HEMISPHERES N°20 – Focus «spécial Covid-19» sur six recherches HES-SO – Télétravail: privilégier la bienveillance plutôt que le contrôle // www.revuehemispheres.com
© Magali Girardin / Keystone

Le semi-confinement du printemps 2020 a entraîné une explosion de la pratique du télétravail en Suisse. Suite aux feedbacks positifs des collaborateurs, une pérennisation se dessine. Une nouvelle qui réjouit les spécialistes, mais à certaines conditions.

TEXTE | Patricia Michaud

Jamais les machines à café domestiques n’ont autant chauffé que durant la période de semi-confinement imposée aux Suisses en 2020. Selon un sondage mené par Deloitte, près de la moitié des actifs du pays (soit 48%) ont fait du télétravail (partiel ou total) au coeur de la crise sanitaire. Il s’agit d’une explosion: quelques mois plus tôt, cette part ne représentait que 25%.

Lors du déconfinement, certains travailleurs ont repris le chemin du bureau normalement, d’autres sporadiquement, d’autres encore pas du tout. Dans tous les cas, pour les observateurs du monde de l’emploi, l’heure de l’analyse a sonné. Pas une semaine ne s’écoule sans que les résultats d’une enquête sur la résilience des entreprises, leur degré de digitalisation ou encore leur aptitude au changement ne soient publiés. Sans surprise, la productivité des employés en mode home office fait l’objet d’une attention toute particulière. D’après l’étude de Deloitte, plus de quatre personnes sur dix ayant effectué du télétravail pendant la crise pandémique estiment avoir dopé leur rendement; quant à celles dont la productivité est demeurée stable, elles sont plus de trois sur dix. Une autre recherche, menée par le spécialiste du recrutement Robert Walters, parvient à des résultats encore plus tranchés: près de neuf salariés sur dix (88%) ont été au moins aussi efficaces à la maison que dans les locaux de l’entreprise.

Dans la foulée de ces constatations flatteuses pour le télétravail, la demande pour une pérennisation de ce mode de fonctionnement professionnel ne s’est pas fait attendre. Tandis que Deloitte estime à 34% le pourcentage d’actifs désireux de continuer à faire du home office au-delà de la crise, Robert Walters calcule que 78% des sociétés prévoient une intensification de cette pratique à l’avenir. Quant à un sondage confié à l’institut Gfs.bern par Syndicom, il révèle qu’environ 90% des employés verraient d’un bon oeil l’autorisation du télétravail en complément du présentiel. À noter que les écarts entre ces différents chiffres sont partiellement à mettre sur le compte de méthodologies divergentes.

Durant la période de semiconfinement du printemps 2020, la photographe genevoise Magali Girardin a réalisé cette série sur les métiers ne pouvant s’exercer à domicile. Les personnes ont posé à chaque fois dans leur cuisine.

Lever le pied et réfléchir

«Globalement, les entreprises suisses s’en sont bien sorties durant la crise du Covid-19», commente Anna Lupina-Wegener. En collaboration avec Paula Nestea et Güldem Karamustafa-Köse, cette professeure à l’Institut interdisciplinaire du développement de l’entreprise de la Haute École d’Ingénierie et de Gestion du Canton de Vaud – HEIG-VD – HES-SO a mené une recherche auprès de plus de 500 personnes issues des secteurs privé et public et employées dans divers domaines d’activité représentatifs en Suisse romande. But de ce projet, qui a reçu un fonds Covid-19 du domaine Économie et Services HES-SO: analyser les conditions et défis du télétravail dans un contexte de distanciation sociale, afin d’en tirer un guide de bonnes pratiques destiné aux employeurs.

Les chercheuses constatent également qu’une majorité de travailleurs ont vu leur rendement stagner, voire grimper, durant le semi-confinement. Autre résultat? Environ six sondés sur dix estiment que plus de la moitié de leurs tâches peuvent être réalisées à distance. De façon plus large, près des trois quarts des personnes interrogées sont d’avis que les organisations devraient réfléchir à de nouvelles manières de travailler.

