La numérisation des images a certes donné un coup de frein à l’impression sur papier, mais elle n’a pas engendré sa disparition pour autant. Bien au contraire: l’impression acquiert aujourd’hui des fonctions inédites et saute dans la troisième – voire la quatrième – dimension.

TEXTE | Patricia Michaud

Il existe des lieux mythiques, dont l’histoire est indissociable de celle de l’évolution d’un produit, d’une technique ou d’une tendance. C’est le cas du site qui héberge le Marly Innovation Center (MIC) près de Fribourg, un campus technologique niché au bord de la Gérine, l’un des affluents de la Sarine. Le papier et l’impression lui collent aux baskets depuis plus de cinq cent ans. Au XVe siècle déjà, une papeterie – l’une des plus anciennes de Suisse – était en activité dans cette zone. Plus récemment, en 1960, l’entreprise chimique Ciba y achète 500’000 m2 de terrain pour construire un campus de recherche et développement. Un an plus tard, Ciba rachète des actions d’Ilford, entreprise de produits photographiques. La collaboration des deux sociétés aboutira au développement d’un papier mondialement reconnu, le Cibachrome. Dès la fin des années 1960 et durant une vingtaine d’années, plusieurs innovations majeures verront le jour à Marly, dont le cultissime pigment rouge Ferrari et une résine pour l’impression 3D.

Au début des années 1990, le site se reconvertit dans les produits d’impression jet d’encre. Mais en 1996, la fusion entre Ciba et Sandoz – dont naîtra Novartis – sonne le glas de l’activité photographique du groupe. Ilford passe de main en main, avant que la faillite ne soit prononcée en 2013. L’année suivante, le parc industriel d’innovation MIC ouvre ses portes. «L’Institut iPrint, spécialisé dans le domaine de l’impression numérique, a choisi de s’installer dans ce lieu symboliquement fort», explique Gioele Balestra, coresponsable de cet institut rattaché à la Haute école d’ingénierie et d’architecture de Fribourg – HEIA-FR – HES-SO.

Imprimer des objets entiers

L’équipe de recherche de cette structure quasi unique au monde planche sur l’impression du futur. Sans pour autant couper les ponts avec le passé, puisque le principal domaine d’expertise de l’institut est le jet d’encre, une technologie qui fait ses preuves depuis près d’un demi-siècle. «Le jet d’encre a révolutionné le monde des images», rappelle Gioele Balestra. Dans l’imaginaire collectif, il est associé à de nombreux souvenirs, pas forcément agréables: «Qui n’a jamais eu de problèmes de cartouches, soit parce qu’elles étaient vides, soient parce qu’elles étaient sèches?» plaisante le docteur en génie mécanique. Pour le spécialiste, le jet d’encre est synonyme de pas en avant majeur dans le domaine de l’impression: «Cette technologie, qui s’est développée parallèlement à l’informatique grand public, permet une démocratisation et une personnalisation de masse. On peut imprimer une autre image à chaque fois pour le même coût.» Pour mémoire, ce procédé d’impression sans contact prévoit la projection par des buses de très petites gouttes d’encre. Mais, malgré ses atouts, cette technologie a connu, tout comme la branche de l’impression en général, un ralentissement brutal en raison de la numérisation des images.

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En juin 2020, l’imprimante 3D de la start-up israélienne Redefine Meat produit un steak à base de plantes imitant le boeuf. Cette image a été prise lors d’une démonstration pour Reuters dans les installations de l’entreprise à Rehovot, en Israël. | © REUTERS/AMIR COHEN

Le secteur a dû se réinventer. «Il a fallu réfléchir à de nouveaux formats, de nouvelles encres, de nouveaux substrats, de nouvelles applications», précise Gioele Balestra. Un processus toujours en cours, auquel participe activement l’institut iPrint. «L’une des utilisations phares du jet d’encre industriel depuis quelques années est la décoration des carrelages en céramique, par exemple pour leur donner l’allure de marbre, relève l’expert. Dans ce cas, on peut parler de 2,5D, étant donné qu’on introduit un relief.» De la 2,5D à la 3D, il n’y a qu’un pas qui a été allégrement franchi. Plutôt que d’imprimer des images colorées avec des pigments, on remplace ces derniers par des encres fonctionnelles, grâce auxquelles il est possible d’imprimer des objets entiers en superposant des couches d’encre. «On entre ici littéralement dans une autre dimension, puisque l’impression n’a plus seulement un but visuel.» Le passage des images sur papier aux images numériques a donc donné une nouvelle vie au jet d’encre.

