Le mythe du nombre d’or

Le mythe du nombre d’or

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Le pouvoir occulte du nombre d’or se serait transmis entre grands maîtres au fil des siècles pour ressurgir dans les toiles de Léonard de Vinci. Une analyse de son histoire mouvementée prouve qu’il n’a pas eu l’influence qu’on lui prête dans l’histoire de l’art.

TEXTE | Sylvain Menétrey

1,61803398875… Depuis la Renaissance au moins, cette suite infinie de chiffres possède ses adorateurs qui ont publié une littérature foisonnante oscillant entre science, philosophie, esthétique et ésotérisme. Luca Pacioli, un mathématicien franciscain du XVe siècle, l’appellera la «divine proportion», car ce nombre irrationnel lui évoque la figure de Dieu, également incommensurable, c’est-à-dire qui échappe à l’entendement des hommes. Au fil des siècles, la légende du nombre d’or s’est épaissie au point qu’il devienne le symbole de la beauté et de l’harmonie. Plusieurs exégètes l’ont considéré comme la clé permettant d’expliquer la structure de chefs-d’œuvre comme le Parthénon ou Mona Lisa.

Au XXe siècle, Le Corbusier s’en est inspiré pour créer le système de mesures du Modulor, un mot-valise qui combine les termes «module» et «nombre d’or». L’architecte admirait l’harmonie du Parthénon et ses proportions basées sur celles du corps humain. Il avait l’ambition de dépasser la concurrence entre les systèmes de mesures métriques et anglo-saxons par l’invention d’un système universel propre à l’architecture qui s’inspire de la morphologie humaine. Les unités du Modulor forment une suite de Fibonacci, dont les rapports expriment le nombre d’or. Ainsi, la taille humaine retenue de 1,83 m par rapport à la position du nombril de 1,13 m se rapproche de (phi), le symbole mathématique du nombre d’or. Plusieurs des réalisations majeures de l’architecte et urbaniste comme la Cité radieuse de Marseille ou la ville de Chandigarh en Inde sont basées sur le Modulor.

Plus récemment, le peintre italien Giorgio Griffa, à qui le Centre d’art contemporain de Genève a consacré une rétrospective en 2015, s’est lui aussi intéressé au nombre d’or. L’artiste se distingue par ses œuvres à la fois minimales et chatoyantes réduites aux éléments fondamentaux de la peinture que sont la toile, la couleur et des séquences de touches parcimonieuses de pinceau, qui fonctionnent comme autant de traces de l’artiste dans le réel. Lyriques, élégantes, d’apparence inachevée, ses œuvres plissées, car non tendues sur châssis, évoquent autant la calligraphie que la danse, la science que l’artisanat. Griffa a commencé à peindre dès 1993 les chiffres du nombre d’or en différentes tailles, couleurs et motifs sur de nombreuses toiles.

Ordre naturel

«Ces œuvres sont très importantes dans la pratique de Griffa, explique Andrea Bellini, directeur du Centre d’art contemporain de Genève. Cette succession de chiffres ne se termine jamais. Elle nous plonge dans un mystère. Un mystère que Griffa associe métaphoriquement à l’art, qui lui aussi est une énigme.» L’artiste perpétue la lecture théologique de Pacioli en s’attachant à cette dimension incommensurable du nombre d’or, qui, par-delà la figure du divin, ouvre vers une transcendance philosophique. Son usage de ce symbole témoigne également des préoccupations de l’artiste pour les questions d’harmonies et de rythme. Inspirateur de Griffa, Mario Merz a, lui, représenté diverses suites de Fibonacci, notamment en néons, avec pour objectif de faire résonner son travail avec l’ordre naturel, considéré dans la tradition platonicienne comme parfait. Il est couramment affirmé que certains phénomènes naturels, comme la reproduction des lapins, sont régis par une telle chaîne rythmique.

