«La maltraitance infantile, une spirale infernale» // www.revuehemispheres.com

La maltraitance infantile, une spirale infernale

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Près d’un enfant sur cinq subit des maltraitances en Suisse. Dans 80% des cas, l’auteur est un membre de la famille, bien souvent lui-même ancienne victime de maltraitance. Des voix s’élèvent pour appeler à une lutte plus efficace.

TEXTE | Patricia Michaud

Dix-huit ans de prison ferme: c’est la sanction dont a écopé le 29 mars 2018 à Yverdon-les-Bains un père qui a commis durant plusieurs années de nombreux et graves abus sur ses enfants. Dès leur plus tendre enfance, les huit frères et sœurs ont été battus, tout comme leur mère, puis leur géniteur s’est mis à violer certains d’entre eux. Selon les responsables du dossier, les membres de la fratrie présentaient non seulement des traces de coups, mais aussi des troubles du langage, un important manque d’hygiène, ainsi que de sévères carences affectives. En marge de la publication du verdict, le Conseil d’état vaudois a annoncé l’ouverture d’une enquête afin de déterminer si le dossier de cette famille, qui faisait l’objet d’un suivi du Service de protection de la jeunesse, a été mal géré.

Cette affaire du père abuseur vaudois ramène à une triste réalité: la Suisse n’est pas épargnée par la maltraitance infantile. De loin pas, devrait-on même écrire. Selon un rapport mandaté par l’Office fédéral des assurances sociales (OFAS) et publié début 2018, environ 25% des jeunes Suisses subissent des violences de la part de leurs propres parents à un moment ou un autre de leur enfance ou de leur adolescence. Quant à une étude d’envergure financée par la Fondation Optimus, dont les résultats viennent d’être publiés, elle montre qu’entre 30’000 et 50’000 nouveaux cas de mauvais traitements envers des enfants sont signalés chaque année dans le pays auprès des organisations de protection ad hoc.

Il n’existe pas de profil type de familles dans lesquelles se produisent des maltraitances infantiles, tout comme il n’existe pas un profil type de parents abuseurs. Certains experts estiment néanmoins que quelques catégories sont à risques, même s’il n’y a pas unanimité sur la question: familles comportant des parents sujets aux addictions ou à des maladies psychiques, familles nombreuses, familles comptant des enfants handicapés ou nés prématurément, familles en situation économique précaire, familles isolées socialement, familles touchées par une séparation, etc. «Ce que nous rencontrons souvent, ce sont des familles multiproblématiques, qui connaissent des épisodes de débordement», explique Noemi Steininger, responsable du secteur urgence auprès du Service genevois de protection des mineurs (SPMi). Sans compter les familles dont au moins un membre adulte a été lui-même victime de maltraitances infantiles. Certains spécialistes estiment en effet qu’un tiers des personnes maltraitées durant l’enfance deviennent à leur tour des adultes maltraitants.


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«Assez, stop!», Protection de l’enfance, Suisse

Nicola confie les émotions qu’il ressentait lorsque ses parents se disputaient. Ce portrait filmé fait partie d’une série de la Fondation Protection de l’enfance Suisse, réalisée par Anne Voss et David Hermann. Des enfants, des adolescents et des adultes y racontent la violence qu’ils ont vécue et comment ils essaient de surmonter ces épreuves.

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Only for children 2013, Grey Espagne pour Anar Foundation

Cette campagne de la Fondation espagnole Anar n’apparaît pas de la même façon aux adultes ou aux enfants de moins de 1,35 m: selon l’angle de vue, on y verra un visage normal ou celui d’un enfant à la bouche tuméfiée, avec un hématome sur la joue, accompagné d’un numéro d’aide d’urgence. Cette technique permet de s’adresser au mineur même lorsqu’il est accompagné par son agresseur.

