Une équipe de recherche s’est intéressée aux curatelles, et plus particulièrement aux professionnel·les qui en assument la mission. Leur rôle relève-t-il davantage de la police du social ou de l’accompagnement ?
TEXTE | Aurélie Toninato
En Suisse, fin 2002, 103’330 adultes voyaient une partie de leur existence être déléguée à un tiers. Ils faisaient l’objet de mesures de protection, dont la plus fréquente est la curatelle. Cette mesure d’accompagnement et de contrôle est activée lorsqu’une personne ne parvient plus à gérer son quotidien en raison de son âge, de troubles psychiques ou de tout autre état affaiblissant son autonomie. Dans ce contexte de prise en charge imposée, comment les curateur·trices peuvent-ils respecter l’autonomie des personnes dont ils ont la responsabilité ? Est-il possible d’éviter les approches paternalistes ? Un projet de recherche de la HES-SO Valais-Wallis – Haute École et École Supérieure de Travail Social – HESTS, mené par le professeur David Pichonnaz ainsi que les collaboratrices scientifiques Agnès Aubry et Marlène Bouvet, tente de répondre à ces questions.
La curatelle est assumée par des curateur·trices volontaires – souvent des proches –, ou par des curateur·trices professionnels employés au sein d’un service social. C’est sur cette dernière catégorie que porte le travail de recherche de l’équipe valaisanne. Si les curateur·trices professionnels n’exécutent pas forcément la majorité des mandats, ils héritent par contre des cas les plus complexes. Les tâches assumées à la place de la personne à « protéger » portent essentiellement sur les domaines administratifs, financiers et juridiques, et varient selon le type de curatelle instauré par l’autorité de protection.
Une fonction à la fois précise et ambiguë
Les cahiers des charges des curateur·trices sont régis par des politiques publiques et des réglementations professionnelles précises. Pourtant, sur le terrain, les trois chercheur·euses ont constaté que leur mise en pratique varie fortement. La complexité des problèmes multifactoriels traités par les curateur·trices, les ambiguïtés de la définition de leur rôle, les réactions imprévisibles des individus qu’ils côtoient et la composante émotionnelle de leur travail rendent leur activité impossible à standardiser.
Certains se présentent ainsi comme la « police du social », d’autres comme des assistant·es sociaux. Pour Élise 1Prénoms d’emprunt, curatrice dans un canton romand, la définition de son métier est complexe, « et nous nous occupons de plusieurs dizaines de vies en même temps, sur tous les aspects ! » David Pichonnaz précise que le métier de curateur·trice possède une identité propre, liée à la combinaison d’un travail de service social « classique » sur certains points, auquel « il faut ajouter la mise en œuvre d’un mandat judiciaire très contraignant pour la personne aidée ».
La part consacrée à l’accompagnement social – écoute, soutien dans des démarches visant à l’insertion socio-professionnelle par exemple – est fournie à des degrés très variables selon les cantons, en fonction des réalités du terrain. Le nombre de dossiers à gérer ou les normes et choix politiques valorisent plus ou moins ce volet, rapporte Agnès Aubry. Pierre*, curateur romand depuis vingt-huit ans, estime avoir les moyens de remplir cette part sociale, malgré des lourdeurs administratives. « Notre rôle consiste à être au plus proche de la personne. Si nous faisons l’économie du temps de partage et d’écoute, difficile de construire une relation… » élise, elle, confie que la gestion administrative et financière relègue parfois au second plan l’aspect social : « Pour réussir à trouver un équilibre et garantir un accompagnement humain, l’enjeu est de travailler avec le réseau. On doit jouer le rôle d’une sorte de chef·fe d’orchestre. »
Le paternalisme n’est pas inhérent au métier
Ce chef·fe d’orchestre accompagne, tout en dirigeant. Mais pas seulement : si les mesures judiciaires visent officiellement la protection de la personne, l’examen des situations et des pratiques professionnelles montre que les visées protectrices peuvent également concerner l’entourage, les créanciers ou encore les institutions, relève le trio de chercheur·euses. « Ce rôle de contrôle entre parfois en conflit avec nos valeurs sociales, observe Pierre. Il n’est pas question cependant d’être paternaliste : je ne pense pas que le paternalisme soit inhérent au métier. C’est la place que chacun fait à l’autre qui va déterminer le type de collaboration. »
Enfin, dans ce contexte d’aide contrainte et de contrôle social, en particulier lorsque le curateur·trice gère les cordons de la bourse de la personne, est-il encore possible de respecter la dignité et l’autonomie de celle-ci ? Marlène Bouvet répond que ce respect implique de savoir ce qui représente une priorité pour la personne. « Cependant, ce travail relationnel requiert du temps, parfois incompatible avec le grand nombre de mandats qu’on observe dans certains cantons. Inévitablement, celui-ci se réduit au profit des démarches d’obtention d’aides financières et de gestion des ‹nécessités vitales› (logement, nourriture, santé). »
Le curseur de l’autonomie, lui, est ajusté en permanence par le curateur·trice, sur la base d’un carcan établi par la justice. Pour Pierre, la marge de liberté à laisser dépend de la capacité de discernement de la personne et de son aptitude à dialoguer. « Parfois, nous n’avons pas le choix et il faut être très directif. Mais on essaie d’abord de privilégier l’autodétermination. » élise abonde : « Dans la mesure du possible, on inclut au maximum la personne dans les décisions. Si elle se braque, elle sera dans la confrontation, c’est contre-productif pour tous les deux. La clé, c’est de créer une ‹alliance› avec elle. » Selon David Pichonnaz, trouver un consentement dans l’aide apportée est d’ailleurs l’un des enjeux principaux de la curatelle.
