Groupe de soldats historiques en uniforme posant

Comment le monde a été fabriqué

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Au XIXe siècle, on commence à voyager autour du globe, pour le plaisir et « pour de vrai », mais aussi « pour de faux », grâce à l’essor des récits de voyage. C’est l’objet d’une recherche qui s’intéresse à la transformation des représentations du monde par l’étude des premiers voyages qui en ont fait le tour.

TEXTE | Marco Danesi

Quand le Covid-19 confine entre quatre murs et que l’envie prend de s’évader, virtuellement du moins, c’est l’occasion rêvée de s’intéresser à l’histoire du tour du monde. Non pas cependant celui d’explorateur·trices, scientifiques, militaires ou diplomates qui, à partir du XVIe siècle, nantis d’une mission, se lancent dans des expéditions, parfois au péril de leur vie. Non, on parle ici du tour du monde en touriste, qui s’impose à la fin du XIXe siècle, motivé par le goût de l’exotisme, de la découverte avec des visées éducatives, entrepris pour le plaisir et en toute sécurité. Ou presque.

C’est Jean-François Staszak, directeur du Département de géographie et environnement de l’Université de Genève, qui en a eu l’idée en 2020, en pleine pandémie. Trois ans plus tard, une recherche FNS intitulée Faire le monde a démarré sous sa direction. Elle est consacrée à ces tours du monde de loisir avec le concours d’autres collègues et expert·es suisses, français, italiens, américains, britanniques, japonais et polonais. Le projet est international, surtout pas eurocentré, et pluridisciplinaire : un tour du monde académique, entamé en 2023 pour une durée de quatre ans.

HEMISPHERES 27 FOCUS Design Arts visuels Comment le monde a ete fabrique Raphael Pieroni
Le fil conducteur des travaux auxquels participe le chercheur Raphaël Pieroni réside dans l’observation de la manière dont les premiers globe-trotteur·euse sont fabriqué l’imaginaire collectif du monde en l’arpentant. | FRANÇOIS WAVRE, LUNDI13

Faire le monde se focalise sur une courte période, entre 1869 et 1914. « La première date correspond à l’ouverture du canal de Suez, détaille Raphaël Pieroni, chercheur associé à l’Institut de recherche en art et en design de la Haute école d’art et de design (HEAD – Genève) – HES-SO, dont les travaux portent sur l’actualité des tours du monde et qui assure la coordination et la diffusion du projet. À la même époque, les bateaux à vapeur relient régulièrement le Japon à la côte ouest des États-Unis, sans parler de l’essor généralisé des lignes de train. » Autrement dit, il est désormais possible de faire le tour du monde avec des moyens de transport fiables le long de voies qui raccourcissent les trajets. On a aussi l’assurance de rentrer chez soi vivant, choyé par des agences qui s’occupent de tout. Quelques privilégié·es commencent donc à voyager autour de la planète pour le plaisir. La deuxième date coïncide quant à elle avec le début de la Première Guerre mondiale et marque l’interruption brutale, pour un temps, de ces périples.

Sur les traces de Jules Verne

La recherche piste en premier lieu les épigones de Phileas Fogg – protagoniste avec son domestique Passepartout du Tour du monde en 80 jours de Jules Verne, publié en 1872. Année au cours de laquelle est publié également le compte-rendu de ce que l’on considère comme le premier « vrai » tour du monde touristique réalisé par le journaliste français Edmond Plauchut en 124 jours.Ces « globe-trotteur·euses » sont surtout des hommes, blancs, riches et occidentaux – même si quelques femmes osent l’aventure, ainsi que des Japonais (à qui sera réservé un chapitre consistant de la recherche). Ils arpentent le monde et, en même temps, ils en fabriquent l’imaginaire collectif. C’est le postulat et le fil conducteur des travaux. Si la géographie s’intéresse au monde physique, la géographie culturelle, discipline dont la recherche est issue, essaie de comprendre comment certaines pratiques modifient les représentations spatiales du monde et comment ces représentations le façonnent en retour, explique Jean-François Stazsak. En un mot, résume le titre de la recherche, « Faire le tour du monde, c’est faire le monde ». La terre se transforme « en attraction pour touristes », exemplifie Raphaël Pieroni. L’industrie touristique prend son envol. Quelques dizaines de milliers de privilégié·es profitent en effet des forfaits du voyagiste Thomas Cook, leader du secteur. On parcourt la terre en long et en large – surtout dans son hémisphère Nord. On passe d’une grande ville à l’autre, en quête de merveilleux et d’altérité. Londres, Paris, Alexandrie, Suez, Aden, Bombay, Calcutta, Singapour, Hong Kong, Yokohama, San Francisco, Salt Lake City et New York sont les plus courues. Le tour du monde se fait en mode « propriétaire », les globe-trotter·euses considérant posséder le monde. Faut-il rappeler que l’impérialisme et le capitalisme de marque occidentale sont à leur apogée et dominent la planète durant la période étudiée ?

