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« Le revenu d’existence représente un puissant outil d’émancipation »

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Cela fait plus de vingt ans que le philosophe politique Guillaume Mathelier mène des recherches sur le revenu d’existence et la dotation en capital pour les jeunes. Le maître d’enseignement à la Haute école de gestion de Genève (HEG-Genève) – HES-SO considère que ces outils permettraient de conférer de l’autonomie aux individus face à un État providence accumulant des dispositifs morcelés et inefficaces.

TEXTE | Geneviève Ruiz

Vous multipliez les publications sur le revenu d’existence et la dotation en capital pour les jeunes, sujets auxquels vous avez par ailleurs consacré votre thèse de doctorat. De quoi s’agit-il exactement ?

Ce que je nomme « revenu d’existence » consiste en une somme versée mensuellement, de manière universelle et inconditionnelle, à tous les individus se trouvant sur un territoire donné. Il existe plusieurs termes pour décrire cet outil, comme « revenu inconditionnel de base » ou encore « revenu universel ». Tous les chercheur·euses ne sont pas d’accord sur ces termes, ni sur leurs définitions. Pour ma part, si j’ai opté pour « revenu d’existence », c’est parce que je considère qu’il est lié à l’existence même de l’individu, à sa vie. Il ne s’agit pas d’un substitut du travail. De par sa naissance, l’individu possède un certain nombre de droits comme la liberté, l’éducation ou le logement. Au cœur de ceux-ci se trouve le droit à un revenu garantissant son existence. Ce droit est individuel. C’est pourquoi les parents ne toucheraient pas le revenu des enfants de 0 à 18 ans, qui s’accumulerait sur un compte épargne et constituerait un capital pouvant être libéré à la majorité. Il permettrait au jeune de financer un projet éducatif, de voyage, d’entrepreneuriat ou autre, indépendamment de la situation économique ou de la volonté de sa famille. Il s’agit donc d’un puissant outil d’émancipation individuel. La majorité des chercheur·euses qui ont travaillé sur ces thématiques ont opposé le revenu d’existence à la dotation en capital, privilégiant l’une ou l’autre de ces approches. J’ai pour ma part pris le parti d’associer les deux pour apporter une réponse plus complète.

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« Que feriez-vous si vos revenus étaient pris en charge ? » était la question posée par cette affiche géante exposée sur la plaine de Plainpalais à Genève, dans le cadre de la campagne pour l’initiative sur le revenu de base inconditionnel en mai 2016. | REUTERS, DENIS BALIBOUSE

Précisément, sur quel corpus de recherche reposent vos travaux ?

Les travaux de Thomas Paine (1737-1809), théoricien politique américain et auteur d’un traité intitulé Justice agraire (1795), m’ont beaucoup inspiré. Il préconisait pour toutes et tous un droit universel à obtenir un capital en compensation à la propriété privée des terres qui, selon lui, représentait une appropriation illégitime. Plus proches de nous, les politologues américains Bruce Ackerman et Anne Alstott ont notamment publié The Stakeholder Society (1999), ouvrage dans lequel ils proposent le versement d’une dotation de 80’000 dollars pour tous les citoyen·nes américains dès leur majorité. L’objectif de ce capital est notamment de démocratiser l’accès à la propriété privée. Bruce Ackermann a aussi été à l’initiative du Child Trust Fund, mis en place en 2003 par le gouvernement de Tony Blair en Grande-Bretagne. Cette mesure visait à ouvrir un compte doté de plusieurs centaines de livres pour chacun des 700’000 enfants naissant annuellement dans le pays afin qu’ils bénéficient à leur majorité d’un accès facilité aux études, à l’entrepreneuriat ou à la propriété privée.

Le revenu d’existence et la dotation en capital permettent-ils réellement plus de redistribution et une meilleure garantie du minimum vital que l’État providence ?

