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Les ambiguïtés du mouvement open

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Open source, open data, open government, open science… Les multiples mouvements open véhiculent des valeurs comme la liberté, l’accessibilité, la transparence ou le bien commun. La réalité actuelle est autrement plus complexe.

TEXTE | Geneviève Ruiz

Laboratoire d’intelligence artificielle (AI Lab), Massachusetts Institute of Technology, années 1970 : cet endroit abrite alors l’un des systèmes d’exploitation les plus performants au monde. De jeunes hommes intrépides, Blancs et de la classe moyenne, y travaillent dans un esprit de collaboration antihiérarchique. Leurs objectifs sont l’avancée du savoir informatique, la circulation de l’information et l’ouverture – l’accès à leur système n’est pas sécurisé. Parmi eux, Richard Stallman, alors programmateur, lancera par la suite le mouvement du logiciel libre.

Beaucoup de choses sont parties de là. Les valeurs antihiérarchiques ou de liberté existaient depuis longtemps. Mais elles ont été incarnées de manière particulière dans le mouvement du logiciel libre. Si certains membres de l’AI Lab se sont engagés pour défendre la liberté des logiciels, c’est parce que durant les années 1980, le code informatique devient une marchandise et que des entreprises en verrouillent les accès. « De nombreux développeurs quittent les universités pour intégrer ces entreprises, explique Sébastien Broca, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’Université de Paris VIII. Ils délaissent les usages d’échange et de solidarité prévalant à l’université. Richard Stallman va s’élever contre cela et faire de la possibilité de modifier ou copier librement le code source des logiciels son combat. »

Un mouvement contre la propriété

Dès les années 1990, le mouvement libre va prendre un essor considérable. Les projets se multiplient dans le monde, dont l’un des plus connus est le système Linux, créé par l’informaticien Linus Torvalds. Richard Stallman invente de son côté la General Public License pour pro­téger l’ouverture du code informatique. « La philosophie libre va progressivement acquérir de l’importance en dehors du champ purement informatique et se structurer autour de la circulation de la connaissance, précise Sébastien Broca. Elle influencera notamment des projets comme les Creative Commons 1Creative Commons (CC) est une association créée en 2001 par des activistes du numérique américains. Elle propose aux personnes souhaitant libérer leurs œuvres des droits de propriété intellectuelle des licences qui en autorisent à l’avance certaines réutilisations.. »

Il faut replacer ce mouvement dans le contexte des années 1980, qui connaît une progression des droits de propriété intellectuelle liés au concept de propriété exclusive prôné par le néolibéralisme : brevetabilité des gènes et des molécules, extension du copyright à 70 ans. « Cette tendance, que certains considèrent com­me un second mouvement des enclosures 2Le mouvement des enclosures désigne un bouleversement survenu en Angleterre entre le XVIe et le XVIIe siècle. De nouvelles lois permettent alors aux propriétaires fonciers de fermer l’accès à leurs terres, jusque-là administrées dans le cadre de systèmes de coopérations dont dépendaient de nombreux paysans., va susciter des résistances, souligne Sébastien Broca. Elles vont s’inspirer du mouvement libre. On peut citer l’accès aux publications scientifiques, aux médicaments génériques pour les pays du Sud ou la protection des semences traditionnelles face aux OGM. Ces acteurs ont comme objectif commun la facilitation de l’accès à des ressources et la lutte contre les formes de propriété exclusives des multinationales. » Dans la foulée, Access to Knowledge (A2K), un mouvement de ces mouvements, est créé à New York en 2004. Cette coalition va aussi s’inspirer des principes de la théorie des communs développée par la politologue Elinor Ostrom (1933-2012), prix Nobel 2009. Selon elle, les communs sont caractérisés par trois éléments : une ressource, une répartition des droits autour de cette dernière, des règles de gouvernance pour résoudre les conflits. Elinor Ostrom a d’abord étudié les communs traditionnels comme les pâturages, dont les droits d’accès et d’usage étaient partagés par une communauté. Elle s’est ensuite intéressée aux communs numériques, dont les services sont par nature inépuisables car non rivaux 3Mise en avant notamment par Elinor Ostrom à la fin des années 1970, la notion de rivalité désigne la propriété d’un bien dont la consommation diminue la quantité pour les autres agent·es (un sandwich). La non-rivalité désigne son contraire, soit la consommation d’un bien par un agent·e n’ayant pas d’effet sur sa quantité disponible pour les autres individus (un morceau de musique)., mais dont l’accessibilité doit être préservée. Pour les gérer, les communs, forme de propriété qui se distingue à la fois de la propriété privée et de la propriété étatique, proposent d’établir de nouvelles règles, débarrassées du dogme de l’exclusivisme. Ces théories auront une influence sur la conception d’internet comme un « commun » et sur l’émergence de plateformes telle Wikipédia ou Open Street Map.