«Réfléchir», voilà un terme qui parle à Jean-Pierre Rey. De l’avis de ce professeur à l’Institut informatique de gestion de la HES-SO Valais-Wallis, qui pilote lui aussi une recherche centrée sur les pratiques de télétravail durant la crise pandémique, «nous sortons d’une période exceptionnelle, où des changements drastiques ont dû être mis en place dans l’urgence». Il est désormais important que les entreprises «lèvent le pied, reprennent leur souffle et réfléchissent aux contours du next normal». Ainsi, si l’on décide de poursuivre la pratique intensive du home office, «il faut réorganiser l’infrastructure, optimiser l’ergonomie à domicile, définir la répartition des coûts entre employeur et employé, ou envisager la possibilité du recours aux coworking spaces». Le spécialiste va plus loin: «C’est l’entreprise dans son ensemble, de ses valeurs à la façon de mesurer la performance, qui doit être passée au scanner.»

Le manager, figure centrale

D’après les observations de Jean-Pierre Rey et de son équipe, le télétravail présente certes de nombreux avantages, aussi bien pour les patrons que pour les salariés, mais il comporte également des risques: perte du lien social et de la sensation d’appartenance à une équipe, évaluation du travail inadaptée, sans oublier les éventuels problèmes de santé, comme les maux de dos. On ne peut donc en aucun cas se contenter de transposer les pratiques courantes de l’organisation sur un mode de fonctionnement axé sur le virtuel. «Il faut un changement en profondeur de la culture et des processus de l’entreprise; sans oublier une bonne communication de ces changements, ainsi qu’une formation adéquate», résume le chercheur. Anna Lupina-Wegener et ses collègues mettent pour leur part le doigt sur le rôle central que joue le manager dans la bonne marche de l’entreprise en mode virtuel. «Nous avons constaté que, durant le semi-confinement, les sociétés qui ont le plus bénéficié du télétravail sont celles qui ont été portées par des managers de proximité privilégiant la bienveillance au contrôle.» Les trois chercheuses se sont d’ailleurs fixé pour objectif de définir les caractéristiques de tels managers, afin d’étoffer la liste des recommandations qu’elles ont déjà élaborées à l’intention des entreprises souhaitant pérenniser le télétravail (lire ci-dessous).

«Avant la crise, trop nombreux étaient les dirigeants réticents face au télétravail, peut être par peur de perdre le contrôle sur leurs collaborateurs, mais aussi parce qu’ils ne réalisaient pas le nombre de tâches pouvant être effectuées à distance, du moins dans le secteur des services», commente Paula Nestea. Güldem Karamustafa-Köse rebondit: «Je ne pense pas que l’idéal soit un modèle tout virtuel, mais plutôt un modèle hybride.» Celui-ci met en balance les possibilités (nouvelles technologies) et attentes (worklife balance) de la société moderne avec le maintien nécessaire du lien social.


Télétravail: les clés de la réussite

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Paula Nestea (à g.), Anna Lupina-Wegener et Güldem Karamustafa- Köse (absente de la photo) ont analysé les conditions et défis du télétravail dans un contexte de distanciation sociale, afin d’en tirer un guide de bonnes pratiques. © Guillaume Perret | Lundi13

Suite à leur enquête, Anna Lupina-Wegener, Paula Nestea et Güldem Karamustafa-Köse, de la Haute École d’Ingénierie et de Gestion du Canton de Vaud – HEIG-VD – HES-SO, ont élaboré plusieurs conseils à l’intention des entreprises désireuses de pérenniser le recours au télétravail:

  • S’assurer que l’infrastructure technologique est adaptée aux besoins, former les managers et les collaborateurs à l’utilisation des outils virtuels.
  • Former les managers de proximité à développer leurs «soft skills», plutôt que de privilégier les techniques de reporting et autres formes de contrôle. Faire confiance aux collaborateurs.
  • Sensibiliser quant à la nécessité d’adaptation du langage lors des communications virtuelles et proposer un guide des règles de communication.
  • Consulter de manière constante les besoins des collaborateurs quant à l’hybridation du travail: présentiel et virtuel.
  • Institutionnaliser ou du moins encourager les comportements d’aide et d’ajustement entre les collaborateurs, afin de permettre la gestion des contraintes liées à la vie privée et familiale.
  • Créer des rituels ou des espaces virtuels de «machine à café» et prendre régulièrement des nouvelles des collaborateurs, puis détecter les difficultés en étant à l’écoute.