne Nathalie Déchanez. Dans les centres de soins, on exige encore trop souvent que ce soit le joueur qui prenne rendez-vous pour une consultation. Or, on sait que le diagnostic impacte toute la cellule familiale. » Le développement d’offres de soins spécifiquement dédiées aux proches nécessite évidemment des moyens financiers. La chercheuse fribourgeoise précise que 0,5% du produit brut des jeux est, selon la loi, destiné à la prévention et à la protection de la population. Dans son travail, elle a montré que certains cantons, au lieu d’utiliser ces ressources, les thésaurisent : « Il y a en Suisse romande plus de 3 millions de francs de réserve, s’indigne-t-elle. Il est urgent de penser à une meilleure utilisation de ces fonds. » Enfin, une future révision de la Loi fédérale sur les jeux d’argent représenterait, pour les spécialistes, une opportunité d’augmenter la contribution à la prévention à 1% (au lieu des 0,5% actuels) et de l’élargir à l’ensemble de l’offre de JHA, y compris les casinos qui aujourd’hui ne sont pas soumis à cette taxe. Pour Nathalie Déchanez, une telle révision serait aussi l’occasion d’actualiser les définitions sur les préjudices causés par les JHA, et d’y inclure les proches.
Trois questions à Vanessa Farine
Les addictions peuvent aussi toucher d’autres loisirs, comme le sport, les réseaux sociaux ou les jeux vidéo. Maître d’enseignement à la HES-SO Valais-Wallis – Haute École et École Supérieure de Travail Social – HESTS, spécialiste des addictions comportementales, Vanessa Farine en décrypte les particularités.

Comment expliquer la popularité des jeux vidéo et leur potentiel addictif ?
VF Les jeux vidéo amènent divertissement et évasion. Il en existe pour tous les profils. Leur caractère immersif apporte quelque chose en plus. Ils plongent les joueuses et les joueurs dans des mondes, leur permettent de jouer des rôles, d’explorer divers scénarios et comportements. Il y a des possibilités de progression et des gratifications beaucoup plus fortes que dans la vie réelle. Leur potentiel addictif a toujours fait débat, seule la CIM-11 (dernière version de la Classification mondiale des maladies et des troubles de la santé, publiée par l’OMS, ndlr) reconnaît cette addiction pour l’instant. Il y a addiction lorsque le comportement engendre une souffrance significative et des conséquences négatives sévères, qui persistent pendant au moins douze mois. Si seule une minorité de personnes développe une véritable addiction aux jeux vidéo, un grand nombre présente toutefois un usage problématique, marqué par des difficultés à contrôler leur pratique, une préoccupation excessive et l’apparition de conséquences néfastes dans la vie quotidienne.
Quel retentissement l’usage excessif des jeux vidéo peut-il avoir au sein du foyer ?
Les jeux vidéo peuvent prendre toute la place à la maison et devenir un sujet de conflit. Le jeu peut devenir une préoccupation constante, au détriment des autres activités, de l’école, du travail, du temps passé en famille ou avec les amis, de l’hygiène corporelle, des repas partagés. Si la personne ne peut pas jouer, elle peut se sentir anxieuse, déprimée, vide, irritable. Perdre le contrôle dans les jeux vidéo peut aussi engendrer des répercussions financières, mais pas dans les mêmes proportions qu’avec les jeux d’argent.
Comment réagir si les jeux vidéo deviennent une source de conflits ?
Il faut éviter de diaboliser le jeu, car cela peut entraîner de la frustration et des tensions, par exemple si on éteint le wifi et que le joueur perd des points ou sa progression dans le jeu. Plutôt que d’avoir un discours culpabilisant et jugeant, nous recommandons aux proches de s’y intéresser, de poser des questions, de dialoguer. Seulement ensuite, négocier un cadre ensemble qui soit compatible avec la vie de famille ou de couple. Si la personne n’arrive pas à réduire son temps de jeu et que c’est source de souffrance, nous conseillons de consulter un spécialiste. Faire appel à une personne neutre peut aider, parfois en quelques séances.