Avec des taux de non-recours aux aides publiques qui s’élèvent à environ 30% en Suisse – un phénomène bien documenté depuis quelques années –, il faut questionner l’efficacité des outils de l’État providence, dont l’appellation est d’ailleurs problématique car rien ne tombe du ciel. Le non-recours est à mon avis l’un des grands scandales politiques de notre époque. Au fil du temps, les dispositifs étatiques se sont émiettés, dispersés et complexifiés jusqu’à devenir inefficaces et surtout illisibles pour les citoyen·nes, qui ne les comprennent plus. Obtenir un subside exige un investissement coûteux en temps et en trajets, de même qu’une charge mentale qui frise parfois l’insupportable. De plus, de nombreux individus ne cochent pas les cases qui permettent d’obtenir de l’aide. Un jeune est par exemple fortement dépendant de la solidarité de sa famille jusqu’à l’âge de 25 ans. Si ses parents gagnent trop pour qu’il bénéficie de subsides, il ne pourra pas prétendre à certaines aides. Cela pose selon moi le problème de son autonomie.

Quels problèmes seraient résolus par vos propositions ?

Celles-ci permettraient d’agir à plusieurs niveaux. Tout d’abord, elles entraîneraient une simplification du fonctionnement et une réduction des coûts du dispositif tentaculaire de contrôle et d’attribution des aides de l’État. Les travailleur·euses sociaux pourraient se recentrer sur leur mission première de soutien et d’accompagnement. Le revenu d’existence agirait aussi comme un ciment social dans une démocratie qui voit de plus en plus ses membres se désengager. Percevoir un revenu de manière inconditionnelle permettrait aussi de sortir d’une conception rigide de la rémunération uniquement liée à l’emploi et d’y inclure l’ensemble des plus-values économiques et sociales, comme l’éducation des enfants ou la proche-ai-dance. Ces dernières sont actuellement très mal valorisées économiquement. Il me vient en tête l’exemple d’une femme qui a élevé six enfants qui sont désormais des adultes exerçant un métier. Elle ne touche pratiquement aucune retraite, alors que ses enfants, par leur contribution au système productif, financent les pensions d’autres personnes.

L’objectif est aussi de passer d’une société d’héritage à une société de transmission. Actuellement, la majorité des capitaux sont obtenus par héritage et à un âge tardif, après 50 ans. De nombreux jeunes auraient pourtant besoin d’un capital pour démarrer dans la vie. Les inégalités socio-économiques font que nombre d’entre eux voient leur horizon se fermer entre 16 et 20 ans, parce que leurs parents n’ont pas les moyens de financer leurs études ou ne les soutiennent pas. Ils développent alors une vision négative d’eux-mêmes et de la société. Beaucoup se désengagent et ne croient plus au système démocratique. Au final, et c’est le plus important, le revenu d’existence représente un puissant outil de justice sociale, d’égalité et de liberté dans une société où les inégalités ne cessent de croître.

À combien s’élèveraient le revenu d’existence et le capital en dotation ?

De quoi couvrir les besoins essentiels à la vie comme la nourriture, l’hygiène, une part du logement… En cela, l’initiative fédérale de 2016 sur le revenu de base inconditionnel, qui proposait environ 2500 francs mensuels pour les adultes et 625 francs pour les mineur·es, était assez confortable. Quant à la dotation en capital pour les jeunes, l’idéal serait de la situer autour des 60’000 francs. Cela donnerait une liberté de choix aux jeunes pour établir leurs projets de vie. Il faudrait imaginer un dispositif d’accompagnement éducatif pour les préparer à gérer ce capital et développer des projets constructifs, pour eux-mêmes et pour la société. Nous tablons sur le fait que la plupart des jeunes réussiraient à faire fructifier cet argent grâce à un projet de formation, d’entrepreneuriat, associatif ou d’accession à la propriété. Les expériences qui ont été menées en lien avec le revenu d’existence ou la dotation en capital ont montré que les personnes dépensaient l’argent reçu dans ce cadre pour des projets sensés à long terme et très rarement pour des drogues ou des produits de consommation inutiles.

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Guillaume Mathelier, philosophe politique, observe que des expériences menées dans plusieurs pays n’ont pas pu établir de lien causal entre revenu universel et perte de motivation pour le travail. | FRANÇOIS WAVRE, LUNDI13

Comment envisagez-vous le financement de ces versements universels ?

