HEMISPHERES N°14 La force des croyances // www.revuehemispheres.ch

La crise perpétuelle de l’horlogerie suisse

publié en


Mots-clés / Expert·es

, ,

À chaque ralentissement, c’est l’affolement. Pourtant, les exportations de montres ont atteint des sommets et les groupes brassent des millions. Comment se porte vraiment l’industrie? État des lieux et perspectives.

TEXTE | Benjamin Keller
PHOTOGRAPHIE | Thierry Parel

C’est un peu comme l’élève qui obtient des six à chaque évaluation et qui suscite les pires inquiétudes lorsqu’il ramène un cinq et demi à la maison. L’horlogerie suisse a atteint des sommets historiques. Les exportations ont doublé depuis 2000, pour atteindre 19,4 milliards de francs en 2016. L’an dernier, Swatch Group a engrangé 593 millions de francs de bénéfices et la division horlogère du groupe de luxe genevois Richemont 260 millions. Les marques font appel aux plus grands architectes pour bâtir leurs sièges. Pourtant, la branche sortirait tout juste d’une énième «crise» et le contexte demeurerait «maussade», selon de nombreux articles publiés dans la presse. Il est vrai que les revenus ont reculé de 10% par rapport à 2015 et que les exportations ont connu vingt mois de recul consécutifs avant de repartir à la hausse. Il n’en demeure pas moins que chaque ralentissement provoque des réactions qui semblent perdre mesure. «Un ralentissement conjoncturel, pour la plupart des acteurs, c’est déjà une crise, constate l’anthropologue Hervé Munz, qui a récemment publié une thèse sur la transmission du patrimoine et du savoir-faire horloger. Depuis que j’ai commencé à travailler sur le monde horloger, en 2008, j’ai déjà connu trois crises.» La faute selon lui au modèle économique qui prévaut à l’heure actuelle dans l’industrie, à savoir le capitalisme financier, avec des groupes cotés en bourse qui dé­pendent d’actionnaires: «Pour eux, les baisses sont inacceptables. Au sortir de conférences de presse ou d’entretiens avec les directeurs, les journalistes ont tendance à colporter l’idée que c’est la catastrophe.»

Restructurations et nombreux licenciements

L’historienne Laurence Marti partage l’avis d’Hervé Munz. «Depuis les années 1980, on a l’impression que le secteur est sans arrêt en crise, corrobore-t-elle. Une crise, c’est une remise en question fondamentale des structures de production et du produit fabriqué. Ce qui n’est pas du tout le cas en ce moment. Il y a eu au cours des dernières années un envol fou des ventes et de la consommation. Nous sommes revenus aujourd’hui à la situation plus normale d’il y a cinq ou six ans. On oublie que l’économie n’est pas uniquement une course en avant.»

«Depuis les années 1980, on a l’impression que le secteur de l’horlogerie est sans arrêt en crise»

Crise ou pas, la branche a souffert de répercussions. «Il y a eu des licenciements importants, des restructurations drastiques. Les sous-traitants vivent une période de pénurie de travail douloureuse et l’automatisation forcenée pousse un certain nombre d’acteurs dans leurs derniers retranchements», énumère Hervé Munz. En 2016, 2000 emplois ont été biffés, soit 3,4% des effectifs horlogers. La Convention patronale de l’industrie horlogère suisse considère cela comme une «baisse modérée étant donné la situation économique». Richemont a par exemple rayé des centaines de postes. Hervé Munz peine à expliquer cette saignée: «De la part de Richemont, c’est incompréhensible. Ils sont tout de même bénéficiaires! Lorsqu’on met autant de gens sur le carreau, je comprends que l’on parle de crise…»

La faute au culte du profit

Le facteur humain est devenu un élément parmi d’autres des décisions, observe Laurence Marti: «L’horlogerie vit sur l’exportation, et les montres sont un produit de consommation qui répond à une demande. Quand la demande progresse, il faut trouver les moyens de la satisfaire et dans le cas contraire, on recourt à des suppressions d’emplois. L’important, en tout cas pour certains groupes, consiste à dégager des profits, dans un contexte où il faut donner des signaux positifs à des actionnaires. Une entreprise peut accroître ses ventes de 15% et licencier par ailleurs. Cela fait désormais partie de la vie économique.»

L’historienne pointe une conséquence supplémentaire, ou plutôt un risque, lié à la concentration croissante de l’industrie dans les mains de quelques grands groupes. Lors de la crise des années 1970, qui a mis à genoux l’horlogerie helvétique, c’est l’inventivité de petites sociétés et la multiplicité des modèles explorés qui lui ont permis de se relever, souligne-t-elle: «Ma crainte, c’est que l’on perde tout un tissu de petites structures susceptibles d’apporter des idées et du renouvellement.» Plutôt optimiste, Laurence Marti ne voit toutefois pas de crise majeure se profiler à l’horizon.

Industrialisation à double tranchant

Une autre coupable souvent désignée des récents licenciements est l’automatisation, c’est-à-dire le recours aux machines pour fabriquer des montres. C’est elle qui a permis d’atteindre les niveaux d’exportation actuels. «L’automatisation du luxe a déjà 25 ans, elle n’est pas nouvelle, indique cependant Hervé Munz. En période difficile, les marques peuvent chercher à la renforcer, mais la tendance est déjà là.» En réalité, l’industrialisation est allée de pair avec une poussée de la main-d’œuvre. Le nombre de travailleurs est passé de 37’000 à 57’000 depuis 2000. Dans le même temps, les volumes exportés ont été réduits de 4,3 millions d’unités, à 25,4 millions. Autrement dit, davantage d’horlogers créent moins de montres, mais dont la valeur a augmenté.

