Il y a 30 ans, les jeunes Suisses en rupture scolaire et professionnelle étaient déjà nombreux. Contrairement à aujourd’hui, ils étaient souvent livrés à eux-mêmes. C’est ce que montre une enquête réalisée par des chercheurs en travail social.
TEXTE | Andrée-Marie Dussault
IMAGES | Julien Gregorio
Les jeunes en situation de rupture scolaire et professionnelle ne représentent pas un phénomène nouveau. Entre 1989 et 1991 déjà, une enquête sur cette population avait été menée dans le cadre du Programme national de recherche (PNR) 29 «Changement de modes de vie et avenir de la sécurité sociale». Elle était dirigée par Gérard De Rham, Monique Eckmann et Claudio Bolzman, professeurs à l’Institut d’études sociales à Genève – aujourd’hui Haute école de travail social – HETS-Genève – HES-SO. Retour avec ces deux derniers sur l’évolution d’une situation déjà difficile à l’époque.
Vous avez conduit il y a 30 ans une recherche qualitative auprès de 82 jeunes âgés entre 15 et 21 ans ayant interrompu leur formation à Genève. Vous dites qu’ils se trouvaient alors dans un no man’s land. Qu’est-ce que cela signifie?
Monique Eckmann et Claudio Bolzman Cela se réfère à cette zone d’ombre dans laquelle ils disparaissaient et devenaient invisibles aux yeux des institutions publiques, totalement livrés à eux-mêmes. Sauf lorsqu’ils redevenaient visibles en «posant problème». Par exemple lorsqu’ils connaissaient des épisodes de délinquance, à travers le système judiciaire, comme patient en psychiatrie, ou comme bénéficiaire de l’assurance invalidité ou de l’assistance. Entre le temps du décrochage scolaire et ces moments-là, on ne savait pas ce qu’il advenait d’eux.
Au départ, vous imaginiez que ces jeunes étaient issus de milieux très modestes ou encore du quart-monde?
ME et CB Nous avons constaté qu’en fait cette population compte des profils très variés, incluant tant des Suisses que des jeunes issus de la migration, des classes populaires, moyennes, voire supérieures. Plusieurs avaient quitté l’école dès la fin de la scolarité obligatoire, d’autres décrochaient plus tard. Ils attribuaient l’arrêt de leur formation à divers facteurs: échec scolaire, circonstances extérieures (problèmes familiaux, de santé, de drogue, avec la justice, etc.), difficultés relationnelles avec un enseignant, un patron ou simple manque d’intérêt. La plupart ressentaient un sentiment d’exclusion et ne parvenaient pas à se projeter dans le futur. Ils étaient contents d’être écoutés. Certains se sont beaucoup ouverts à nous, parlant même d’expériences difficiles, liées à des petits délits, la vente de drogue, le recours à la prostitution. Ils se trouvaient dans une zone grise où ils étaient obligés de se débrouiller.
Les jeunes femmes en rupture étaient encore moins visibles que les jeunes hommes…
ME et CB Elles étaient quasi invisibles. Elles faisaient des ménages ou gardaient des enfants, puis se mariaient tôt, devenaient mères et dépendaient du revenu de leur mari. En cas de divorce, elles se retrouvaient à l’assistance, faute d’un emploi qualifié. à l’époque, les projets proposés aux jeunes en rupture répondaient davantage aux aspirations masculines ; travail du métal, du bois, construction, etc. Encore aujourd’hui, quoi que l’on dise, le système social suisse demeure fondé sur l’idée dominante selon laquelle l’homme travaille à temps plein, et la femme s’occupe du travail domestique, en travaillant à temps partiel.
Les migrants étaient-ils désavantagés?
ME et CB Les enfants qui intègrent la scolarisation suisse à 10 ans ou plus tard risquent beaucoup plus de se retrouver sans formation. Souvent, la famille migrante parie sur la réussite scolaire de la seconde génération. Nous avons observé que lorsqu’elle découvre l’échec, c’est la catastrophe. Souvent, elle ne sait pas à quelles portes frapper pour recevoir de l’aide. C’est important qu’elle sache qu’il existe des voies alternatives, que l’on peut rebondir. Mais pour cela, il faut connaître le système. Or en Suisse, même les experts ne connaissent pas toutes les ressources de celui-ci, tellement il est complexe.
Les jeunes interrogés représentaient-ils des coûts pour la société?
ME et CB A court terme, ils coûtaient cher à leur famille. Plus tard, ils risquaient de dépendre de l’assistance. D’ailleurs, les bénéficiaires de l’assistance sans formation étaient surreprésentés. Ces jeunes risquaient une exclusion sociale durable et de se retrouver tout au bas de l’échelle sociale. Déjà à l’époque, alors qu’il n’était pas encore discuté publiquement, nous défendions le droit à un revenu minimum pour tous.
Est-ce que certains finissaient par trouver leur voie?
ME et CB Certains étaient sûrs de pouvoir raccrocher. D’ailleurs, quelques jeunes ont réussi à s’épanouir, notamment au sein de la scène alternative – beaucoup plus importante il y a 30 ans –, en mettant sur pied des projets artistiques. Le milieu socioéconomique des jeunes jouait un rôle déterminant. C’était plus facile pour les «anticonformistes» et «révoltés» des classes supérieures de s’en sortir. Ils avaient accès aux ressources financières et au soutien de leur famille, et davantage confiance en eux. D’autres, par contre, se sentaient totalement perdus et très pessimistes. Beaucoup dépendaient des adultes autour d’eux. On sait que si un jeune rencontre un adulte qui croit en lui, il mettra plus facilement en place un projet d’avenir. C’est pour cela que les liens que tissent les travailleurs sociaux sont fondamentaux.