Trois siècles avant notre ère, Euclide avait découvert l’opération géométrique qui consiste à couper une droite en «extrême et moyenne raison». En termes algébriques, ce ratio s’exprime par l’équation: a+b/a = a/b, c’est-à-dire que la somme d’un grand segment a et d’un petit segment b divisée par le grand segment est égale au rapport du grand segment et du petit segment. La seule solution à cette équation est donnée par le résultat de 1+ √5/2, soit le nombre irrationnel. Les propriétés algébriques et géométriques du nombre d’or sont nombreuses. Il intervient notamment dans la construction du pentagone régulier, dont le rapport entre ses diagonales correspond à φ.

Sophismes mathématiques

Sa fortune comme théorie esthétique relève en revanche de l’imposture comme le décrypte l’historienne de l’art Marguerite Neveux dans son essai «Le nombre d’or, radiographie d’un mythe». Après une éclipse de plusieurs siècles, le nombre d’or obtient un regain d’intérêt en Allemagne au XIXe siècle au sein de la jeune discipline philosophique de l’esthétique. Une branche de l’esthétique va prendre appui sur les mathématiques pour légitimer son champ de recherche. Mais ce sont surtout les travaux du diplomate et romancier roumain Matila Ghyka, popularisés en France par Paul Valéry, qui rédige la préface de son ouvrage «Le nombre d’or» (1931), qui vont susciter une frénésie intellectuelle pour la divine proportion. Après une première partie purement mathématique, peu accessible, mais aux raisonnements corrects, Ghyka se donne pour mission de révéler une prétendue généalogie pythagoricienne qui parcourt l’histoire de l’art occidentale et qui se serait transmise de manière occulte des architectes de la Haute Egypte jusqu’à Georges Seurat en passant par Léonard de Vinci.

Les observations de Ghyka vont inspirer une nouvelle méthode d’analyse des œuvres d’art. Traçant un réseau complexe de cercles et de diagonales sur des photographies de chefs-d’œuvre de l’Antiquité et de la Renaissance, des mathématiciens comme Elisa Maillard, qui a aidé Le Corbusier a formulé le Modulor, ont affirmé que le nombre d’or est entré dans la composition de la pyramide de Kheops, du Parthénon, de la Vénus de Botticelli ou encore dans les œuvres de Piero Della Francesca. Sur cette même base, le nombre d’or est entré dans les manuels d’architecture moderne par l’intermédiaire d’architectes comme Walter Gropius ou l’école du Bauhaus.

Or, bien qu’ils aient défendu une conception de l’Univers fondée sur une perfection géométrique d’origine divine, Pythagore et Platon n’ont jamais fait directement référence au nombre d’or, pas plus que Vitruve et Léonard de Vinci d’ailleurs, qui ont développé des théories sur les rapports entre les parties du corps humain.

Mythe moderne

Dans son ouvrage, Marguerite Neveux dévoile les sophismes de l’auscultation mathématiques des chefs-d’œuvre. Elle explique qu’au prix d’écarts de calculs parfois considérables et de méthodes pseudo-scientifiques, Elisa Maillard et ses confrères ont cherché à réduire à une règle mathématique, à un dogme ou à une formule secrète la création d’œuvres qui répondent à bien d’autres critères esthétiques que celui du nombre d’or. Elle démontre amplement que des artistes comme Seurat ou De Vinci, quoique versés dans les mathématiques, n’avaient pas connaissance du nombre d’or. De même, si les Grecs n’étaient pas insensibles à la perfection des nombres, ils étaient davantage marqués par la beauté des nombres entiers, en particulier du nombre 10, dont on retrouve autant de traces dans les proportions du Parthénon que de rectangles supposément d’or.

Le nombre d’or, nombre remarquable et mystérieux, n’est donc qu’un fantasme, un mythe moderne que des auteurs désireux d’ordonner le chaos du monde au sortir de la Première Guerre mondiale ont imaginé afin de circonscrire ces choses ineffables que sont la beauté et le sentiment esthétique. Comme tout mythe, il a produit des avatars culturels qui compliquent sa démystification tout en offrant un nouveau terrain d’investigation aux artistes qui s’amusent des mythologies. Ainsi, dans un jeu de redoublement mystique, Salvador Dalí a peint «Le Sacrement de la dernière cène» (1955) sur un tableau aux proportions du nombre d’or. En art, ce symbole qui, à force d’avoir été invoqué, s’est finalement matérialisé. Céder à son adoration aveugle laisse courir le risque de réduire l’art à un précepte simpliste, alors que les artistes n’ont eu de cesse de lutter contre les carcans, dont ceux de la beauté et de l’harmonie.


