Finis les mass médias et le matraquage publicitaire vantant les miracles d’une lessive : les marques cherchent à pénétrer les zones inconscientes du cerveau au moyen de tous les sens. Doyen de l’Institut de la Communication et du marketing expérientiel et professeur à la HE-Arc Gestion (HEG Arc) – HES-SO, Julien Intartaglia décrypte ces tendances et leurs pouvoirs de manipulation.
TEXTE | Geneviève Ruiz
Vous êtes un spécialiste du marketing expérientiel. De quoi s’agit-il et pourquoi est-ce devenu incontournable pour les entreprises ?
Le marketing expérientiel désigne un ensemble de techniques qui visent à faire vivre des expériences mémorables aux consommateur·trices dans le but d’influencer leurs décisions d’achat. Contrairement à la publicité classique, qui se concentre sur la diffusion de messages via des canaux comme la télévision, il cherche à créer un lien émotionnel fort avec le public à travers des événements, des pop-up stores, des installations interactives, etc. Cette stratégie mobilise fréquemment les cinq sens car ceux-ci ont un fort impact sur les émotions et sur l’attachement à une marque. Cela peut prendre la forme de la diffusion d’un arôme de vanille, d’un bruit d’eau ou d’une musique lente. Cela s’appelle le marketing sensoriel. Il s’agit d’une tendance qui n’a cessé de croître ces dernières années pour deux raisons principales : dans des marchés ultra-concurrentiels, où l’on ne se démarque ni par le prix, ni par la qualité, seule l’expérience et les émotions permettent à une marque de faire partie du club fermé des tops of mind, associés spontanément dans notre cerveau à certaines catégories de produits ou de services. L’autre raison est en lien avec la digitalisation de la consommation. Il faut désormais convaincre les client·es que les magasins physiques représentent une expérience qui en vaut la peine.
La musique d’ambiance dans les magasins existe depuis longtemps. Qu’est-ce qui est vraiment nouveau dans le domaine du marketing sonore ?
Cela fait effectivement longtemps que la recherche a documenté les effets de la musique d’ambiance sur les comportements des acheteur·euses. La musique classique incite à rester plus longtemps dans un lieu et favorise les produits de luxe. Le bas de gamme se vend mieux avec de la variété. Certaines marques comme Intel Inside (1991) ou la SNCF (2005) ont conçu il y a quelques années déjà des identités sonores célèbres qui, associées à leur logo, constituent de puissants vecteurs laissant une empreinte durable dans les mémoires. Plus récemment, Netflix a créé un logo sonore qui a fait date : son fameux « ta-dum » évoque immédiatement le plaisir du divertissement. Il lui permet de marquer son territoire dans le secteur du streaming et d’améliorer ses ventes.
Mais ce qui est nouveau a plutôt trait aux stratégies dans lesquelles s’insèrent ces publicités sonores : dans l’environnement ultra-concurrentiel et ultra-digitalisé que je citais précédemment, répéter des messages publicitaires à travers les mass médias ne représente plus la manière la plus efficace de vendre ses produits. S’appuyant sur les nouvelles découvertes sur le fonctionnement du cerveau, les marques essaient maintenant d’influencer directement les systèmes qui régulent le plaisir et la récompense, soit les circuits dopaminergiques. Leur objectif est d’être associées à des émotions positives et à la recherche de plaisir immédiat. Elles souhaitent également créer une impression de familiarité, consciente ou pas. Le marketing sonore représente un outil efficace dans ce contexte.
Comment font les marques pour infiltrer les cerveaux ?
Elles diffusent par exemple des messages qui pénètrent les aires du cortex préfrontal, une zone du cerveau liée à la mémorisation. Car lors d’une décision d’achat, le consommateur·trice privilégie ce qu’il connaît et ce qui lui a donné du plaisir dans le passé. Même s’il a complètement oublié le contexte dans lequel il a connu un produit ! Il faut souligner que lors de cette décision d’achat, les émotions ont plus de poids que les informations rationnelles. En gros, les stratégies marketing se basent désormais sur le triptyque suivant : capter l’attention, toucher les parties du cerveau reliées aux émotions et influencer les comportements d’achat.
Quelles sont les stratégies les plus utilisées ?
Les entreprises misent sur une diversité de canaux. Elles font des placements de produits, dans les films, dans les jeux vidéo, sur les réseaux sociaux avec les influenceur·euses notamment. Ces méthodes brouillent les frontières entre ce qui relève de la publicité ou pas. Et c’est ce que cherchent les marques, car les publicités classiques provoquent des stratégies de défense chez une majorité de personnes, qui considèrent ces messages comme désagréables – ils interrompent leur film – ou mensongers – tout le monde sait que la lessive miracle n’existe pas. Lorsque les personnes ne sont pas conscientes d’être exposées à la publicité, elles y sont plus perméables.
Dans cette même idée, les marques cherchent à créer des communautés. Elle ne vont pas vendre directement leurs produits par ce biais mais devenir « amies » de leurs client·es potentiels. Le schéma de réciprocité est beaucoup utilisé dans ce contexte : les marques rendent des services gratuits, comme permettre de pratiquer son sport grâce à une application, faire des actions en faveur de l’environnement, transmettre des informations utiles… Tout cela, en se tenant éloignées de leur business de base. Donc avant de vendre, on devient ami.