Le débat autour de la gifle

Encore faut-il se mettre d’accord sur ce que l’on entend par «maltraitance». Ce terme «s’est généralisé il y a une trentaine d’années, explique René Knüsel, professeur honoraire, ancien directeur de l’Observatoire de la maltraitance envers les enfants (OME – UNIL). Depuis, on a plutôt tendance à élargir sa portée.» Alors que dans les années 1980, la maltraitance renvoyait essentiellement aux enfants battus, elle recoupe désormais «cinq catégories relativement bien définies». Outre les violences physiques, il s’agit des abus sexuels, des abus psychologiques, de la négligence et de l’exposition à la violence conjugale. à noter que chacune de ces catégories est en constante évolution. Dans le cas des violences physiques, la gifle et la fes­­sée sont de bons exemples: considérées comme normales, voire salutaires, il y a quelques années encore, elles font désormais débat jusque sous la Coupole fédérale. René Knüsel ajoute qu’il ne faut pas crier à la maltraitance infantile lors du moindre geste brusque (ou de la moindre parole déplacée).

«La plupart des parents se sentent à un moment ou un autre ‹à bout›; s’ils tirent un peu fort sur le bras de leur enfant pour le faire avancer ou élèvent démesurément la voix, cela ne portera en soi pas atteinte à son bon développement.» C’est la gravité d’un acte de maltraitance et/ou son côté répétitif qui est nuisible.

En ce qui concerne spécifiquement l’exposition à la violence conjugale, l’expert précise qu’elle n’est qualifiée que depuis «assez récemment» de maltraitance infantile. Or elle constitue un vrai fléau: selon une étude publiée en 2016, près de 10% des enfants et adolescents sont témoins d’actes de violence au sein du couple parental en Suisse. Dans le documentaire Non, ce n’est pas moi (réalisé en 2015 par l’Association 1,2,3…Soleil), Gil témoigne: «Après un épisode de colère, je m’excusais auprès de la personne qui avait été la cible de cette colère (la mère des enfants, ndlr), mais je ne prenais pas la mesure de la violence vécue par les gens qui avaient été témoins de cette colère.» Or les conséquences des violences conjugales sur leurs témoins peuvent dépasser celles sur leurs victimes. «Plus un enfant est petit, moins il distingue la dif­­férence entre un coup porté à lui-même ou à sa mère», explique Noemi Steininger. Dans le cas spécifique des bébés, «des études ont montré qu’ils ne font absolument aucune distinction entre les deux».

Quand Kitty Genovese refait parler d’elle

En janvier 2018, des internautes effarés issus de toute la planète ont découvert les images de la «maison de l’horreur», cette villa américaine d’aspect propret à la façade saumon dans laquelle les 13 frères et sœurs Turpin ont vécu l’enfer durant plusieurs années. Passé la première onde d’indignation («Comment leurs parents ont-ils pu?»), en est arrivée une deuxième: comment se fait-il que personne dans l’entourage de la famille, notamment les voisins, n’ait alerté les autorités? Selon les spécialistes, on a affaire ici à un cas d’école de l’«effet Kitty Genovese», du nom de cette jeune Américaine poignardée en 1964 devant chez elle, et qui a fini par succomber à ses blessures alors que de nombreux voisins avaient entendu ses cris. Si le meurtre de Kitty Genovese est resté dans les mémoires, c’est qu’il a donné lieu à la théorie de la diffusion de responsabilité, ou effet du témoin, élaborée par les psychologues sociaux Darley et Latané. Selon leurs expériences, dans une situation d’urgence, on a davantage de chances d’être secouru s’il y a un seul témoin. S’il y en a plusieurs, la responsabilité se dilue («Quelqu’un d’autre a sûrement déjà appelé la police…»). La probabilité d’être aidé serait même inversement proportionnelle au nombre de témoins.

Mieux former les professionnels

Dans le canton de Genève, tout rapport de police consécutif à une intervention pour violence conjugale dans une famille fait l’objet d’une annonce auprès du SPMi. Reste que l’exposition à la violence conjugale passe encore trop souvent inaperçue, car toutes les catégories de maltraitances n’en­­gendrant pas de traces évidentes telles que des hématomes. Interpelée, la conseillère nationale Yvonne Feri (PS) a déposé un postulat exigeant que la pertinence d’un dépistage précoce et systématique des violences intrafamiliales par les professionnels de la santé soit étudiée.