HEMISPHERES N°14 La force des croyances // www.revuehemispheres.ch
En 2016, 2000 emplois ont été biffés dans le secteur horloger, soit 3,4% des effectifs.

Les vraies incidences de l’industrialisation sont plutôt à chercher du côté de la formation. «Des filières d’étude en ingénierie horlogère ont été relancées sur la base du savoir-faire qui avait survécu dans les années 1980. Mais pour la production, de moins en moins d’horlogers qualifiés sont nécessaires, rapporte Hervé Munz. On forme beaucoup d’opérateurs, qui assemblent et règlent les montres. Leurs compétences sont utiles, mais ils n’ont pas une vision de la profession aussi diversifiée que des horlogers de métier.» Cette évolution engendre plusieurs problèmes, explique le chercheur. D’une part, la qualité du service après-vente en pâtirait: «Le fait que la durée de formation régresse et que moins de temps soit consacré à analyser les mouvements peut poser des difficultés pour réparer les montres.» D’autre part, l’ingénierie menacerait la création artisanale indépendante: «Les entreprises qui faisaient auparavant appel aux services d’horlogers indépendants pour la conception de mouvements s’en distancient car elles sont devenues plus autonomes pour développer des produits complexes.»

Une bombe sociale à retardement

Les ingénieurs qui peuplent les manufactures modernes sont-ils les bourreaux des artisans? «Pas du tout!» répond Gilles Greub, professeur à la HE-Arc Ingénierie à Neuchâtel. Pour lui, les deux sont complémentaires: «L’horlogerie est un art dans le sens esthétique. La conception horlogère, c’est de la technique. Si une marque fait les choses intelligemment, elle va employer des ingénieurs pour réaliser un produit fiable. L’artisan, quant à lui, va non pas concevoir la base du mouvement, mais amener de la valeur ajoutée en termes de décoration et d’adaptation de la montre au client. Bien sûr, il y aura toujours des pièces exceptionnelles fabriquées de manière artisanale. Mais les besoins des consommateurs évoluent. Ils veulent un produit qui fonctionne et pour lequel ils ne doivent pas attendre dix ans.»

Reste qu’il existe une dichotomie grandissante entre, d’un côté, le discours des griffes horlogères ancré sur la tradition et, de l’autre, l’industrialisation de la branche. «Le challenge consiste à allier une production de pièces qui se répètent tout en conservant l’image de la montre exceptionnelle, dit Gilles Greub. Le métier d’art (gravure, émaillage, sertissage, ndlr), et la personnalisation des garde-temps, est à mon avis une excellente voie.» D’importantes marges sont d’ailleurs réalisées là-dessus. Hervé Munz, qui a passé des années dans les ateliers pour sa thèse de doctorat, s’est, lui, rendu compte que l’argument marketing du savoir-faire artisanal, en contradiction avec la réalité, passait de plus en plus mal auprès des horlogers. Il plaide pour un dialogue renouvelé autour de la formation initiale: «La bonne réputation des montres suisses a un coût, celui d’une formation exigeante et attractive. Si les horlogers sont dégoûtés, c’est vers une crise sociale que l’on se dirige.» Bien réelle, celle-là.


Trois questions à François Courvoisier

HEMISPHERES N°14 La force des croyances // www.revuehemispheres.ch
© Photo: Guillaume Perret  |  lundi13

François Courvoisier, professeur HES et doyen de l’Institut du marketing horloger à la HEG-Arc à Neuchâtel livre son analyse des spécificités du marketing horloger.

Les marques horlogères basent-elles beaucoup leur marketing sur le savoir-faire artisanal?

C’est le cas de certaines marques. Mais il ne faut pas généraliser. Il existe environ 200 marques de montres swiss made et ce marché prend la forme d’une pyramide: à sa base, les montres industrielles, et à sa pointe, l’artisanat d’art de grand luxe. Les marques qui se concentrent dans le bas de gamme communiquent peu sur le savoir-faire horloger, ce n’est pas leur segment. En revanche, il existe effectivement une zone intermédiaire parmi les marques du moyen de gamme, qui automatisent une partie de leur production mais gardent certaines étapes manuelles, notamment pour l’emboîtage. Certaines se vendent comme des «manufactures» alors que ce n’est clairement pas le cas.

Quelles sont les spécificités du marketing horloger?

Une montre ne fait pas qu’indiquer l’heure. Elle peut servir d’objet de distinction sociale, figurer un exploit technique ou encore être investie d’émotion. Les prix vont de quelques dizaines à un million de francs, les clients du jeune désargenté au collectionneur multi­millionnaire. Et la distribution se fait via internet, la vente directe, les boutiques monomarques, multimarques… Les stratégies marketing sont donc extrêmement diversifiées, d’autant plus que souvent, les différentes collections d’une même marque s’adressent à des publics variés.

Comment analysez-vous les tendances actuelles?

Je viens de finaliser une étude qui constate que l’horlogerie est très liée au sport: 150 marques sur 200 soutiennent des activités sportives. Après, leur stratégie varie en fonction de leurs objectifs et de leurs moyens: tennis, formule 1, football, voile… Certaines entreprises choisissent de se distinguer en investissant dans des sports moins médiatisés comme Parmigiani et les montgolfières. Dans un autre registre, de nombreuses petites marques innovantes misent sur des matériaux inédits en termes d’alliages ou de provenances.

Par Geneviève Ruiz


Mots-clés / Expert·es