L’ouverture des données

Au début des années 2000, certains activistes du numérique s’engagent dans un autre mouvement open qui aura passablement de retentissement : celui de l’ouverture des données et notamment de celles du gouvernement. « On assiste alors à une surprenante convergence entre les acteurs du monde économique et les militants de la transparence, qui vont inscrire l’ouverture des données comme une priorité politique, observe Samuel Goëta, maître de conférences à Sciences Po Aix et cofondateur d’Open Knowledge France. Différents rapports, notamment de l’Union européenne, soulignent que libérer les données pourrait créer de la richesse tout en développant la transparence de l’État. » Le spécialiste précise que l’open data n’est pas nouveau en soi : il s’inscrit dans un droit d’accès traditionnel des citoyen·nes aux informations produites par les administrations. Les évolutions technologiques des années 1990 vont favoriser l’idée selon laquelle les gouvernements doivent mettre les données à disposition du public de manière proactive.

Les grands principes de ce nouvel open government seront établis en 2007 lors d’une réunion à Sebastopol en Californie, à laquelle de nombreux activistes du numérique assistent. « Les principes de Sebastopol, qui ont été repris par le G8, ont exercé une grande influence et entraîné une prolifération des portails d’open governement, souligne Samuel Goëta. Même des pays peu démocratiques comme le Maroc, Singapour ou la Russie en ont créé ! » Ces tendances n’ont bien sûr pas été sans susciter des critiques et notamment sur le fait que le mouvement de l’open data s’est avant tout concentré sur les aspects techniques et beaucoup moins sur les enjeux politiques. Des recherches ethnographiques menées par Samuel Goëta dans les administrations françaises démontrent par ailleurs que le bilan des politiques open data est plutôt mitigé, certains pans de l’administration ayant mis en place des politiques d’ouverture des données alors que d’autres pas du tout : « Adopter l’open data nécessite une transformation ambitieuse du fonctionnement des administrations. Il est clair que l’accompagnement n’a pas toujours été à la hauteur. » Encore à l’heure actuelle, certains citoyen·nes doivent passer devant un tribunal pour obtenir des données. « Un autre problème, c’est la croyance selon laquelle l’empowerment des citoyen·nes découlerait mécaniquement de l’open data, poursuit Samuel Goëta. Mais tout le monde n’a pas la capacité d’analyser des fichiers Excel de 500’000 lignes et d’en tirer les informations clés. Il y a tout un travail de médiation à effectuer pour que les données soient utilisées dans le débat public. »

© Creative Commons, wikiArs – Jerico Delayah, Danièle Vuarambon / Sozarch-F-Ka-0001-543, Domaine publique

Le second capitalisme numérique

Si l’open government continue son combat, qu’en est-il du côté du mouvement pour plus d’accessibilité réuni dans l’association A2K ? Il semblerait que les différences entre les acteurs impliqués n’aient pas permis de fédérer des alliances à long terme. Surtout, l’essor des puissants Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft (GAFAM) et des nouvelles plateformes comme Uber ou Airbnb a diminué l’importance de la propriété intellectuelle avec le passage de ce que Sébastien Broca nomme le « second capitalisme numérique » : « Ces acteurs ont développé un modèle économique capable de produire de la valeur à partir des données. Les communs numériques y ont largement contribué, en fournissant des infrastructures essentielles comme les logiciels libres. Pour les GAFAM, il n’est pas forcément avantageux de réclamer des droits exclusifs sur certaines ressources. C’est pourquoi ils défendent les valeurs de l’ouverture et de la libre diffusion. » Cette évolution était-elle voulue par les instigateurs du mouvement libre ? Leur lutte se focalisait plus sur l’ouverture des ressources informationnelles que sur des questions politiques ou des projets de société. « Certains militant·es le regrettent désormais et adoptent une position d’autocritique face à leur engagement pour la libre diffusion, fait valoir Sébastien Broca. Ils considèrent ne pas avoir assez contesté les nouvelles formes de pouvoir des GAFAM et adoptent des discours plus engagés contre le capitalisme ou le patriarcat. » Ces nouveaux engagements permettront-ils au mouvement libre de retrouver son essor initial en évitant les pièges du second capitalisme numérique ? Et peut-être d’intégrer davantage de diversité ? Il faut relever que ce dernier point n’a jamais été résolu par les libristes. Des voix s’élèvent depuis longtemps pour critiquer leur manque d’ouverture à la diversité. La chercheure de l’Université de Californie du Sud Christina Dunbar-Hester a publié en 2020 un article qui a fait date sur l’échec des milieux du logiciel libre dans ce domaine. « Malgré des politiques affichées d’inclusion, ils sont encore hostiles à certaines minorités racisées et aux femmes », explique la chercheure. Les compétences de ces dernières sont régulièrement remises en question et elles rencontrent des difficultés à y nouer des alliances. « Mais cela n’est surpre­nant que si on adhère à l’idéologie considérant la technologie comme une voie vers le progrès et l’équité sociale, poursuit Christina Dunbar-Hester. Or ce n’est pas le cas : la technologie est intégrée dans le capitalisme racial et est depuis longtemps un moyen de trier les gens dans des positions inégales. Pour participer à la construction d’une société plus juste, les hackers doivent commencer par trouver les moyens de développer des collaborations au-delà des différences et de partager leur pouvoir avec les femmes et les minorités. »

