Depuis une vingtaine d’années, l’architecture croule sous les images. La numérisation accentue le phénomène, brouille les frontières et les perceptions. Risque-t-elle de laisser l’architecture sans corps ni âme?
TEXTE | Marco Danesi
L’image est devenue toute-puissante au pays de l’architecture. Bien entendu, «l’architecture et l’image ont toujours partagé une connexion intime, résume l’artiste et architecte Philipp Schaerer dans un article intitulé Images construites: à propos de l’esthétisation visuelle de l’architecture contemporaine, publié en 2017 sur le site transfer-arch.com. Une phase d’imagination a toujours précédé la production de l’architecture, que ce soit sous forme de dessins, de schémas, de plans ou de perspectives, abstraits ou non. L’architecture a toujours été pensée en termes d’images et communiquée par le biais d’images.»
De nos jours, cependant, poursuit-il, «nous rencontrons de plus en plus une architecture qui – consciemment ou inconsciemment – semble se préoccuper de son impact visuel; une architecture évoluant inéluctablement vers la simple production d’images séduisantes, mettant en avant son esthétisation visuelle.» Autrement dit, le réel est écarté au profit d’un virtuel aux possibilités miraculeuses. Au diable la statique, les contraintes de l’ingénierie, le poids de l’environnement.
À partir de là, pourquoi construire encore? Les images se suffisent à elles-mêmes, tranche Philipp Schaerer. Vision réaliste ou exagération abusive de l’histoire récente de l’architecture? Frédéric Frank, professeur associé à la Haute école d’ingénierie et d’architecture à Fribourg, – HEIA-FR – HES-SO, rappelle tout d’abord que «l’architecture, au fil du temps, a privilégié l’aspect visuel au détriment des autres sens et que la numérisation a exacerbé ce penchant.» Depuis la première moitié du XXe siècle, l’architecture se transmet, se diffuse, se fait connaître, via des supports érudits. Des livres et des revues riches en photographies et en plans de projets, voire du patrimoine bâti, constituent une sorte d’encyclopédie vivante en constante évolution.
Ci-contre, Genève avant et après le pétrole: sur la photo du haut, on peut voir l’aéroport de Cointrin dans sa forme actuelle. Sur celle du bas, il a été éliminé pour donner place à un quartier de 30’000 habitants profondément lié à son paysage énergétique. Le studio Raum404 a conçu ce projet en 2020 dans le cadre d’une consultation urbano-architecturale et paysagère intitulée «Visions prospectives pour le Grand Genève. Habiter la ville-paysage du 21e siècle» lancée sur l’initiative de la Fondation Braillard Architectes. Son idée était de transformer l’aéroport en un environnement riche en biodiversité, capable de produire de l’énergie propre et d’absorber du CO2. Tous les bâtiments sont reliés à un réseau central de collecte des eaux météoriques, qui sont ensuite renvoyées vers le système de la vallée et un lac artificiel.
Les projets non photogéniques marginalisés
Or, l’essor des nouvelles technologies change la donne. Les images se multiplient, se télescopent. Leur qualité technique impressionne. On peut tout faire. Créer des tours vertigineuses s’enveloppant sur elles-mêmes ou visiter en 3D l’intérieur d’une demeure futuriste. «On sursollicite les visuels, le virtuel est omniprésent, relève Frédéric Frank. Et les projets qui ne sont pas photogéniques se retrouvent en marge des canaux de diffusion, de l’attention du public, voire des jurys des concours d’architecture.»
Au sujet des concours, l’analyse de Philipp Schaerer est d’ailleurs implacable: «Dans un marché suprarégional de plus en plus concurrentiel, une conception de projet ‹simplement› bien pensée ne fera plus l’affaire. Les images clés font fureur; elles doivent servir de vecteurs supplémentaires. Dès le départ, des techniques d’imagerie sont utilisées pour gérer et surveiller l’apparence du projet, tout est fait pour renforcer sa résonance picturale afin de gagner un avantage concurrentiel.»
Prôner la culture du bâti
Est-ce à dire que l’architecture qui ne se plierait pas à l’injonction des images deviendrait invisible? «Il faut nuancer, répond Frédéric Frank. Entre une architecture standardisée, encadrée par les intérêts d’investisseurs focalisés sur la rentabilité et une architecture d’écran, il y a encore de la place pour une architecture qui prône la culture du bâti.» Le professeur mentionne trois exemples comme autant de tentatives de promouvoir une conception matérielle, sensorielle, plurielle de l’architecture.
L’ouvrage récent Contextes, le logement contemporain en situation des architectes Bruno Marchand et Lorraine Beaudoin, s’intéresse à l’habitat collectif saisi en situation, à contrepied «du nettoyage de l’environnement» pratiqué dans l’iconographie récente, qui tend à isoler la morphologie des bâtiments de leur contexte.
Une autre publication fait un choix encore plus radical: se passer totalement d’images. 12 essais pour mieux construire Genève, publié par la section genevoise de la Fédération suisse des architectes, confie exclusivement à l’écrit des propositions, voire des utopies, pour envisager l’habitat, le territoire et l’environnement dans le canton au bout du lac Léman.
Dernier exemple évoqué par Frédéric Frank: les bains thermaux de Vals dans les Grisons, réalisés par Peter Zumthor entre 1993 et 1996. L’ouvrage, précédant chronologiquement la vague numérique, représente un manifeste aux antipodes d’une architecture purement visuelle, hors sol. Il cherche à solliciter tous les sens, en se détournant de la vue, par des atmosphères sombres, brouillant le regard. «La matérialité y est centrale. C’est ce que nous valorisons dans nos cours. Nous travaillons beaucoup à l’extérieur, là où les projets sont prévus. Nous multiplions les visites de bâtiments in situ. Ce n’est que de cette manière que nous pourrons transmettre la culture du bâti dans toute sa diversité, au-delà des images bling-bling à la mode».