L’empathie n’est ni bonne, ni mauvaise en soi. Mais elle a ceci de particulier qu’elle peut se montrer sélective, manipulable et mener à l’épuisement. Bien accompagnée, elle peut cependant être un levier contre les discriminations.
TEXTE | Geneviève Ruiz
Dans la langue française, le terme « empathie » est apparu dans les années 1960. Il était certes déjà utilisé depuis quelques années en allemand et en anglais et les philosophes des Lumières avaient exploré des concepts similaires, tels que la sympathie. Malgré sa jeunesse, l’empathie a suivi en quelques décennies une courbe de croissance exponentielle en termes d’usages, d’articles, de livres ou de recherches qui lui sont consacrés. Au point qu’on la qualifie de phénomène de mode. Un autre fait remarquable réside dans la difficulté à définir précisément ce mot pourtant sur toutes les lèvres. Alors que le grand public l’associe souvent à la sympathie ou à la bienveillance, elle relève tantôt d’une compétence, tantôt d’une vertu ou encore d’une émotion suivant le point de vue adopté. « Même dans la recherche scientifique, il existe différentes définitions et manières de mesurer l’empathie, précise Patricia Cernadas, psychologue et chercheuse spécialisée dans l’étude des émotions au Centre interfacultaire en sciences affectives de l’Université de Genève. De mon point de vue de psychologue, on peut avancer qu’il existe deux dimensions de l’empathie : la cognitive, qui fait qu’on est capable de comprendre la pensée de l’autre et d’adopter sa perspective ; et l’émotionnelle, qui se réfère à l’idée de partager d’une certaine manière l’émotion de l’autre. » Parallèlement aux récupérations tous azimuts de l’empathie dans les domaines du management, de la morale ou du politique notamment, les recherches en psychologie et en sciences affectives menées depuis plusieurs décennies ont établi un certain nombre de faits. « Ces travaux se situent dans le champ en pleine expansion des recherches sur les émotions, souligne Patricia Cernadas. Les connaissances vont certainement encore évoluer ces prochaines années. » En attendant, ces recherches ont montré une prédisposition« innée » à ressentir l’empathie chez le petit être humain. « Ce n’est pas spécifique à l’humain, certains auteur·es, comme le primatologue Frans de Waal 1Consécutivement à ses observations sur les chimpanzés dans les zoos des Pays-Bas, le primatologue Frans de Waal (1948-2024) a montré combien leurs gestes de coopération avaient une importance stratégique. Il a ainsi mis en lumière les comportements de solidarité et d’altruisme dans le monde animal. L’un de ses ouvrages les plus connus est L’âge de l’empathie. Leçons de la nature pour une société solidaire(2009)., ont montré qu’elle existait aussi sous différentes formes dans le règne animal », commente Patricia Cernadas. Si l’on s’entient à l’espèce humaine, les bébés ressentent déjà des formes précédant l’empathie. Comme la contagion émotionnelle, lorsqu’ils pleurent en entendant d’autres bébés pleurer, ou le mimétisme lorsqu’ils imitent des expressions faciales. Dans les années qui suivent, différentes étapes de développement leur permettent de ressentir de l’empathie, généralement autour de 7 ans. Pour cela, l’enfant doit notamment pouvoir se différencier de l’autre. « L’empathie est donc présente chez les individus au développement “normal”, indique Yves-Alexandre Thalmann, psychologue et auteur d’ouvrages de psychologie appliquée, dont L’Envers du développement personnel (Éditions 41, à paraître). Selon les explications évolutionnistes, sa fonction consiste à faciliter les liens sociaux. Après, elle va plus ou moins se développer selon les individus et le contexte social. »
Les filles socialisées à l’empathie
L’empathie est plus ou moins encouragée et dès lors exprimée en fonction de la socialisation, notamment selon le genre. Dans les sociétés occidentales, l’éducation et d’autres vecteurs de socialisation (histoires, publicités, jeux, etc.) la stimulent typiquement chez les filles. « Elles sont socialisées à l’empathie, relève Hélène Martin, sociologue spécialiste du genre et professeure à la Haute école de travail social et de la santé Lausanne – HETSL– HES-SO. Elles apprennent à mettre la focale sur l’autre, afin de comprendre ses états émotionnels et d’agir en fonction. Elles sont encouragées à aider, à plaire, à prendre soin. »L’empathie serait par ailleurs une émotion sensible à la motivation. « Si on n’est pas motivé, on ne va pas forcément la ressentir, typiquement lorsque ce n’est pas prôné socialement, explique Patricia Cernadas. Une étude américaine, qui date déjà de 2001, avait mené des tests d’empathie sur des groupes d’hommes et de femmes. Ces dernières avaient dans un premier temps obtenu de meilleurs résultats. Une deuxième série de tests prévoyait une récompense pécuniaire pour les participantes et les participants qui parvenaient à reconnaître les émotions des autres. Cela avait nettement atténué les différences de genre. »