Une autre méthode consiste à diffuser des messages en marge de l’attention des consommateur·trices. On appelle cela la « fluidité perceptive ». Cela peut passer par la diffusion d’une musique ou de messages sonores. La musique touche une partie du cortex cérébral – le gyrus temporal supérieur – qui emmagasine tout depuis notre enfance. D’où l’intérêt pour les marques d’être associées à des sons agréables, car lorsqu’ils sont réentendus, ils vont réactiver certaines émotions qui pourront augmenter le désir d’achat. Les sons ASMR (Autonomous Sensory Meridian Response, lire légende p. 55) sont actuellement très utilisés.
Qu’en est-il des bannières publicitaires qui apparaissent en marge de notre champ visuel sur internet ? Quelle est leur influence sur notre cerveau ?
Des études ont prouvé que ces messages en marge, non perçus consciemment, laissent une empreinte durable dans la mémoire des personnes exposées. Et que leur effet pouvait persister durant des mois. J’avais mené des expériences il y a quelques années sur un groupe d’adolescent·es pour tester la persistance dans leur mémoire inconsciente du message de pop-up qui combinaient visuels et voix off. Nous les avions invités à surfer sur internet et les avions exposés à ces publicités en marge pour une marque de jus inconnue. Quelques semaines plus tard, nous leur avons demandé où allait leur préférence entre plusieurs marques de jus, dont certaines très connues : ils ont systématiquement préféré la marque des pop-up. Souvent, ils inventaient même les raisons en disant que leur parents achetaient ce produit, alors qu’il n’existait pas ! Cela montre la puissance de ces techniques lorsqu’elles sont associées au mix visuel et sonore, qui induisent des biais de perception durables chez les personnes.
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Jingle « taa dam tâ-dâm » de la SNCF, Société nationale des chemins de fer français (2005).
Lors d’un voyage en France, le logo audio de la SNCF a tellement plu au guitariste David Gilmour (Pink Floyd), qu’il l’a repris pour composer un morceau en 2015, intitulé Rattle That Lock.
Le pouvoir de manipulation de ces techniques est considérable. Leur influence est-elle plus importante auprès des jeunes consommateur·trices ?
Selon différentes études, nous serions exposés à plus de 10 000 contacts publicitaires par jour, toutes générations confondues. L’âge ne représente pas une protection, nous sommes toutes et tous sous influence de ces techniques qui pénètrent dans notre cerveau, que ce soit par l’ouïe ou un autre sens. Dans ce contexte, notre rapport à de nombreux produits devient de plus en plus émotionnel. Face à cela, on ne peut pas influencer les comportements des gens avec des messages de prévention moralisateurs et rationnels, comme on essaie de le faire dans le domaine de la santé publique ou de l’environnement, par exemple.
N’est-il pas possible de mieux résister à cette manipulation massive ?
Une manière de résister consiste à faire connaître ces techniques de neuromarketing aux consommateur·trices afin de les rendre conscients de leur exposition et de leur donner les clés pour les décrypter. C’est d’ailleurs l’un de mes objectifs en tant que chercheur. Cela permet aux personnes d’effectuer des choix d’achats plus réfléchis et d’évaluer des marques selon des critères plus rationnels, comme le prix, la qualité ou la durabilité. Si les consommateur·trices prennent conscience des techniques d’influence de la publicité sur leurs comportements, ce sera déjà bénéfique. En tout cas davantage que d’interdire les publicités – un combat perdu d’avance –, car elles sont désormais intégrées à tous les aspects de nos vies, même les plus intimes.
Quand la sonnerie d’une montre rappelle la vallée de Joux
Le bruit qu’émet une montre intéresse depuis longtemps ses fabricants. Tout d’abord parce que l’analyse du tic-tac est utilisée pour diagnostiquer d’éventuels problèmes d’assemblage. « Écouter sa cadence pour contrôler la qualité se fait depuis longtemps, explique Jean-Daniel Luethi, professeur à la HE-Arc Ingénierie – HES-SO et spécialiste en acoustique horlogère. Ce qui a changé, c’est qu’on dispose maintenant d’outils technologiques basés notamment sur des algorithmes qui permettent d’atteindre une très haute précision. »
Cela fait également de nombreuses années que les marques horlogères étudient la perception du tic-tac de leurs produits. « Dans le cas de Swatch, le tic-tac métallique et agaçant typique des montres électroniques – qui peut vous réveiller la nuit tellement il est fort – fait désormais partie de l’identité de la marque, souligne le spécialiste. Il a certes été réajusté avec les années, mais ses caractéristiques ont été conservées car elles font la spécificité des Swatch. » Le tic-tac des montres mécaniques est nettement moins perceptible et il faut souvent les rapprocher de l’oreille pour le percevoir : « Seuls des expert·es peuvent ensuite déterminer de quel type de mouvement il s’agit ou de quel groupe de marques l’objet pourrait être issu. Mais ce n’est pas précis. »
Au-delà du tic-tac – essentiel car il rythme le temps –, les grandes marques horlogères passent au crible fin l’ensemble des sensations sonores liées à leurs montres. Du bruit de la fermeture aux cliquetis répondant aux mouvements du poignet, rien n’est laissé au hasard. Les signatures acoustiques des chronomètres – régulières et précises pour démontrer leur efficacité – ou des sonneries – qui cherchent à restituer un univers, font l’objet d’une attention particulière. La légende dit même que certains directeur·trices de grandes marques « écoutent » chaque modèle sortant de leurs ateliers avant de le mettre en vente. « Les sonneries de certains modèles d’Audemars Piguet rappellent le son des cloches des vaches et transportent l’imaginaire sur un alpage de la vallée de Joux, indique Jean-Daniel Luethi. D’autres entreprises ont collaboré avec des luthiers pour faire entrer de la musicalité dans la conception de ces sonneries. La tâche est cependant ardue, car une montre n’a pas vraiment la forme d’un instrument idéal ! »