C’est en effet la principale critique de leurs détracteur·trices… Il s’agit effectivement d’une question qu’on me pose régulièrement. Ce que je demande tout d’abord à ces personnes, c’est si elles sont d’accord avec le principe même du revenu d’existence. Car si ce n’est pas le cas, il vaut mieux que nous débattions à propos de nos visions de l’individu et de la société. Si elles sont d’accord avec le principe, on peut alors discuter des modalités de financement. Dans le projet de l’initiative de 2016, il avait été établi que le montant total distribué à la population suisse s’élèverait à 208 milliards de francs. On peut y soustraire 62 milliards financés par le transfert du coût des prestations sociales remplacées, ainsi qu’une estimation de la valeur produite à 128 milliards. Il resterait alors 18 milliards à financer, qui peuvent l’être de multiples façons : ajustement de la TVA, de la fiscalité directe, taxe sur la production automatisée, etc. J’admets qu’il serait du ressort des économistes d’évaluer la faisabilité et l’efficacité de ces différents dispositifs. Et je reconnais que ce sont des débats difficiles. Mais le but n’est pas de « prendre aux riches pour donner aux pauvres ». Il s’agit d’un projet de société auquel tout le monde peut adhérer car il est basé sur l’idée que chacun paie sa juste part. Aucune personne fortunée ne peut prétendre avoir obtenu son patrimoine toute seule : elle a pu le faire grâce à des universités, à des infrastructures ou à un territoire qui ont été bâtis par ses prédécesseurs.

L’une des autres critiques fréquemment entendues est liée à la perte de motivation pour le travail.

Des expériences ont été menées en Finlande, aux États-Unis et au Canada pour analyser les liens entre versement d’un revenu universel et motivation à travailler. Un lien causal systématique n’a pas été établi. Comme déjà dit, le revenu d’existence n’est pas un substitut du travail. En revanche, il permet certainement à un employé·e d’être en meilleure posture face à un management abusif et lui donne la possibilité de quitter son travail si les conditions ne sont pas réunies. Et d’en trouver un autre qui aura davantage de sens pour lui. Quand on sait que les coûts de la santé1Selon une étude de l’assureur Axa réalisée en 2023, le travail a une grande influence sur le bien-être psychique. Parmi les personnes interrogées, 17% disent s’être absentées du travail en raison de problèmes de santé mentale. Près d’un tiers déclarent avoir déjà été touchées par un burn-out. Il en ressort qu’en Suisse, la perte annuelle de PIB due aux problèmes de stress liés au travail s’élève à 17,6 milliards de francs. liés au travail en Suisse se montent à 3% du PIB, cette émancipation de l’individu serait positive pour la collectivité.

En 2016, le peuple suisse a refusé l’initiative sur le revenu de base inconditionnel à plus de 70%. Pensez-vous qu’il sera un jour possible d’obtenir un soutien populaire pour un tel projet ?

Entre 2016 et aujourd’hui, le contexte a changé : il y a eu la pandémie, l’inflation, l’amplification de la crise climatique, le tout couplé à une progression de la précarité. Alors oui, de plus en plus de personnes de tous horizons s’intéressent à ces concepts, bien au-delà des clivages gauche-droite. La numérisation massive du monde du travail est aussi largement entrée dans la réflexion sur le revenu d’existence car elle entraîne une redéfinition du travail, de la productivité et des rémunérations. Je travaille actuellement à un ouvrage qui sera consacré à ces questions. Par contre, le climat politique actuel, avec la montée des extrémismes dans de nombreux pays, place la migration au sommet de l’agenda politique. Les objectifs d’égalité, de justice sociale ou de liberté ne sont malheureusement pas considérés comme prioritaires. Je continuerai cependant à défendre le revenu d’existence et la dotation en capital, que ce soit en faisant avancer les connaissances sur le plan académique ou en tant que maire de la commune française d’Ambilly, charge que j’occupe depuis 2008.