Les images ont envahi le monde et tous les milieux sont touchés. Un musicien, un directeur de théâtre, une iconographe, un ex-étudiant de l’ECAL et une spécialiste du décodage de clichés racontent leur relation aux photos et vidéos.

TEXTE | Sabine Pirolt
IMAGES | Hervé Annen


«Les gens sont plus sensibles à ce qu’ils voient qu’à ce qu’ils entendent»

HEMISPHERES N°21 – Locales, urbaines, intimes: les proximités // www.revuehemispheres.ch

Christophe Sturzenegger, 45 ans
Corniste, pianiste, compositeur, professeur à la Haute école de musique de Genève / Neuchâtel – HEM – HES-SO

«Les gens sont plus sensibles à ce qu’ils voient qu’à ce qu’ils entendent» – C’est ce qui s’appelle réussir son coup. L’été dernier, Christophe Sturzenegger joue du cor des Alpes, au sommet du Cervin. Une première. Images et vidéos du corniste font le buzz. Cet alpiniste chevronné a emporté à 4’478 mètres un instrument télescopique en fibre de carbone. Assis devant un double expresso, il raconte. «Dans les années 2010, les musiciens se sont rendu compte de l’importance de l’image. Le son seul ne suffit plus. C’est un peu gênant.» Comme il n’a pas le choix, il joue le jeu. Désert d’Oman, pyramides d’Égypte, San Francisco: ce père de deux adolescents profite des concerts qu’il donne à travers le monde pour prendre aussi son cor des Alpes et poster les photos sur les réseaux sociaux. «C’est ce que retiennent les gens. Je vois à quel point les images ont un effet de levier.» Ce fils de musiciens a gagné de nombreux prix, joué à l’Opéra de Zurich et dans les orchestres symphoniques de St-Gall et Bâle, avant de réaliser ses propres projets, dont le lancement du Geneva Brass Quintet. Pour participer à des festivals, cette formation doit montrer patte blanche. «Sans l’envoi de vidéos, ça ne passe pas. Les gens sont plus sensibles à ce qu’ils voient qu’à ce qu’ils entendent. Il faut être percutant et rapide alors qu’avec la musique, on est sur un temps plus long.» Comment faire pour résister? «Publier moins, mais de meilleure qualité et garder un équilibre entre le son et l’image.»


«Le travail de l’iconographe est de trouver LA bonne photo»

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Anne Wyrsch, 48 ans
Responsable Iconographe Le Temps Genève

«Il y a de plus en plus de photos de moindre qualité en circulation.» Voilà le constat d’Anne Wyrsch, iconographe au journal Le Temps. Cela fait plus de vingt-cinq ans que cette spécialiste dans la recherche d’illustrations et d’images suit l’évolution de ce domaine. Après une formation de bibliothécaire-documentalistearchiviste, la Neuchâteloise entre dans le monde de l’image par la grande porte: elle travaille quatre ans à la Cinémathèque suisse. Suite à un stage à la Tribune de Genève, elle passera dix ans dans différentes rédactions, au service photo. «J’ai connu les diapos sur la table lumineuse: les photographes nous soumettaient moins de clichés, mais de meilleure qualité.» Quels autres changements a-t-elle pu observer? «Aujourd’hui, n’importe quel citoyen lambda devient diffuseur.» Elle assiste aussi à la concentration des agences et des collections et à la multiplication des sources. Désormais, le travail de l’iconographe consiste à trouver LA bonne photo. «Par exemple, à L’Illustré, huit heures par jour, je consultais agences et réseaux sociaux pour voir si telle reine ou VIP n’avait pas posté une photo.» Malgré la prolifération d’images sans intérêt, Anne Wyrsch refuse d’être pessimiste. «Une des clés de diffusion de bonnes images est la mutualisation des compétences par des collectifs de photographes. Une solution encore sous-exploitée.»