« La curatelle doit être une rencontre pour que ça fonctionne »
Pascal2Prénoms d’emprunt, un Romand de 58 ans, est sous curatelle depuis trente-quatre ans. La vie lui a mis des bâtons dans les roues dès l’enfance, entre difficultés familiales, abus sexuels et diagnostic d’un trouble de la personnalité. À l’âge de 20 ans, il cumule déjà 80’000 francs de dettes.« Je n’arrivais plus à payer mes factures, je vivais dans l’angoisse. J’ai fait des tentatives de suicide. » Il est placé sous tutelle – aujourd’hui remplacée par la curatelle –, suivi par un professionnel à l’approche « très paternaliste » qui gère tous les aspects administratifs. « C’était à la fois un soulagement et très difficile car j’étais infantilisé. Notre relation se limitait à la distribution bimensuelle de mon argent. » Au bout de quelques années, Pascal hérite d’un nouveau curateur. « Lui m’a tout de suite cerné. Je n’avais plus besoin de tricher. Alors un jour, je lui ai tout déballé, mes difficultés, mon addiction à l’alcool. Je lui ai demandé de l’aide et j’ai accepté des soins pour la première fois. » Il se dit privilégié : « J’entends souvent d’autres personnes se plaindre de leurs curateur·trices, qui sont seulement dans le contrôle. Moi, j’ai la chance d’avoir quelqu’un d’humain, qui m’a permis de m’accomplir. La curatelle doit être une rencontre pour que ça fonctionne. »
Trois questions à Morgane Kuehni
Cette professeure à la Haute école de travail social et de la santé Lausanne – HETSL – HES-SO a travaillé sur la notion de l’autonomisation en tant que nouveau paradigme de l’action sociale, notamment dans le cadre de l’aide aux requérant·es d’asile.
En quoi l’autonomisation est-elle un« nouveau paradigme » de l’action sociale ?
MK L’autonomisation, liée à la participation, présente plusieurs ruptures avec la « prise en charge » traditionnelle. Cette dernière cherche à se conformer à un certain modèle dans une relation souvent très asymétrique entre les professionnel·les et les publics. L’idée s’est désormais imposée que pour « faire avec » les personnes concernées, il faut tenir compte de leurs situations, de leurs ressources et de leurs envies. La participation implique de leur donner la possibilité de contribuer aux processus décisionnels les concernant, mais aussi de leur laisser une certaine marge de manœuvre dans la définition de leur projet de vie. Elle vise à renforcer leur autonomie au sens philosophique (autos – soi-même, nomos – régir, gouverner). Dans plusieurs domaines de l’action sociale toutefois, l’intervention vise aussi à renforcer l’autonomie au sens d’indépendance financière. Il s’agit dès lors d’éviter ou de limiter la dépendance aux pouvoirs publics. La notion d’autonomisation souligne le caractère processuel et dynamique de ce double objectif.
Le projet d’autonomisation peut-il s’avérer inapplicable pour certaines situations, au point qu’il faille y renoncer ?
Le renoncement suppose quelque chose de définitif, ce qui est peu présent dans le discours des professionnel·les du social. Dans certains cas, le projet d’indépendance économique est mis de côté, dans un premier temps, pour consolider d’autres aspects de la vie des personnes accompagnées.
Comment peut-on choisir les aspects à consolider ?
Dans le domaine de l’insertion, les professionnel·les axent parfois leur intervention sur la consolidation de la situation familiale ou de santé parce qu’elle rend fragile tout projet professionnel. Cela implique une dépendance aux dispositifs d’aide sur une certaine durée (et donc des coûts). Pour viser une insertion durable, il faut parfois accepter de « perdre du temps » pour en gagner par la suite. Mais il arrive que le projet de sortie des aides ne soit pas envisageable. Dans ce cas, le travail des professionnel·les reste fondamental. Mais ses résultats sont évidemment moins visibles.