Contre-empathie et Schadenfreude
L’empathie possède aussi la particularité d’être sélective. Elle est prioritairement dirigée vers les membres du clan, ceux qui me ressemblent. Ce mécanisme qui privilégie l’empathie intragroupe est même étroitement lié à la contre-empathie, c’est-à-dire au rejet des non-membres. Cela peut favoriser les biais et la Schadenfreude, soit la réjouissance face au malheur d’autrui. Suivant le contexte, un individu peut faire preuve presque simultanément d’empathie et de contre-empathie. Dans les cas extrêmes, il y a les tortionnaires nazis bons pères de famille ou les psychopathes adorables voisins. « De manière générale, cette sélectivité de l’empathie pose problème car elle est fortement manipulable et peut légitimer des violences, observe Yves-Alexandre Thalmann. Lorsqu’une politicienne ou un politicien met en évidence un crime commis par un réfugié·e, il va provoquer l’empathie intragroupe et légitimer le rejet d’autres groupes sociaux. Il sélectionne avec qui on est empathique et avec qui on ne l’est pas. »
L’empathie est aussi une émotion qui ne pousse pas nécessairement à l’action face à la détresse d’autrui. « Lorsque je ressens moi-même cette souffrance, cela mobilise beaucoup d’énergie pour la réguler, expose Patricia Cernadas. L’empathie face à la souffrance n’active pas des zones du cerveau liées à la récompense ou au sentiment de puissance, mais celles de la douleur. Elle engendre plus souvent un repli sur soi. »Pour Yves-Alexandre Thalmann, l’empathie peut s’avérer problématique dans le contexte des professions du soin ou de la santé, car elle empêche d’établir une saine distance avec la souffrance de l’autre, ce qui peut mener à l’épuisement.« Or cette distance est précisément celle qui permet le soutien. Elle me permet d’aider autrui dans sa souffrance, sans pour autant la vivre avec lui. »
FORENSIC ARCHITECTURE 2024, FADEL SENNA / AFP, 3909 LCC / LUCAS POPE, PAOLO VERZONE
Face à ce tableau de l’empathie, on peut s’interroger sur l’avantage de l’intégrer dans les cursus scolaires, comme l’a décidé le Ministère français de l’éducation nationale en 2024. « L’empathie en soi n’est ni bonne ni mauvaise et je ne vois pas l’intérêt de la privilégier par rapport à d’autres émotions, considère Yves-Alexandre Thalmann. Dans le cas de la lutte contre le harcèlement, elle permettrait même au harceleur·euse d’étoffer son arsenal car il comprendrait mieux les mécanismes de comportement de sa victime. On ne peut pas favoriser l’empathie et en attendre des solutions. Comme toutes les émotions, elle doit être régulée. » Patricia Cernadas se montre de son côté plutôt favorable à l’apprentissage de l’empathie à l’école : « Tout ce qui peut amener à une meilleure connaissance de son fonctionnement émotionnel est positif pour le vivre-ensemble. Bien réguler ses émotions peut s’entraîner 2Centre interfacultaire en sciences affectives de l’Université de Genève, Patricia Cernadas a développé des entraînements à la régulation émotionnelle, notamment grâce à la méditation. Pour favoriser une empathie universelle, un travail peut aussi se faire sur les croyances : on présente l’empathie comme un muscle et comme une ressource illimitée.. En ce qui concerne l’empathie, cela peut permettre de la diriger aussi vers les personnes qui ne font pas partie du groupe. »La psychologue souligne toutefois que la compassion est une meilleure alliée si l’objectif est de motiver les comportements prosociaux : « Elle est moins manipulable que l’empathie car plus complexe à ressentir. Elle active d’autres zones cérébrales, dont les circuits liés à la récompense. Elle pousse ainsi davantage à l’action face à la détresse de l’autre. »
Lutter contre les préjugés
Une équipe de recherche de la HETSL a de son côté créé un jeu pédagogique dans lequel l’empathie est utilisée comme levier pour opérer une prise de conscience des privilèges et des discriminations structurels de la société. Intitulé Dans la vie de… et accessible via une plateforme internet, il a été développé de 2018 à 2021. « Chaque personne tire au sort une vignette qui décrit un personnage, explique N’Dri Paul Konan, psychologue social et professeur à la HETSL, qui a mené ce projet avec ses collègues Hélène Martin, Maria Sokhn, Rebecca Bendjama et Camille Pellaton. Ces personnages fictifs vivent plus ou moins de privilèges et de discriminations. Ils ont été créés sur la base de la littérature scientifique et d’échanges avec des associations locales. » Après s’être plongés dans le rôle, les participants se placent sur une même ligne pendant que l’animatrice ou l’animateur clame une vingtaine d’affirmations. S’ils se sentent concernés, ils font un pas en avant ; sinon ils restent sur place. On peut citer « Dans les espaces