Trois questions à

Nicoletta Sala est mathématicienne spécialiste des théories du chaos et de la complexité. Elle a enseigné pendant dix-huit ans à l’Académie d’architecture de Mendrisio au Tessin. Depuis 2014, elle se consacre à la recherche à l’Institut des études de la complexité de Rome. Elle est l’auteure avec Gabriele Cappellato et Mario Botta de Viaggio matematico nell’arte e nell’architettura (2003, non traduit), un livre où il est notamment question des applications du nombre d’or en architecture.

Le nombre d’or inspire-t-il encore des recherches en mathématiques?

Il sert à évaluer le terme d’une suite de Fibonacci et à construire des rectangles d’or et des spirales. Mais à ma connaissance aucune nouvelle recherche le concernant n’est en cours.

Pourquoi certaines proportions sont-elles considérées comme harmonieuses? Est-ce parce qu’on y est habitué, ou parce que certains rapports flattent particulièrement l’œil?

Le nombre d’or jouit encore aujourd’hui d’une réputation en raison des travaux du psychologue Gustav Theodor Fechner qui, au XIXe siècle, a voulu prouver sa prévalence esthétique. Il a conduit plusieurs expériences où il présentait différents rectangles à des sujets, leur demandant de choisir celui qui leur plaisait le plus. Il en a conclu qu’il existait une préférence naturelle pour la section d’or, mais cette conviction ne se fondait que sur un taux de 35% de réponses en faveur du rectangle d’or. Après plus d’un siècle d’études, il est admis que l’hypothèse de Fechner est fausse et que le nombre d’or ne possède aucune qualité esthétique intrinsèque. Tenter d’expliquer l’harmonie est une tâche complexe qui nécessiterait un apport des neurosciences.

Le mythe du nombre d’or témoigne de la volonté de réduire la beauté à une seule règle. Vos recherches dans le cadre de la théorie du chaos et de la complexité suggèrent une approche inverse. Comment ces théories ont-elles influencé l’art et l’architecture?

Pendant des siècles, l’architecture a suivi les règles de la géométrie euclidienne parce qu’elle permet de construire des bâtiments à la structure équilibrée sans faire intervenir de calculs compliqués. Dans les années 1970, le mathématicien franco-américain d’origine polonaise Benoît Mandelbrot a démontré que la nature suit d’autres règles que la géométrie euclidienne, signant ainsi l’acte de naissance de la géométrie fractale. Ces objets irréguliers, aux formes qui se répètent d’un degré de détail à un autre, à l’exemple des fougères ou des bassins hydrographiques, ont inspiré l’art et l’architecture à différentes époques aussi bien en Mésopotamie qu’en Afrique, en Orient, et en Occident.

Mais ce n’est qu’au XXe que ces formes ont été intégrées consciemment dans le design. La Palmer House (1950-1951) à Ann Arbor de Frank Lloyd Wright dont le plan est construit sur une série de triangles équilatéraux en est un des premiers exemples. A la fin du XXe siècle, le design assisté par ordinateur et l’évolution des matériaux de construction ont permis à des architectes comme Zaha Hadid, Paolo Portoghesi, Frank O. Gehry et d’autres d’imaginer des bâtiments au tracé sinueux qui appliquent les règles de la géométrie fractale. En art, les physiciens Taylor, Micolich et Jonas ont découvert que les peintures de Jackson Pollock possèdent certaines caractéristiques des fractales. Leur hypothèse est que Pollock essayait de représenter ce qu’il percevait comme un parfait chaos mathématique, dix ans avant que la théorie du chaos ne soit énoncée. »


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