Le principal facteur de risque du comportement délictueux d’un adolescent·e réside dans ses fréquentations. C’est ce qui ressort du volet suisse d’une étude internationale consacrée au sujet, codirigée par Sandrine Haymoz, criminologue et professeure à la Haute école de travail social Fribourg – HETS-FR – HES-SO.
TEXTE | Geneviève Ruiz
Vous avez codirigé l’étude Délinquance juvénile en Suisse, dont les résultats ont été publiés en octobre 2022. Combien de jeunes avez-vous interrogés ?
Plus de 11’000 jeunes âgés d’environ 14-15 ans ont rempli notre questionnaire en ligne. Ils faisaient partie de classes sélectionnées aléatoirement dans 24 cantons. Sous la supervision de leur enseignant·e, ils ont répondu durant 45 minutes à de nombreuses questions sur leur mode de vie, leurs loisirs, leur famille, ainsi que sur les délits qu’ils avaient éventuellement commis ou dont ils avaient été victimes. Leur participation était volontaire et anonyme.
Quel était l’objectif de cette récolte de données massive ?
Cette étude s’inscrit dans le cadre d’un projet international lancé en 1992 par le criminologue suisse Martin Killias conjointement avec sa consœur néerlandaise Josine Junger-Tas. Ils souhaitaient soumettre les jeunes de plusieurs pays à un même questionnaire afin d’évaluer l’ampleur de la délinquance juvénile et de comparer les résultats internationaux. Ce travail a été reconduit tous les cinq à dix ans et intègre désormais les données de 49 pays. Ces comparaisons à grande échelle mettent en évidence à quel point la délinquance juvénile est un phénomène universel, qui prend bien sûr différentes formes en fonction des contextes. À ce jour nous ne disposons pas encore des données internationales pour l’étude de 2022 carle processus a été ralenti par la pandémie.
Cette étude permet aussi de déterminer le chiffre noir de la délinquance juvénile, à savoir la criminalité qui n’est pas connue des services de police. En effet, elle diffère des statistiques policières de la criminalité, qui n’intègrent que les délits connus de la police. Or de nombreux délits typiquement commis par les jeunes ne sont pas dénoncés.
Quels sont les délits les plus fréquemment commis par les jeunes en Suisse ?
En tête de liste figure le vol dans les magasins. Il est suivi par le vandalisme, le port d’arme (qui inclut les couteaux),puis par les bagarres entre groupes. Viennent ensuite les graffitis, les crimes de haine en ligne (des messages ou commentaires blessants adressés à une personne sur les réseaux sociaux à propos de sa couleur de peau ou sa nationalité, sa religion ou son orientation sexuelle, ndlr), la vente de drogue, les agressions et le harcèlement sexuel en ligne. Les autres crimes comme le piratage informatique ou les cambriolages sont moins courants. Il faut savoir que l’adolescence est une période sensible qui est propice à la commission de délits en raison, entre autres, des changements biologiques et sociaux qui s’y opèrent. Il est fréquent durant cette période de prendre des risques ou de défier l’autorité. Les pairs prennent également une importance souvent plus grande que la famille. La majorité des délits commis par les adolescent·es sont situationnels dans le sens où ils ne sont pas vraiment planifiés, mais dépendent d’une opportunité ou d’une impulsion. Ils sont souvent le résultat de la dynamique d’une bande, qui implique des pressions ou l’envie d’impressionner les autres.
L’appartenance à une bande de délinquant·es est justement, selon vous, le principal facteur qui pousse un jeune à se livrer à des actes délictueux. Peut-on dire qu’il existe des gangs de jeunes actifs en Suisse ?
Si on se réfère à la définition communément admise par les scientifiques du terme « gang de jeunes », la réponse est oui. Il s’agit d’un groupe d’au moins trois personnes qui se connaissent depuis au moins trois mois et qui possèdent les caractéristiques suivantes : elles se réunissent beaucoup dans l’espace public, elles ont un fort sentiment d’appartenance et une tolérance pour les actes délinquants. Si on se réfère à des gangs comme il en existe aux États-Unis ou en Amérique latine, telle la Mara Salvatrucha, dont les activités relèvent de la criminalité organisée et qui commettent des actes de violence extrême, la réponse est négative.
Les images proviennent du projet La nuit la plus sombre, les étoiles les plus brillantes du photographe documentaire Glauco Canalis. Il y explore l’appropriation d’une célébration traditionnelle marquant le passage à la nouvelle année par des groupes de jeunes de 6 à 16 ans issus de quartiers défavorisés de Naples. Cagoulés, ceux-ci sillonnent les rues pour voler des sapins de Noël, puis se battent avec des gangs rivaux. Ce jeu violent caricature grossièrement les clichés de la criminalité systémique tout en mélangeant les notions d’amitié, de hiérarchie, de territoire, de masculinité, de loi et hors-la-loi. | GLAUCO CANALIS
Pourquoi un jeune rejoint-il une bande de délinquant·es ?
