Les mesures de distanciation sociale ont-elles impacté l’organisation des enterrements et le vécu des familles? Pour le savoir, des chercheurs mènent, depuis mars 2020, une enquête comparative entre la Suisse, la France et l’Italie.
TEXTE | Muriel Sudano
Bergame, mars 2020: les victimes du coronavirus, enveloppées dans des housses mortuaires, sont exfiltrées par l’armée italienne. Quelques semaines plus tard à New York: des corps en nombre sont entas- sés dans des camions frigorifiques, ersatz de morgues et de pompes funèbres débordées. Ces images choc ont fait la une des médias au début de la pandémie. En Suisse, rien de tel ne s’est produit. Les services d’urgences et de soins intensifs ont tenu le coup, les pompes funèbres aussi. Mais le Covid-19 a tout de même chamboulé le monde du rite funéraire helvétique. Les acteurs de la branche et les familles endeuillées ont dû s’adapter aux restrictions et aux mesures de protection contre le nouveau virus. Une situation inédite qui fait actuellement l’objet d’une recherche de la Haute école de travail social et de la santé de Lausanne – HETSL – HES-SO. Elle est conduite par l’anthropologue Marc-Antoine Berthod, professeur et codoyen au Laboratoire de recherche santé-social de la HETSL, ainsi que par la sociologue Gaëlle Clavandier, maître de conférences à l’Université Jean Monnet de Saint-Étienne et chercheuse au Centre Max Weber de Lyon. Elle s’articule à un projet similaire, financé par l’Agence nationale de la recherche en France, pour former un programme intitulé Mondes funéraires, personnes endeuillées et Covid-19.
Documenter la problématique des pompes funèbres
L’idée de cette recherche a émergé début mars 2020, au moment où l’on commençait à s’inquiéter de ce qui se déroulait en Italie. Marc-Antoine Berthod et Gaëlle Clavandier soulèvent, avec plusieurs collègues, l’importance de documenter ce qui allait arriver dans le monde du funéraire de leurs pays respectifs et d’alerter l’opinion publique sur la problématique qui pouvait se jouer au niveau des pompes funèbres. «Au début de la pandémie, on parlait beaucoup des risques du virus sur les vivants, notamment dans le milieu hospitalier, raconte l’anthropologue spécialiste des rites funéraires. Mais on n’entendait pas grand-chose sur le traitement des personnes décédées ou sur les famille psypsys endeuillées. Il y avait quelques articles de presse, relatant notamment la situation à Bergame. Il nous est apparu important que les chercheurs qui travaillent sur le champ funéraire puissent s’exprimer. À partir de là, nous avons écrit une tribune dans le journal Le Monde pour souligner l’importance de ne pas oublier les employés des pompes funèbres dans les discussions autour du coronavirus. Puis, nous avons voulu observer si nous allions faire face à un choc, à un bouleversement, à une continuité ou à une accentuation de ce qui se passait déjà dans les pratiques funéraires, tant au niveau de la coordination entre professionnels et du traitement des corps que du vécu des familles.»
L’équipe de Marc-Antoine Berthod a obtenu le soutien du Fonds national suisse lors d’un appel à la recherche spécial Covid-19. «Notre idée consiste à développer une collaboration d’expertise entre deux équipes, dans des pays différents, souligne-t-il. En tout, six chercheurs sont chargés d’étudier le bassin lémanique, le Tessin, le Nord de l’Italie, le département Rhône- Alpes et d’autres régions plus particulièrement touchées en France.»
L’impact des obsèques sous restriction
L’équipe de Marc-Antoine Berthod a commencé son travail de terrain dès la mi-mars afin de connaître l’impact de la pandémie sur les différents acteurs du funéraire: personnel médical, transporteurs, morgues, pompes funèbres, mais aussi employés communaux, état civil. «Durant le semi-confinement, nous avons mené une soixantaine d’entretiens, en ligne ou par téléphone, avec des professionnels tantôt surchargés, tantôt plus disponibles en raison du télétravail; en tant que chercheurs, nous nous sommes aussi adaptés, relève l’anthropologue lausannois. Ce travail se poursuit et nous allons aussi nous intéresser au vécu des familles, qui sont passées par des obsèques sous restriction. Quel impact cela a-t-il eu sur les rites? Et sur le deuil?»
Les pompes funèbres interrogées par l’équipe de recherche relèvent les efforts d’adaptation des familles, ainsi qu’une charge émotionnelle plus grande dans des cérémonies réduites au minimum. Edmond Pittet, directeur des Pompes funèbres générales dans le canton de Vaud, évoque aussi la frustration des proches et leur tristesse de ne pas avoir pu accompagner un parent mourant. «Nous avons dû nous entretenir avec certaines familles par WhatsApp ou par e-mail, raconte-t-il. Et nous avons vécu une période compliquée durant les quinze jours où désinfectant et masques manquaient. Mais nous avons rapidement su que le virus était inactif après le décès. Ainsi, nous avons pu réaliser tous les soins mortuaires, tous les types de rites – y compris l’inhumation – et toutes les cérémonies, religieuses ou laïques. Il y a eu des moments très intenses avec des familles qui n’avaient pas pu dire au revoir à un proche. Les choses se sont dites alors devant le cercueil plutôt qu’au chevet du mourant, avec beaucoup d’émotions. Nous avons également filmé et retransmis les obsèques pour les gens qui ne pouvaient pas y assister (une pratique déjà proposée auparavant, mais dans une moindre mesure, ndlr).»
La fréquentation aux enterrements a diminué de moitié
En Suisse, les rites funéraires n’ont pas subi de profonds bouleversements à cause du coronavirus, si ce n’est que les restrictions ont contraint les obsèques à se dérouler dans l’intimité, voire même, au plus fort de la pandémie, en comité très restreint. Quelques mois après le sommet de la première vague, Edmond Pittet relève néanmoins que, malgré l’assouplissement des mesures relatives aux rassemblements, la fréquentation aux enterrements a diminué de moitié. «Les gens ont toujours peur de venir ou ne restent pas pour la collation, observe-t-il. Il y a aussi beaucoup de comportements spontanés qui ne se font plus: toucher le cercueil, rendre les honneurs, etc.» Ces changements perdureront-ils? La recherche de Marc-Antoine Berthod et de son équipe le dira certainement. Elle mettra en lumière les différences entre les pays analysés. En France et en Italie, par exemple, les cercueils sont restés fermés et les corps emballés dans des housses funéraires. En Suisse, les pompes funèbres n’ont pas subi ce genre de contraintes et ont trouvé leurs propres adaptations.
Les pompes funèbres générales ont-elles craint à un moment d’être débordées comme cela a pu être le cas dans d’autres pays? «Non, même si la mi-mars a pris l’allure d’une digue qui se rompait, en faisant affluer les morts par dizaines, répond Edmond Pittet. Nous étions assez désemparés au départ – pour la première fois des directives nous venaient de l’OFSP, du Canton et de la Confédération. Mais nous n’avons jamais été désorganisés.»
Innovations funéraires
Depuis quelques années, il y a de plus en plus d’innovations dans le monde funéraire, même si ces pratiques restent marginales. En Australie, par exemple, certaines personnes demandent à être inhumées debout dans des cercueils enterrés à la verticale. Dans d’autres régions du globe, on observe l’émergence de rites comme la promession, qui consiste à plonger les corps dans de l’azote liquide puis à les placer sur une table vibrante pour provoquer leur destruction en particules fines. Une autre tendance s’appelle « aquamation » : le corps est dissous dans l’eau chaude.