HEMISPHERES 27 L ennui c est ne rien faire qui ait du sens Teaser

« L’ennui, c’est ne rien faire qui ait du sens »

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L’ennui peut être source d’angoisse pour les personnes vulnérables. L’ergothérapeute Julie Desrosiers soutient qu’elles doivent avoir accès à des activités qu’elles ont choisies et qui les motivent. Il y va de leur autonomie.

TEXTE | Anne-Sylvie Sprenger

« Les maux sont moins néfastes au bonheur que l’ennui », assurait l’écrivain italien Giacomo Leopardi (1798-1837). Ce n’est pas l’ergothérapeute Julie Desrosiers, qui a travaillé sur la question de l’ennui dans le contexte du séjour psychiatrique, qui le contredirait. Persuadée des effets délétères de l’ennui, cette professeure à la Haute école de travail social et de la santé Lausanne – HETSL – HES-SO en appelle à davantage de respect envers l’autonomie des patient·es.

HEMISPHERES 27 L ennui c est ne rien faire qui ait du sens Julie Desrosiers
L’ergothérapeute Julie Desrosiers explique que pour créer de l’engagement, le principal défi consiste à identifier le « just right challenge », soit l’activité qui ne sera ni trop exigeante par rapport aux capacités d’une personne (source d’anxiété), ni trop peu motivante (source d’ennui). | BERTRAND REY

Qu’est-ce qui vous a amenée à la thématique de l’ennui ?

J’ai été confrontée à l’ennui très jeune, en particulier à l’école. Beaucoup de gens assimilent l’ennui au fait de ne rien avoir à faire. Or l’ennui, ce n’est pas n’avoir rien à faire, mais ne rien faire qui ait du sens. On peut donc s’ennuyer tout en étant suroccupé ou en ayant un travail qui demande énormément d’investissement. Dans le monde professionnel, on parle d’ailleurs aujourd’hui de bore-out pour nommer l’épuisement professionnel causé par l’ennui.

On affirme souvent qu’il est bon que les enfants s’ennuient. Ce serait faux ?

Je ne contesterais pas cette phrase, mais je dirais : « prudence ! » Nous ne sommes pas toutes et tous égaux face à l’ennui. Un enfant qui a un bon sentiment de sécurité et qui est prêt à explorer le monde pourra vivre l’ennui comme un moteur, un espace où ouvrir son imaginaire. À l’opposé, un enfant qui connaît une grande insécurité affective et dont les besoins de base ne sont pas assurés ne sera pas capable de vivre l’ennui de manière positive. Il pourra même ressentir une grande détresse. Il en va de même pour les adultes.

Quel regard porter dès lors sur les temps d’hospitalisation, où l’on est précisément confronté à ce vide ?

Curieusement, beaucoup de soignant·es en milieu psychiatrique ont des représentations positives de l’ennui, l’apparentant à une parenthèse permettant de réfléchir sur soi. Certains pensent même qu’il serait bénéfique d’exagérer ce sentiment, en mettant le patient·e à l’isolement ou en le privant d’activités. Je pense au contraire que c’est justement le pire moment pour réfléchir sur soi. Certains patient·es se trouvent probablement dans un des états les plus vulnérables de leur vie : en psychose ou extrêmement désespérés. Certains ont même été hospitalisés parce qu’ils représentaient un danger pour eux-mêmes.

Quels sont les méfaits de l’ennui ?

L’ennui est corrélé avec trois choses : la consommation de substances, les troubles du comportement et les fugues. On le constate d’ailleurs avec les personnes réfugiées, placées dans des hébergements où elles sont privées d’activités et à qui on ne donne pas accès au travail. En milieu psychiatrique, quand on met les patient·es dans des salles toutes blanches où il n’y a rien à faire, on va clairement encourager les troubles du comportement.

Que préconisez-vous alors pour contrer l’ennui en milieu psychiatrique ?

Il s’agit avant tout de redonner de l’autonomie aux patient·es. Il est faux de croire que de proposer un grand nombre d’activités permet de sortir de l’ennui. L’une des pistes est de permettre aux patient·es de continuer une vie la plus normale possible, en gardant par exemple leur téléphone ou ayant la possibilité de se faire à manger. Il faut mettre en place des lieux de vie où les patient·es peuvent se livrer à leurs activités habituelles, mais également respecter davantage leur droit d’avoir des occupations qui ont du sens pour eux.

Avec sa série L’Ennui, la photographe Sophie Palmier a souhaité traiter l’absence de motivation au travail. Elle a ainsi construit des mises en scène restituant l’absurdité des tâches à effectuer et le manque de sens. | SOPHIE PALMIER

La notion de choix, et donc d’autonomie, est-elle essentielle ?

Absolument. Dans les hôpitaux psychiatriques, on a soit rien à faire, soit des activités infantilisantes, comme le loto ou le coloriage. Dans tous les cas, on décide à la place du patient·e ce qui représente une bonne activité pour lui. Il en va de même avec certains parents qui font à leur enfant un agenda de ministre. Cela ne sert à rien. Ce qui est important, c’est de permettre aux gens d’avoir des activités porteuses de sens. Dans les EMS, on bafoue trop souvent ce droit.

Comment cela ?

On considère, par exemple, qu’une personne qui rentre en EMS n’a plus de sexualité. On sépare donc souvent les couples, qui n’ont plus le droit de coucher dans la même chambre. Parce que vous êtes vieux, on ne vous laissera également plus le droit de consommer de l’alcool. Mais pourquoi ne leur mettrait-on pas à disposition un bistrot ? C’est une activité que certains ont eue toute leur vie : descendre au bistrot et refaire le monde avec leurs potes. Pourquoi n’en auraient-ils plus le droit parce qu’ils sont en EMS ? Et pourquoi devraient-ils se coucher à 20h ?

Laisser le choix aux personnes ne reviendrait-il pas à poser des problèmes organisationnels ?

Je considère plutôt que les professionnel·les et les intervenant·es qui offrent des activités partent de bonnes intentions : ils aiment telle activité, donc ils vont l’offrir. Il suffirait pourtant de demander aux personnes ce qu’elles souhaitent. Il faut arrêter de partir de l’idée que l’on sait ce qui va être bon pour elles. L’ennui est la pointe de l’iceberg. Mais il s’agit d’opérer un travail de rétablissement et de reprise du pouvoir d’agir.

En quoi l’ergothérapie est-elle essentielle dans cette démarche ?

On associe souvent l’ergothérapie aux moyens auxiliaires, au fauteuil roulant et aux personnes âgées. Le côté santé mentale de notre travail est moins connu. Or de même qu’après un accident, on va aider la personne à récupérer ses fonctions et viser la reprise de l’autonomie, en ce qui concerne la santé mentale, on va chercher à créer de l’engagement en identifiant le just right challenge. C’est-à-dire qu’on va aider la personne à identifier l’activité qui ne sera ni trop exigeante par rapport à ses capacités (cause d’anxiété) ni trop peu motivante (source d’ennui).

Et comment déterminer si une activité est pourvue de sens ?

Nous avons des outils de mesure développés par des ergothérapeutes qui évaluent le sens des activités. Une activité peut avoir du sens pour plusieurs raisons : parce qu’elle m’aide à prendre soin de moi, parce qu’elle reflète la personne que je suis, parce qu’elle me permet d’exprimer ma créativité ou encore parce qu’elle me donne un sentiment d’appartenance à ma communauté. Mais encore une fois, c’est toujours à la personne de définir ce qui a du sens à ses yeux.