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Peter Voll, de la HES-SO Valais-Wallis – Haute École de Travail social, fait partie d’un groupe de travail mandaté par l’Office fédéral des assurances sociales, dont le but est de se pencher sur le dépistage précoce des violences intrafamiliales. Photo: Guillaume Perret | lundi 13

Un groupe de travail dont fait partie Peter Voll, le responsable de l’Institut de travail social de la HES-SO Valais-Wallis – Haute Ecole de Travail social – HETS, a été mandaté par l’Office fédéral des assurances sociales afin de se pencher sur la question. Publié début 2018, son rapport confirme – sur la base d’estimations considérées comme plausibles – que seule une fraction des mineurs subis­sant des maltraitances au sein de leur famille bénéficient d’une aide extérieure dans notre pays. Reste qu’aucune bonne pratique largement reconnue, sur laquelle la Suisse pourrait s’appuyer, ne s’est imposée à l’étranger non plus, que ce soit dans les systèmes de santé et de formation ou dans les services d’aide à l’enfance et à la jeunesse.

«L’une des principales difficultés à laquelle on se heurte lorsqu’on envisage une sys­­téma­tisation de la détection, c’est que des acteurs très nombreux et très différents sont concernés, et que chacun d’entre eux a ses propres procédures. Une standardisation des pratiques serait donc délicate», note Peter Voll. Autre problème majeur? Celui des «faux positifs», à savoir le risque de diagnostic erroné, qui est particulièrement élevé lorsqu’on instaure un dépistage universel. Prenons l’exemple d’un questionnaire standardisé qui serait systématiquement utilisé par les pédiatres lors des contrôles de routine: il engendrerait probablement de nombreuses suspicions envers des parents n’ayant pas de comportement violent. Sans oublier l’atteinte à la relation de confiance entre le pra­ticien et les parents. Si le professeur de la HES-SO Valais-Wallis et ses collègues parviennent à la conclusion que l’introduction d’outils standardisés de détection n’est pas pertinente, ils ne prônent pas pour autant le statu quo en Suisse. «Nous avons constaté que la formation et la sensibilisation du personnel de santé à cette question devaient être améliorées.» Peter Voll pense notamment à ces acteurs clés que constituent les assistantes médicales, les dentistes ou encore les services de puériculture dans le repérage précoce.

«Plus les maltraitances durent, plus elles menacent le développement de l’enfant, parce qu’elles ont lieu à une période cruciale, explique Peter Voll. Le retard scolaire est par exemple très difficile à rattraper par la suite.» Il s’agit «d’éviter que ce traumatisme ne s’ancre dans la person­nalité de l’enfant», ajoute Noemi Steininger. Quant à René Knüsel, il souligne que «l’en­fant doit comprendre au plus vite qu’il a été traité anormalement». Car ce n’est qu’en réalisant qu’il existe d’autres modèles d’éducation que celui qu’il a connu qu’un enfant maltraité pourra s’extirper de la spirale infernale et éviter de maltraiter à son tour ses enfants.

Tour de vis législatif

A l’avenir, tous les professionnelles et professionnels travaillant avec des enfants seront tenus de signaler des maltraitances (ou des soupçons de maltraitances) auprès des autorités en Suisse, qu’ils soient actifs dans le domaine de la santé, de l’éducation, de la religion, du sport ou autre. Durant sa session d’hiver 2017, le parlement a mis sous toit cette révision du Code civil qui unifie les pratiques à l’échelle nationale. Auparavant, seules les personnes exerçant une fonction «officielle» (travailleurs sociaux ou enseignants par exemple) avaient l’obligation de dénoncer les maltraitances. A noter que certains professionnels tels que le avocats sont exemptés de cette obligation en raison du secret de fonction.