«Je prends très peu de photos»

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Louis Loup Collet, 24 ans
Diplômé de l’ECAL auteur de l’ouvrage d’anticipation Le Monde Lectol Ferreyres (VD)

Un ovni. C’est le premier mot qui vient à l’esprit lorsqu’on rencontre l’auteur de l’ouvrage Le Monde Lectol, qui présente la ville de Lausanne à l’âge biobotique, soit en 2550. Dessins grand format, texte en langue «lectole» et planète remplie d’organismes créés par l’humain: son univers est riche et particulier, à son image. Un père et une mère respectivement professeur de géographie et de dessin, une marraine qui lui offre des livres de Jules Vernes et une passion pour la science depuis qu’il est tout petit, voilà pour le terreau. Sa maturité bio-chimie en poche, Louis Loup Collet hésite entre l’EPFL et quelque chose de plus créatif. Ce sera l’ECAL/ École cantonale d’art de Lausanne – HES-SO, dont il vient de sortir. Son ouvrage, il a mis des années à le réaliser: «C’est à 16 ans que j’ai pris mes premières notes.» Dans les rues du Monde Lectol, les images sont remplacées par de la poésie. De fait, le Vaudois s’inspire rarement d’images pour créer. «Ça me vient plus par la lecture. Et lorsque je voyage, j’écris et je fais des croquis, je prends très peu de photos.» Vivons-nous dans un monde saturé d’images? «Les images dans l’espace public c’est génial, mais il y en a trop qui nous poussent à consommer et pas assez à contempler.»


«Nous vivons dans un bain visuel qui nous imbibe à notre insu»

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Eva Saro, 63 ans
Responsable de projets, Fondation images et société Genève

Une porte ouverte sur la rue invite à découvrir un vaste espace aménagé en exposition. Sur de grands panneaux, des dizaines d’images, de celles qui inondent la presse : corps canon, visages immaculés, jeunesse éternelle. Bienvenue à la Fondation images et société, sise à Genève. «Ici, nous décryptons les images en nous et autour de nous. Nous nous inquiétons de leur rôle et de la nécessité de posséder des outils pour les analyser.» Cela fait trente ans que cette Genevoise fait des images et de leur impact son cheval de bataille. C’est aux États-Unis, où elle part étudier et enseignera les langues et le dessin, qu’elle rencontre des gens qui, comme elle, questionnent l’influence des images. De retour en Europe, elle travaille avec des musées et pour la promotion de la santé. Elle repère des images pour des collections thématiques: tabac, alcool, relation fillesgarçons. Aujourd’hui, Eva Saro constate que les choses se sont accélérées: «Nous vivons dans un bain visuel qui nous imbibe à notre insu.» Et de citer ses stagiaires. «Elles me disent: ‹à force de me photographier avec des filtres, je me trouve moche dans le miroir.›» L’antidote? «Renforcer enfin l’éducation visuelle.»


«Je n’ai jamais été doué pour vendre mon image, je suis donc parti dans le théâtre»

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Robert Sandoz, 46 ans
Metteur en scène comédien, directeur, Théâtre du Jura Delémont

«J’en ai bouffé de l’image, quand j’étais enfant: quatre heures par jour devant la télévision. Du coup, Facebook et les réseaux sociaux, je suis vacciné.» Assis à la terrasse d’un café delémontain, Robert Sandoz sirote un thé glacé et se raconte. En homme des Montagnes neuchâteloises, il possède le franc-parler de sa région d’adoption. Élevé par ses grands-parents – sa mère avait 17 ans lorsqu’il est né – il a grandi dans un milieu modeste. «J’ai été sensibilisé à la culture par l’école.» À l’adolescence, c’est théâtre et guitare. Suivent des études de lettres et une année sabbatique dans des théâtres à Lyon, Paris et Avignon, où le metteur en scène Olivier Py lui apprend que l’on ne peut changer les choses «qu’avec des mots». Entre carrière musicale ou théâtrale, le coeur du jeune homme balance, mais pas longtemps: «Comme je n’ai jamais été doué pour vendre mon image, un impératif pour un musicien, je suis parti dans le théâtre, car je vends celle des comédiens.» Au début des réseaux sociaux, il se souvient qu’il ne postait rien d’abouti. Depuis, il a dû se décarcasser. «Le théâtre m’a amené à faire des choses que je détestais. Ce n’est pas possible de dire: ‹Je n’ai pas fait de publicité›, lorsque je vois les efforts que fait toute l’équipe.» Son rapport à l’image a également changé: «Je commence à la maîtriser. Ce que je faisais par accident, je le fais plus consciemment.»