L’évolution de l’accessibilité

La notion d’accessibilité a commencé à émerger en 1950. Elle était alors avant tout en lien avec l’accès au bâti des personnes ayant une déficience motrice. « Son champ s’est nettement élargi depuis les années 1980, explique Serge Ebersold, titulaire de la chaire Accessibilité au Conservatoire national des arts et métiers à Paris. Son succès en a fait un mot-valise. » L’imaginaire social qui accompagne cette transformation postule que tous les individus sont autonomes et capables. Cela remet en cause l’opposition distinguant les personnes capables des incapables au profit d’une distinction séparant les typiques des atypiques, ces derniers se singularisant par une incomplétude qu’il appartient à l’environnement de pallier : la déficience intellectuelle devient un « trouble du neurodéveloppement » auquel il faut remédier. « D’où l’importance centrale de l’accessibilité, qui se trouve désormais au cœur du fait social, poursuit Serge Ebersold. Car elle doit permettre à chacun d’être libre de participer activement au bien-être collectif et d’être inclus. »


« Un esprit est comme un parachute. Il ne fonctionne pas s’il n’est pas ouvert. »

Frank Zappa

En 2020, le studio de design Blockworks a collaboré avec Reporters sans frontières, la société technologique MediaMonks et l’agence de com­­munication DDB pour créer une expérience dédiée à la liberté de la presse et dénoncer la censure dans le jeu vidéo « Minecraft ». Cette collaboration a engendré une biblio­thèque virtuelle géante contenant des revues et des articles censurés, interdits dans plusieurs pays.


Définitions

INCLUSION

D’abord utilisé dans le domaine du handicap, le concept d’inclusion concerne désormais divers secteurs. Il vise la transformation des environnements pour les adapter à la diversité. Le terme « inclusion » désigne l’action d’inclure quelque chose ou une personne dans un ensemble ou un groupe. Il possède plusieurs déclinaisons scientifiques. En mathématiques, il se réfère au rapport entre deux ensembles, dont l’un est entièrement compris dans l’autre.

LOGICIEL LIBRE

Le logiciel libre vise le partage et la transmission intégrale du code source en s’écartant de considérations économiques. Il est monté en puissance dans les années 1980 notamment sous l’égide du programmateur Richard Stallman qui le considère comme un mouvement social. Ce dernier prône la vision d’une informatique libre et partagée par toutes et tous.

OPEN SOURCE

Issu de la culture libre, l’open source est le résultat d’un schisme survenu en son sein à la fin des années 1990. Il débarrasse le logiciel libre de ses composants philosophiques pour le concevoir comme une alternative commerciale et technique viable au logiciel propriétaire. Alors que pour le mouvement libriste, l’ouverture du code est un impératif moral, pour les tenants de l’open source, il s’agit d’une méthodologie s’intégrant dans un modèle capitaliste.

OUVERTURE

Ce mot vient du latin apertura (action d’ouvrir, ouverture, trou, fente). Sa signification est la même en français, mais il intègre davantage de sens : chose rendue utilisable, commencement, attitude politique visant à des rapprochements avec d’autres tendances ou encore possibilité pour une personne ou un groupe de découvrir d’autres mondes que le sien.

PARTICIPATION

La participation se réfère à l’action de prendre part ou de contribuer à quelque chose. Il s’agit aussi d’un concept dont l’usage est ancien, mais qui est revenu en force ces dernières années pour favoriser les processus intégrant les citoyen·nes ou les « personnes d’en bas » dans les décisions.


La nébuleuse open

TEXTE | Geneviève Ruiz
INFOGRAPHIE | Bogsch & Bacco

Le libre accès a de nombreux visages. Ils ont comme point commun de tirer parti des nouvelles technologies pour engendrer des mouvements sociaux, des concepts, des organisations, des pratiques ou encore des outils. L’infographie ci-dessous, non exhaustive, est inspirée d’un tableau publié sur la page « Open knowledge » de Wikipédia qui recense les multiples facettes de l’open en les triant par catégories.