publics et dans la rue, je ne crains pas les agressions, les insultes, le harcèlement », ou « J’ai ou j’ai eu un travail qui correspond à ma formation et à mes aspirations ou si je suis en formation, celle-ci correspond à mes aspirations ». La session se termine par un échange sur les ressentis. « Ce jeu est basé sur des recherches qui montrent qu’il ne suffit pas de dénoncer les inégalités sociales, les stéréotypes et les discriminations pour voir les comportements évoluer, expose N’Dri Paul Konan. Pour avoir un impact, il faut travailler simultanément les dimensions cognitive, affective et comportementale de l’empathie. » Dans la vie de… vise à se mettre à la place de l’autre pour expérimenter ce que peuvent penser, ressentir et vivre les personnes victimes de discriminations ou bénéficiant de certains privilèges : « Les privilèges passent souvent inaperçus aux yeux de celles et ceux qui en bénéficient, car ils les envisagent comme étant la norme, ou alors les comprennent comme individuellement “mérités” », avance Hélène Martin. Selon N’Dri Paul Konan, l’avantage de cet outil est qu’il visibilise des discriminations et des privilèges proches du vécu des personnes : « Il ne s’agit pas forcément d’être à l’abri ou non financièrement parlant, mais de faits de la vie de tous les jours, comme de ne passe sentir en sécurité en marchant dans la rue. Cette expérience peut se traduire par un sentiment d’illégitimité, de mise en danger, voire limiter les déplacements de la personne et, in fine, constituer un frein à son développement. » L’équipe du projet a observé que le jeu provoquait de nombreuses autres émotions que l’empathie chez les participants : colère, frustration, honte, tristesse notamment. Toutes contribuent à une prise de conscience. Alors que Dans la vie de… a été jusqu’à présent surtout utilisé dans le domaine du travail social, l’équipe verrait d’un bon œil qu’il soit diffusé dans d’autres sphères de la société. Pour N’Dri Paul Konan, « il serait intéressant d’analyser son impact dans d’autres milieux où les discriminations et les privilèges sont moins questionnés. »
« L’empathie est une vertu publique obligée alors que l’indifférence est un vice privé. »
Jean Dion, chroniqueur et écrivain canadien, Le Devoir, 1999
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Définitions
Empathie
L’empathie vient du grec ancien en (dans, à l’intérieur) et pathos (souffrance, ce qui est éprouvé). Il s’agit de la reconnaissance et de la compréhension des sentiments, pensées et expériences d’une autre personne. Il existe plusieurs types d’empathie. Les plus connues sont l’empathie cognitive, qui se réfère à la compréhension rationnelle des perspectives et des états mentaux d’autrui, et l’empathie affective, qui implique une réponse émotionnelle aux sentiments des autres.
Altruisme
Valeur morale importante dans de nombreuses cultures et religions, l’altruisme désigne la préoccupation désintéressée pour le bien-être d’autrui. Il est motivé par un sentiment de devoir ou de responsabilité pour le bien commun. L’altruisme est souvent présenté comme le contraire de l’égoïsme.
Bienveillance
La bienveillance peut être perçue à la fois comme une vertu ou un principe général, visant le bien-être et le bonheur de l’humanité dans son ensemble. À un niveau plus personnel, elle désigne également une attitude favorable envers autrui.La bienveillance ne consiste pas à se connecter aux expériences des autres, mais intègre une dimension active de gentillesse et de soutien.
Compassion
Du latin compassio (souffrir avec), la compassion se réfère à un sentiment de pitié qui rend sensible aux malheurs d’autrui. Elle va au-delà de la sympathie et de l’empathie en ce qui concerne la motivation à agir. Selon le psychologue Paul Bloom (Le Temps, 2017) : « La compassion consiste à se soucier de quelqu’un qui souffre, sans pour autant éprouver soi-même ce qu’il ressent. »
Sympathie
La langue française donne trois sens principaux à ce mot selon le Larousse : « Penchant naturel, spontané et chaleureux de quelqu’un vers une autre personne ; participation à la joie, à la peine d’autrui ; bienveillance, disposition favorable envers quelque chose. » La sympathie permet plus de distance que l’empathie, car elle est moins centrée sur une compréhension des émotions de l’autre.
L’empathie au jour le jour
TEXTE | Geneviève Ruiz
INFOGRAPHIE | Bogsch & Bacco
Une équipe de psychologues canadiens a examiné les perceptions de l’empathie dans la vie quotidienne d’un groupe représentatif de 246 adultes. Les participantes et participants ont rapporté ressentir de l’empathie en moyenne neuf fois par jour, principalement envers leurs proches. La figure ci-dessous illustre comment et à quel pourcentage les trois composantes théoriques de l’empathie (cognitive, affective et compassionnelle) sont perçues, tant individuellement que simultanément.