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Les anciens champions conservent-ils leurs habitudes de vie à long terme ?

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Des chercheur·es se sont lancés dans une enquête afin d’explorer des aspects de la vie d’ex-sportives et sportifs de haut niveau. Ils s’intéressent particulièrement à leur rapport au corps, à la santé et à l’activité physique.

TEXT | Stéphany Gardier

Ils ont connu leur heure de gloire, ont remporté les championnats nationaux dans leur discipline et, pour certains, ont même participé aux Jeux olympiques. Ex-sportives et sportifs de haut niveau, ils ont dédié plusieurs années de leur vie à la compétition, parfois dès leur plus jeune âge. Et puis la fin de carrière est arrivée. Elle a marqué l’entrée dans une nouvelle période de vie. Le devenir de ces compétitrices et compétiteurs représente un champ de recherche contenant encore de nombreux aspects peu étudiés. Seules les premières années post-carrière sont explorées et essentiellement à travers l’angle de la reconversion professionnelle.

Étonnamment, on ne sait pas grand-chose de l’empreinte à long terme des pratiques sportives intenses sur la perception qu’une personne a de son propre corps, sur son rapport à l’alimentation ou à sa santé. Or les sportives et sportifs de haut niveau ont, jour après jour, pendant des années, vécu en focalisant leur attention sur leur corps conçu comme un outil indissociable de leur performance. Une équipe de la Haute École de Santé Vaud (HESAV) – HES-SO, menée par le professeur Philippe Longchamp, s’est lancée dans un projet de grande envergure, financé par le Fonds national suisse, pour documenter les trajectoires d’ancien·nes compétitrices et compétiteurs de haut niveau. Leur but : tenter de mieux comprendre quelles traces laisse la carrière sportive sur les conceptions de la santé et les pratiques de ces sportives et sportifs, dix, vingt, voire quarante ans plus tard.

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« Des franchises aux Frosted Flakes, Shaquille O’Neal a changé ce que signifie être un athlète à la retraite », a titré le Los Angeles Times en juin 2023. Cet ancien basketteur professionnel, quadruple champion NBA, a multiplié les activités : rap, analyses sportives, marketing, etc. Il a construit un empire de franchises possédant 40 fitness, 155 restaurants Five Guys, 17 stands de bretzels Auntie Anne, neuf pizzerias Papa John’s, et monté sa propre chaîne Big Chicken. Ce personnage multifacette a aussi médiatisé ses problèmes de poids après sa carrière sportive. © Courtesy of Big Chicken

Épluchage fastidieux des championnats nationaux

Le projet semblait assez simple dans sa mise en œuvre : contacter des ex-sportives et sportifs résidant en Suisse et ayant au moins atteint le niveau de compétition national entre les années 1980 et 2010, administrer un questionnaire balayant de nombreux champs, puis analyser le tout. Mais les chercheur·es se sont vite rendu compte que les choses allaient être plus compliquées : « Nous nous sommes aperçus que savoir qui participait au championnat de Suisse de gymnastique dans les années 1990 ou de bobsleigh en 1985 était loin d’être simple, explique Philippe Longchamp. Contrairement à ce que nous avions imaginé, les données relatives aux compétitions et aux athlètes sont peu archivées, et encore moins de manière rigoureuse. Les clubs et les fédérations sont peu intéressés par les anciens membres qui ne sont plus en activité. Il n’existe pas non plus de registre rassemblant tous les compétitrices et compétiteurs de haut niveau. Nous avons donc dû éplucher les résultats des championnats nationaux. » La persévérance des chercheur·es a néanmoins payé puisque, après un an et demi de ce travail de fourmi, ils ont réussi à rassembler le nombre souhaité de noms, soit plus de 3000. L’équipe a ainsi finalement pu faire parvenir son questionnaire – sous format papier ou digital – à plus de 1600 personnes, dont 1355 ont rendu un document exploitable. Un taux de réponse bien supérieur aux attentes des scientifiques. « Notre questionnaire comprend une centaine d’items mais très peu de personnes se sont plaintes de sa longueur. Les anciens sportives et sportifs ont beaucoup de choses à raconter, relève Philippe Longchamp. On le constate aussi au cours des entretiens que nous menons avec un sous-échantillon de participant·es. »