La délinquance juvénile résulte d’une interaction complexe de facteurs individuels, familiaux, scolaires et environnementaux. Aucun d’entre eux ne peut l’expliquer de manière déterministe. Par contre, on retrouve des facteurs de risque dans le profil de tous les délinquant·es. Notre étude, tout comme la littérature existante sur le sujet, montre notamment qu’une impulsivité marquée représente un facteur de risque, tout comme le fait de côtoyer des ami·es délinquants. Le manque de contrôle parental, les violences subies dans le cadre familial ou encore le faible attachement à sa famille augmentent aussi la probabilité d’intégrer une bande, tout comme le fait de grandir dans un quartier sensible. Il existe des facteurs protecteurs, comme la pratique d’un sport ou de tout type de loisir structuré. Ou encore avoir dans son entourage une relation d’attachement positive avec un adulte.
Est-ce que les garçons sont davantage concernés par la délinquance juvénile que les filles ?
De manière générale, les garçons sont plus à risque de commettre des délits que les filles, en particulier les délits violents. La délinquance de ces dernières a toutefois augmenté ces dernières années, tout comme la gravité des actes perpétrés. Ce phénomène est en lien, entre autres, avec les changements sociaux et culturels où les rôles traditionnels des genres évoluent. Cela peut entraîner des évolutions dans les comportements délinquants des filles.
Vous soulignez une augmentation globale de la délinquance juvénile en Suisse par rapport à l’étude précédente datant de 2013. Comment l’expliquer ?
Le phénomène de la délinquance a toujours fluctué et la prochaine étude montrera peut-être une diminution. Il n’est pas simple de trouver des causes univoques à ces évolutions. Actuellement, les spécialistes considèrent qu’une exposition intense aux médias violents peut contribuer à la banalisation de la violence et de ses conséquences sur les victimes.
Votre étude dédie d’ailleurs un volet à la cybercriminalité. Quelles sont les évolutions de ce côté-là ?
La cybercriminalité comprend le harcèlement en ligne (partage d’une photo intime d’une personne sans son consentement, ndlr), le crime de haine en ligne, la fraude ou le piratage informatiques. Nous n’avons pas beaucoup de recul sur ces questions car la situation était différente il y a dix ans. Nous avons pu constater que la gent masculine est davantage susceptible de perpétrer ce genre de délit et que les filles y sont plus exposées, notamment celles issues de la migration.
Vous consacrez aussi un chapitre aux caractéristiques des victimes de la délinquance juvénile. Qui sont-elles ?
En général, les garçons sont plus vulnérables face aux délits violents, tels que les agressions et les vols aggravés, alors que les filles sont davantage victimes de crimes de haine et de harcèlement sexuel en ligne. Cela étant, un lien étroit existe entre le style de vie des jeunes et le fait d’être victime d’un délit. En effet, les variables qui augmentent la probabilité d’être victime d’un délit sont le fait d’avoir des ami·es délinquants, d’être proche du milieu de la rue et d’habiter dans des quartiers sensibles.
Votre étude souligne que la délinquance juvénile concerne une minorité de jeunes : 5% d’entre eux commettent 75% des délits. Faut-il cibler la prévention sur cette population ?
Il est important que les mesures de prévention ciblent l’ensemble des enfants et des jeunes, tout en se concentrant sur ce groupe à risque. La littérature montre que l’une des méthodes les plus efficaces est de développer les habiletés sociales et relationnelles comme la gestion des conflits et la communication non violente dès le plus jeune âge. Cette formation doit être effectuée dans le cadre scolaire, qui permet de toucher presque la totalité des enfants de tous les milieux. Ces compétences ne sont pas innées : les enfants qui grandissent dans des environnements familiaux violents, par exemple, n’apprennent pas forcément à gérer les conflits de manière pacifique.
Il est également essentiel d’informer les jeunes sur le cadre légal qui prime, tant dans la vie réelle que virtuelle. Et de les informer sur les conséquences des actes illégaux et violents, qui peuvent s’avérer lourdes, tant pour les victimes que pour les auteur·trices. À l’heure actuelle, de nombreux jeunes ignorent qu’on peut être condamné si on insulte quelqu’un sur les réseaux sociaux ou si on partage une photo intime.
Les mesures précoces en milieu scolaire sont plus efficaces que celles prises face à un délinquant·e multirécidiviste. Mais il n’est évidemment jamais trop tard. Les réseaux de travailleur·euses sociaux de rue peuvent obtenir de bons résultats. Expérimenté dans d’autres pays, l’accueil de ces jeunes au sein de familles spécifiquement formées peut aussi les aider à se construire et à trouver de nouveaux cheminements. Ce dispositif permet de sortir le jeune de son environnement. Il développe ainsi de nouvelles habiletés sociales et relationnelles. Et je tiens à rappeler que le coût de toutes ces mesures est nettement inférieur à celui de la criminalité.