L’empathie choisit toujours ses victimes

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Entre neurosciences et critique de la domination, l’essayiste Samah Karaki, dans son ouvrage L’empathie est politique, démystifie une faculté qu’on prend trop vite pour une panacée.

TEXTE | Nic Ulmi
ILLUSTRATION | Bogsch & Bacco

Peu de penchants de notre esprit ont actuellement une aussi bonne réputation que l’empathie. Face aux vertus qu’on lui attribue, on en viendrait à croire que ce ressenti intérieur qui fait écho aux émotions d’autrui pourrait réparer le monde, si seulement on le laissait se déployer. Neuroscientifique de formation, vulgarisatrice et essayiste vouée à déconstruire les mythes sur notre cerveau, Samah Karaki déconstruit cette vision magique. Loin d’une panacée, l’empathie est biaisée, discriminatoire, inefficace, parfois violente, pas du tout fiable. Si L’empathie est politique, comme l’affirme le titre du dernier livre de cette autrice franco-libanaise, ce n’est donc pas parce que cette disposition affective serait une boussole pour la gouvernance et l’action collective. Mais plutôt parce que le cadre politique façonne notre empathie, qui finit ainsi par renforcer les rapports de pouvoir en place.

L’empathie, dites-vous, est toujours sélective et n’est jamais impartiale. Quels sont les facteurs qui orientent notre ressenti empathique ?

L’empathie est définie comme une capacité d’identification : elle nous fait percevoir ce qui nous est identique dans l’expérience de l’autre. Dans les faits, on peut se mettre plus facilement à la place de l’autre si son expérience nous paraît déjà s’approcher de la nôtre. Ce biais de proximité favorise nos proches directs, mais aussi les personnes qui partagent notre expérience de vie. Si je vis à Paris, j’aurai facilement de l’empathie pour quelqu’un qui habite New York, car j’imagine un mode de vie semblable au mien dans un cadre urbain occidental. Mais j’aurai moins d’empathie pour des personnes dont je me considère comme lointaine culturellement, parce que je peux plus difficilement m’identifier avec leur réel.

Une limite de l’empathie est donc le fait qu’elle recherche l’identique : elle ne me conduit pas à m’intéresser à l’autre s’il ne me ressemble pas. Ma question est dès lors la suivante : qu’est-ce qui me fait croire que j’appartiens à un groupe, à partir de quel moment l’autre est-il construit comme autre, comment se décide qui est « nous » et qui est« eux » ? Une condition essentielle pour que mon empathie se mobilise est que je porte mon attention. Or, quand je pose mon regard sur quel qu’un ou quelque chose de précis, j’exclus le reste. Parce que ma capacité d’attention n’est pas illimitée. Si on analyse ce qui détermine mon attention, on voit avant tout qu’elle est attirée par ce qui est incarné plutôt que par ce qui est abstrait. Si l’autre n’est représenté que sous la forme de chiffres, s’il est montré comme appartenant à un groupe homogène plutôt que dans sa complexité, je ne le verrai pas. Mon attention ne sera pas dirigée vers lui. Ceci explique pourquoi on a moins d’empathie face à un événement où il y a beaucoup de victimes plutôt qu’une seule : nous aurons plus facilement de l’attention pour une personne qui nous paraît identifiable plutôt que pour une masse. Il faut dès lors se demander comment et avec quelle fréquence le cadrage médiatique représente une personne ou un groupe, et comment il attire ainsi notre attention vers certaines victimes plutôt que d’autres.


Bio express

1984 Naissance à Dubaï

2005 Licence en biologie à Beyrouth

2008 Master en neurosciences cognitives à Lyon

2011 Doctorat en neuropsychopharmacologie à Montpellier

2012–2016 Chercheuse postdoctorale en neuropsychologie cognitive à Paris

2014 Fonde l’association Social Brain Institute, visant à développer la compréhension du cerveau pour promouvoir la justice sociale et environnementale

2021 Publie Le travail en équipe. Un peu de neurosciences pour les pros qui veulent collaborer autrement (Dunod)

2023 Produit le podcast La créativité sur France Culture

2023 Publie Le talent est une fiction. Déconstruire les mythes de la réussite et du mérite (Lattès)

2024 Publie L’empathie est politique. Comment les normes sociales façonnent la biologie des sentiments (Lattès)


L’aiguillage de l’empathie est également déterminé par notre jugement sur l’autre…

Nous tendons à nous identifier à ce qui nous paraît moralement bon. Du moment où je situe cette moralité à un endroit, j’aurai moins d’empathie pour ce qui me paraît déviant par rapport à elle. Ce prisme permet d’analyser par exemple comment des groupes très religieux, qui affichent la compassion comme un de leurs idéaux, ont pu manquer d’empathie envers les victimes homosexuelles du sida aux États-Unis dans les années 1980,allant jusqu’à les priver d’obsèques. Ce qu’on voit à l’œuvre là constitue l’effet d’une forme d’infrahumanisation : nous n’avons pas d’empathie pour un groupe assimilé à une forme d’infériorité morale.

On peut parler également de « capital innocence » : une victime attirera davantage notre attention si elle nous paraît irréprochable, si elle coche les cases de ce que nous attendons d’une victime. Face à une personne qui a subi un viol, nous aurons par exemple moins d’empathie si elle est travailleuse du sexe que s’il s’agit d’une infirmière agressée en rentrant de son travail. D’une manière générale, l’empathie est déterminée par la hiérarchisation entre les groupes humains. Se considérer comme étant supérieur, par exemple sur le plan ethnoracial ou sur celui du genre, signifie percevoir l’autre comme étant moins humain que soi, ce qui se traduit en une moindre empathie à son égard. Cela peut aller jusqu’à la déshumanisation, c’est à-dire jusqu’à ne plus percevoir l’autre comme étant humain. Ce qui rend l’empathie impossible.