Vous soulignez que le système scolaire suisse opère une sélection précoce…
ME et CB Très tôt, certains élèves sont mis à l’écart. Même si, à Genève, la sélection commence vers le cycle d’orientation, entre 12 et 15 ans, plus tard que dans d’autres cantons. Cela va à l’encontre du principe démocratique de l’égalité des chances. En Finlande, qui connaît un système exemplaire, un jeune de 18 ans finit l’école avec les mêmes camarades qu’il côtoyait au début de son cursus. Tout est fait pour combler le retard dès l’âge de 7-8 ans. Les forts tirent les plus faibles vers le haut. Ici, on attend trop longtemps. A 15-16 ans, il est difficile de récupérer le temps perdu. Un autre problème est que les filières maturité sont survalorisées à Genève, tandis que les formations professionnelles sont souvent dédaignées, alors qu’elles peuvent représenter des voies valables.
Votre recherche a-t-elle sensibilisé les acteurs sociaux d’alors?
ME et CB Elle a initié une discussion sur le thème. Aujourd’hui, la conscience du problème est beaucoup plus aiguë. De nouveaux dispositifs, comme les «semestres de motivation» (une mesure de transition entre l’école et le monde du travail, ndlr), ont été mis en place dans plusieurs cantons. à Genève, elle a même contribué à faire changer la loi. Depuis cette rentrée, c’est le premier canton à rendre la formation obligatoire jusqu’à 18 ans (plutôt que 16 ans). Mais, même s’il existe des mesures d’accompagnement et d’insertion, celles-ci ne sont pas toujours coordonnées et ne mettent pas forcément l’accent sur les priorités.
En trente ans, comment la situation a-t-elle changé?
ME et CB A l’époque, Genève évaluait à environ un millier les jeunes entre 15 et 21 ans en rupture de formation. On estime qu’il y a le même nombre de jeunes de cet âge dans une pareille situation aujourd’hui, soit environ 4-5% de la population de cette tranche d’âge. Une proportion non pas massive, mais significative. Aujourd’hui, la pression est encore plus forte pour se former. L’objectif du Conseil fédéral, fixé en 2015, est que 95% des jeunes de cette classe d’âge obtiennent un diplôme postobligatoire. C’est actuellement le cas de 93% des Suisses, mais de seulement 80% des jeunes issus de l’immigration. Le contexte global actuel se caractérise par une économie de la connaissance où des compétences toujours plus pointues sont exigées. La technologie évolue rapidement et s’y adapter représente un défi. Aujourd’hui, même avec une formation, on n’a aucune garantie de trouver un emploi stable.
De façon générale, que peuvent apporter les recherches menées dans les hautes écoles de travail social à la société?
ME et CB Comme les hautes écoles de travail social se trouvent en contact direct avec les professionnels et les populations usagères, elles connaissent bien la réalité, et ont un accès privilégié au terrain. Elles ont donc le potentiel non seulement de mener des recherches au plus près des terrains, mais aussi de contribuer à la formulation des problématiques et programmes de recherche.
Trois questions à Stéphane Rullac
Approche de terrain, l’innovation sociale est un peu à la sociologie ce que l’ingénierie est aux sciences fondamentales. Professeur à la Haute école de travail social et de la santé | EESP | Lausanne – HES-SO, Stéphane Rullac tente de valoriser les nouvelles démarches qui favorisent le vivre-ensemble.
Vous travaillez sur la question de l’innovation dans les institutions sociales. Comment met-on en place de nouvelles pratiques?
Les vrais innovateurs sont souvent les travailleurs sociaux eux-mêmes. Dans les foyers ou les institutions pour sans-abri, ils inventent chaque jour de nouvelles solutions. Mais ils ne maîtrisent pas le langage scientifique, ni les méthodes pour faire valoir leur travail. La plupart des innovations sociales restent inconnues, parce que leurs inventeurs n’ont pas la légitimité pour transformer leur expérience en savoir. Mon rôle consiste précisément à travailler avec eux pour formaliser et évaluer la valeur de leur innovation, puis à la diffuser dans des articles ou des conférences, par exemple.
Comment évalue-t-on la pertinence d’une innovation sociale?
Prenez les foyers pour jeunes. Avec les ados turbulents, ça ne marche souvent pas très bien. Une démarche innovante consiste à leur fournir un studio, le soutien d’un accompagnateur et de petits revenus, sans leur demander de rendre des comptes. L’innovation sociale réside dans le pari qu’en les responsabilisant, nous leur permettrons de s’autonomiser. Cela fait vingt ans que cela se pratique, mais il nous faut savoir scientifiquement si cela fonctionne, si cela va dans le sens d’un meilleur vivre-ensemble. L’éthique et la question de la continuité des valeurs démocratiques se trouvent au cœur de l’innovation sociale. Elle se distingue là fondamentalement de son pendant technologique.
Au-delà des aspects de validation, vos travaux se matérialisent-ils sur le terrain?
Je tente par exemple de trouver une solution au problème des migrants qui souhaitent être inhumés dans leur pays d’origine. Cela correspond à un désir profond et à un droit fondamental. Le problème concerne beaucoup de personnes en Suisse, où
37% des plus de 15 ans ont un parcours migratoire. Or les gens n’ont souvent pas les moyens financiers. Mon idée, ce serait
de trouver un partenaire chez les assureurs privés et dans le champ des institutions qui accompagnent ces personnes. Ce genre de démarche reste encore assez mal vue. La sociologie valorise plutôt
la recherche dégagée de toute contingence et, par définition, cela ne correspond pas à l’innovation sociale. Mais les choses évoluent, notamment chez les politiques. Récemment, le conseiller d’état genevois Thierry Apothéloz a plaidé pour la mise en place d’un laboratoire de l’innovation sociale.
Lionel Pousaz