Pierre Morath, ancien athlète spécialiste du demi-fond, réalisateur du documentaire Free to run, n’a pas hésité quand Philippe Longchamp, son ancien camarade d’entraînement, lui a proposé de participer à cette recherche originale : « La thématique de l’après-carrière m’intéresse beaucoup car j’entraîne de jeunes athlètes de haut niveau. Parallèlement, je suis en train de terminer le tournage d’une fiction sur le sujet. Les premiers résultats de l’étude montrent des choses que l’on ne voit pas dans l’immédiateté de l’après-carrière. Je suis impatient de découvrir la suite. »

Le poids du genre sur les trajectoires

Une centaine de questions, plus de 1000 questionnaires : l’exploitation des données est en effet loin d’être terminée. « Nous sommes encore dans la cuisine de nos analyses, résume Marion Braizaz, collaboratrice scientifique à HESAV. Nous souhaitons mettre en regard différents domaines de pratiques comme l’alimentation, l’esthétique, la santé… Il s’agit d’un projet ambitieux. » Mais l’équipe a déjà dégagé quelques résultats préliminaires, notamment sur le devenir des ex-sportives et sportifs en tant que parents. Les hommes qui ont fait un sport conçu comme « masculin » (hockey, football…) ont plus fréquemment des enfants que les autres hommes. Les femmes qui ont été compétitrices de haut niveau sont, elles, moins souvent mères que les autres femmes. « Faire de la compétition, c’est s’exposer, être dur au mal, afficher son ambition… Autant de traits qui vont à l’encontre de ce qui a longtemps été attendu des femmes, avance Philippe Longchamp. Le haut niveau représente encore un terrain de conquête pour elles et il y a un prix à payer. » Les analyses à venir devraient permettre de mieux comprendre le poids du genre sur les trajectoires des athlètes, même si ce facteur reste difficile à isoler.

Les types de disciplines et leur culture corporelle propre semblent jouer un rôle prépondérant dans le devenir des champion·nes. « Celles et ceux qui ont pratiqué des sports d’endurance individuels ont tendance à rester dans une sorte de ‹culte du contrôle›, observe Marion Braizaz. La plupart ont encore une vraie vie sportive et n’ont jamais connu de phase de sédentarité. Ce n’est pas forcément le cas des compétitrices et compétiteurs des disciplines où les contraintes étaient imposées par une tierce personne ou un staff durant la carrière. » Ces résultats ne surprennent pas Pierre Morath, qui, près de trente ans après la fin de sa carrière, considère que sa vie est encore « rythmée par le sport ». Une pratique nécessaire pour le maintien de sa forme physique, mais pas uniquement : « C’est aussi important pour mon harmonie psychique et cela me permet d’être efficace dans mon travail. » Il souligne aussi que pour les anciens athlètes, il n’est pas toujours facile de basculer vers des activités physiques ludiques. « J’avoue qu’il y a toujours dans la moindre balade la volonté de savoir combien de kilomètres j’ai marché, à quelle vitesse… ». Un discours que connaît bien Philippe Longchamp, lui-même ancien athlète (lire encadré) : « Ces sportives et sportifs ont une continuité incroyable. Leur corps et leur esprit sont leur monastère. »


L’empreinte de la carrière sportive sur… la recherche

Qu’est-ce qui peut mener un sociologue à imaginer une recherche d’une ampleur sans précédent sur le devenir d’anciens athlète de haut niveau ? Sa propre carrière sportive, pardi ! Philippe Longchamp ne s’en cache pas, ce sont des observations de terrain qui l’ont convaincu de se lancer dans ce projet. Il a notamment été inspiré par certains de ses amis d’enfance : « J’ai pratiqué l’athlétisme à un haut niveau dans ma jeunesse. Nous étions un groupe de cinq copains et nous ne nous sommes jamais perdus de vue depuis. Aujourd’hui, nous avons des rapports différents à l’activité physique, à l’alimentation, à notre corps. Pourquoi, alors que nous avons pratiqué la même discipline au même âge, certains continuent-ils de s’entraîner avec assiduité, alors que d’autres ont une pratique discontinue ? » Faute de trouver des réponses dans la production scientifique sur le sujet, le sociologue a décidé de construire le projet qui lui permettrait de répondre à ses questions tout en nourrissant les connaissances – encore très parcellaires – sur les trajectoires de vie des sportives et sportifs de haut niveau.