Les voyages imprègnent la culture

Le tour du monde représente aussi une source inépuisable de récits, écrits ou en images. Au cours de voyages qui peuvent durer plusieurs mois, on consigne ses observations dans un journal, on entretient des correspondances avec des proches, on achète des cartes postales ou on prend soi-même des photos, on collectionne des objets remarquables. Cette profusion de témoignages, de souvenirs, d’impressions imprègne la culture populaire qui s’en empare. « Le tour du monde devient une manie, note Jean-François Staszak. Elle est entretenue par les médias qui racontent les tournées de personnalités sportives ou artistiques célèbres. »

Le tour du globe enthousiasme, fait rêver grands et petits, partout. Panoramas, atlas, expositions universelles, jeux, films, revues : on peut partir autour du globe sans quitter son canapé ou installé au fond d’une salle de cinéma. L’industrie culturelle façonne un monde accessible aux couches sédentaires qui ne peuvent pas, ou pas encore, se payer le luxe d’en faire le tour. Ces périples par procuration, souligne Raphaël Pieroni, intéressent l’équipe de recherche autant que les vrais. Car ils concernent bien plus de gens et contribuent à fabriquer un monde à portée de main. On sait depuis longtemps que la terre est ronde et qu’on peut la parcourir d’un bout à l’autre. Mais les voyages peuvent mal tourner et virer au drame. Dès la fin du XIXe siècle, les choses changent. « On s’approprie la planète, onen maîtrise l’espace-temps », note encore le chercheur. Voyager devient une entreprise planifiée, qui se donne en spectacle. La pratique demeure d’actualité. Raphaël Pieroni s’intéresse d’ailleurs aux formes actuelles des tours du monde. Ceux qu’on peut faire « pour de vrai », avec un focus sur les croisières touristiques qui se situent dans le prolongement de celles qui se mettent en place dès la fin du XIXe. Et ceux qu’on peut faire « pour de faux » par la réalité virtuelle et les jeux vidéo.


Le fabuleux héritage d’un pionnier tessinois

Le Tessinois Emilio Balli (1855-1934) a constitué une documentation exceptionnelle à partir de son tour du monde. En haut : Emilio Balli, à droite, pose avec son compagnon de voyage le Genevois Alfred Bertrand et des personnes indigènes à Taïwan (1879). En bas : photo prise par Emilio Balli de jeunes femmes en costume à Delhi (1879). | © ARCHIVIO DELLA FAMIGLIA BALLI

Le tour du monde effectué entre 1878 et 1879 par Emilio Balli illustre parfaitement ces expéditions teintées d’humanisme, sources d’émerveillement et qui se narrent comme Les Mille et Une Nuits. Lors de ce voyage, le jeune Tessinois de bonne famille a collectionné un fonds exceptionnel de documents et d’objets. Ce matériel a constitué jusqu’à maintenant un axe important du projet Faire le monde. Une exposition a été organisée au Tessin en 2023 afin de faire connaître les archives conservées parles héritier·ères d’Emilio Balli. Ce premier volet a poussé l’équipe de recherche à prêter une attention particulière au rôle de la Suisse, en suivant les faits et gestes de neuf globe-trotteurs helvétiques, contemporains du Tessinois. Toujours dans le but de valoriser les avancées de la recherche en cours, des colloques internationaux sont prévus sur le sujet en 2024 et en 2025, ainsi que l’exposition La Manie des tours du monde (Musée national suisse, Château de Prangins, d’avril à octobre 2025).