Nanoparticules, cellules, polymères ou céramique

La nature des encres fonctionnelles utilisées est extrêmement variée: nanoparticules, cellules, polymères, céramique, protéines, etc. «Les possibilités sont presque infinies! Mais l’un des principaux défis de la recherche, c’est l’amélioration des têtes d’impression afin de travailler avec un plus grand nombre d’encres.» Le spécialiste cite l’exemple de fluides particulièrement visqueux, tels que certains polymères, ou d’encres à haute concentration en particules qui donnent du fil à retordre à son équipe. «D’autres pistes de recherche portent sur l’impression directe sur des objets 3D telle une voiture.» Mais au fond, pourquoi avoir recours à l’impression 3D – plutôt qu’à la fabrication soustractive 1La fabrication soustractive désigne des procédés d’usinage qui soustraient de la matière à des pièces pour les mettre en forme. Cela se fait par découpe ou ponçage par exemple. Au contraire de la fabrication soustractive, la fabrication additive – ou impression 3D – regroupe les procédés de fabrication qui ajoutent de la matière par couches successives. – pour générer des volumes? «Le principal avantage de la fabrication additive, c’est qu’elle permet d’éviter le gaspillage, puisque la matière est déposée exactement au bon endroit», explique le coresponsable de l’institut iPrint. Mais ce n’est pas tout: «Il est possible de combiner plusieurs matériaux, ce qui ne serait pas possible avec des méthodes de fabrication traditionnelles.» Et Gioele Balestra d’ajouter: «Puisqu’elle est entièrement digitale, l’impression peut être effectuée à n’importe quel moment – ce qui évite le stockage – et à n’importe quel endroit – ce qui supprime le transport.» Grâce à ces bénéfices aussi écologiques qu’économiques, l’impression 3D suscite beaucoup d’intérêt. «Il y a une grande demande, mais aussi un besoin de compétences pluridisciplinaires. C’est pourquoi nous avons mis sur pied une formation alliant théorie et pratique, destinée à l’industrie du monde entier.»

Des écrans fabriqués par impression 3D

Ironie du sort: «Alors que les écrans permettant de visionner des images ont rendu presque obsolète l’impression de ces mêmes images, dans un futur proche, ce seront les technologies initialement destinées à l’impression d’images qui serviront à fabriquer les écrans euxmêmes», souligne Gioele Balestra. La boucle sera alors bouclée. «Au Japon, l’entreprise Joled a lancé il y a quelques mois la première ligne au monde d’écrans fabriqués par impression 3D.» Pour l’instant, ils sont néanmoins destinés à des applications à hautes performances telles que le médical, l’aviation ou l’automobile.

Parmi les autres axes novateurs poursuivis par les scientifiques figure la stimulation des sens et, par ricochet, la création d’émotions. Traditionnellement, «c’étaient les images qui nous obligeaient à nous arrêter, à ressentir ces émotions. Or les images se sont tellement multipliées que nous les remarquons beaucoup moins, ce qui diminue leur pouvoir.» Le relief permis par la 3D invite à toucher, «ce qui constitue déjà un pas dans cette direction». D’autres sens tels que l’odorat et le goût pourront bientôt aussi être activés par l’impression, pour donner vie à de nouvelles émotions. Le secteur agroalimentaire s’intéresse d’ailleurs déjà au jet d’encre, notamment les producteurs de viande végétale. «Nous sommes entrés dans la quatrième dimension!»

La deuxième dimension a-t-elle donc fait long feu? «Non, pas du tout, souligne l’expert. Nos recherches portent également sur l’impression 2D, notamment sur les moyens de la rendre plus écologique.» La décoration de carreaux en céramique fait actuellement appel à beaucoup de solvants. Et à l’ère des emballages biodégradables, les encres qui les recouvrent ne le sont pas. Certes, l’impression d’images 2D est moribonde dans certains domaines, tels que les photos. «Mais dans d’autres, par exemple celui de l’emballage ou de l’impression sur objets, il y a à l’inverse un vrai boom, se réjouit Gioele Balestra. L’impression d’images a toujours une place importante dans notre société. Ce qui a changé, ce sont les supports.»