Ces constats s’appuient-ils sur des expériences scientifiques ?

Oui. Des expériences en neurosciences et en psychologie, menées sur des adultes comme sur des enfants, montrent par exemple que nous aurons moins d’empathie pour la souffrance d’une personne qu’on voit subir des petits chocs électriques ou des piqûres d’aiguilles, si auparavant on nous l’a montrée comme ne respectant pas les règles d’un jeu.

Ce phénomène s’explique par un biais cognitif qu’on appelle « croyance en un monde juste » : si quelqu’un s’écarte des normes, nous tendons à considérer que sa souffrance est juste. Ce biais, qui s’exprime dès le quatorzième mois de vie, se manifeste par exemple dans le manque d’empathie total dont font preuve les enfants envers le chat Tom dans les dessins animés Tom et Jerry. On aime bien imaginer que les enfants ont plus de compassion, que la société n’a pas encore corrompu leur nature… En fait, on voit bien que du moment où on a positionné une personne comme étant déviante ou comme étant ennemie, l’enfant ne va éprouver aucune empathie pour elle. Il en va ainsi pour la souffrance de ce chat, qui subit des violences atroces à chaque épisode.

L’empathie a également une face sombre que vous appelez « contre-empathie » et qui s’apparente à la Schadenfreude, la joie éprouvée face au malheur d’autrui…

Cette face sombre est liée à ce qu’on appelle le « biais endogroupe », qui favorise notre groupe d’appartenance par rapport à un groupe externe. Un effet de ce biais, testé en laboratoire, est que plus on a d’affects positifs pour son groupe, plus on aura tendance à se sentir menacé par les autres et à se percevoir comme leur victime. Le fait que l’autre souffre nous procurera dès lors un sentiment de sécurité et une forme de récompense.

Un autre travers de l’empathie est sa tendance à se suffire à elle-même : la ressentir ne nous pousse pas forcément à agir… Pour quelle raison ?

Le travail émotionnel occasionné par l’empathie peut m’enfermer dans ma propre détresse. Je me détourne alors de l’autre pour m’occuper de moi. Des études montrent cette décorrélation entre le fait de travailler sa propre sensibilité comme un développement personnel et la propension à l’acte prosocial, c’est-à-dire orienté vers l’aide : les personnes qui s’engouffrent le plus dans leurs propres affects se tournent moins facilement vers des formes d’action collective. Le fait d’investir de l’énergie dans les chantiers affectifs de l’empathie finit ainsi par nous donner l’illusion d’avoir fait le nécessaire. On se dit : « C’est bon, j’ai assez fait, du coup je ne vais pas aller à cette manif, participer à cette action, signer cet appel… » Alors même qu’il s’agirait de démarches qu’il faudrait entreprendre pour traduire en actes notre ressenti empathique.

Des analyses semblables ont été faites au sujet de l’art sous l’angle de l’émotion en tant qu’objet de consommation : nous allons voir des expositions qui peuvent nous donner l’illusion d’avoir fait quelque chose, parce que nous avons donné de nous-mêmes et de notre attention. Et finalement, le fait de travailler uniquement en nous-mêmes correspond aux intérêts du pouvoir dominant, qui reste ainsi à l’abri du questionnement et de la mise en cause. J’ajouterais que dans les cas où l’empathie me pousse à agir, elle mènera à une action qui n’est pas forcément la bonne pour l’autre, car elle a surtout tendance à m’aiguiller vers ce qui serait adéquat pour moi. L’empathie me donne en effet l’illusion d’avoir compris ce dont l’autre a besoin. Elle voit l’autre tel que je suis plutôt que tel qu’il est.

L’empathie ne constitue donc pas une boussole fiable. Dans la conclusion de votre livre, vous proposez trois autres pistes…

La première piste consiste à travailler de manière didactique sur la compréhension que nous avons de l’histoire – la nôtre comme celle des autres. Nous savons par exemple que des comportements prosociaux observés chez des enfants blancs envers des enfants de minorités ethnoraciales ne sont pas tant déterminés par une empathie préexistante que par une éducation qui développe leur compréhension du racisme et des préjugés.

La deuxième piste vise à accueillir d’autres émotions déclenchées par la souffrance de l’autre, en particulier la honte et la colère. Des études montrent que la colère ressentie face à des injustices et à des discriminations tend à s’associer à une réduction des préjugés et qu’elle peut motiver à agir. Quant à la honte, considérée le plus souvent comme une émotion négative, elle peut être le point de départ d’une transformation si on la ressent en se reconnaissant dans des relations de pouvoir.

La troisième piste consiste à observer comment se construit le cadrage de l’empathie. Face à une information, on peut apprendre à se demander qui l’a émise, dans quel but, pour générer quelle émotion. La question ne se limite pas aux fake news : une information peut être vraie en tant que telle, mais fausse si on en fait une généralisation abusive en lui attribuant une représentativité qu’elle n’a pas. Je pense qu’il est essentiel de développer cette « lecture anxieuse », ce rapport suspicieux à l’information. On peut vivre avec ce malaise : c’est une des seules choses qui peut nous sauver.

Vidéos

En 2024, le gouvernement français lance des « sessions d’empathie » dans les écoles. Le Ministère de l’éducation nationale a publié cette vidéo dans ce contexte. Sceptique, Samah Karaki y voit une manifestation de la tendance à « désigner l’empathie comme une solution miracle ».

Dans sa chronique « Garde àvous les ados » sur France Inter, l’humoriste Aymeric Lompre traille lourdement l’introduction de l’empathie à l’école, initiative portée par Gabriel Attal, ministre français de l’Éducation nationale.


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