Une étude a sondé les modes de vie des femmes de plus de 55 ans vivant seules. Souvent précarisées, ces dernières sont aussi engagées socialement. Les chercheuses estiment que les politiques d’habitat doivent être repensées à l’aune de leurs aspirations.

TEXTE | Andrée-Marie Dussault

Elles sont âgées entre 55 et 75 ans et vivent seules. Quelles sont les aspirations, les besoins, les difficultés, mais aussi les ressources de ces femmes ? Une enquête a visé à mettre ces informations en évidence, afin de compenser un manque de données actuelles sur la situation de cette population. Elle a été menée par l’Institut et Haute École de la Santé La Source – HES-SO à Lausanne, la Haute École d’Ingénierie et de Gestion du Canton de Vaud – HEIG-VD – HES-SO à Yverdon-les-Bains, l’Université de Lausanne et la Haute école des sciences appliquées de Zurich. Le profil des femmes baby-boomers vivant seules (FBBS) – qui peuvent compter uniquement sur elles-mêmes pour assurer leur survie – présuppose un certain nombre de vulnérabilités financières, sociales ou sanitaires. « Celles-ci sont souvent corrélées, fait valoir Marion Mendelzweig Droz, professeure à La Source. S’il existe une fragilité financière, il y a facilement un effet de cascade. Car la solitude peut s’ensuivre, puis l’isolement. Et des effets sur la santé peuvent se manifester. »

La prévoyance vieillesse des femmes inférieure à celle des hommes

La littérature scientifique montre que les personnes en couple résistent mieux à ces fragilités que celles d’âge identique vivant seules, avance la chercheuse. Elle met aussi en évidence que les hommes restent moins longtemps seuls après une séparation que les femmes. Par ailleurs, celles-ci disposent d’une prévoyance vieillesse inférieure à celle des hommes. Il s’agit du fameux pension gap1Des études indiquent que le ‹gender pension gap› n’a pas évolué en Suisse ces dernières années et qu’il persistera dans le futur. Le revenu à la retraite est en lien avec celui obtenu en quarante ans d’activité. Or les femmes commencent à gagner moins que les hommes dès la fin de la vingtaine. Cet écart s’élargit au moment de fonder une famille. Après la naissance d’un enfant, les femmes perdraient 60 à 70% de revenu. : selon l’Office fédéral de la statistique, la pension moyenne des femmes en Suisse était de 35’442 francs annuels en 2021, contre 52’735 francs pour les hommes. « Toutes les femmes âgées ne sont pas pauvres, mais parmi les personnes vivant dans la précarité, elles sont surreprésentées », rappelle Marion Mendelzweig Droz.

L’ouverture du Béguinage Saint Corentin, à Quimper en Bretagne, remonte à 2015. Il comprend 20 appartements, deux chambres pour recevoir des proches, une salle polyvalente, un jardin et un oratoire. La majorité des 21 occupant·es sont des femmes et leur moyenne d’âge est de 79 ans. Le béguinage désigne un mode d’habitat collectif et inclusif pour les seniors, pratiqué essentiellement en Belgique, Hollande et dans le nord de la France. | THOMAS LOUAPRE

« Dans notre étude, il s’agissait de voir dans quelle mesure les politiques de logement et de cohésion sociales pratiquées par les communes s’intéressaient aux exigences des femmes de 55 ans et plus vivant seules, poursuit Maria-Grazia Bedin, coauteure de la recherche et également professeure à La Source. Les logements pour seniors sont très présents dans les politiques d’habitat. Différents modèles existent, mais les besoins spécifiques des femmes sont-ils suffisamment considérés ? Il est essentiel de répondre à cela, car les femmes constituent la majorité des personnes âgées et de celles vivant seules. » Dans une optique de promotion de la santé entendue au sens large, ce projet a considéré l’habitat comme déterminant pour l’état de santé des personnes. Il a mis l’accent sur les conditions nécessaires pour créer un environnement de vie propice à la santé physique et psychique. Les femmes qui ont participé à l’enquête ont clairement indiqué que le besoin de maintenir l’autonomie de décision, liée à la gestion de sa propre vie, se trouve au centre de cette perspective.

Pour réaliser la recherche, l’équipe a conduit des entretiens avec des groupes de femmes en Suisse romande et alémanique. Elle a aussi mis en ligne un sondage auquel 400 femmes ont répondu. Des responsables communaux, chargés du logement et des politiques sociales de dix villes romandes et alémaniques, ont également été interviewés. Quels résultats observent les chercheuses ? « Les femmes qui nous ont répondu vont plutôt bien », affirme Marion Mendelzweig Droz, spécifiant que la majorité de celles qui ont participé à l’étude se trouvent seules à cause des aléas de la vie : beaucoup sont divorcées, certaines sont veuves. « Selon leurs estimations subjectives, leur santé est bonne, elles sont attachées à leur logement, à leur quartier, elles sont indépendantes et actives. Elles souhaitent continuer de vivre dans le même cadre. Elles veulent prévoir et anticiper leur avenir, notamment pour éviter la solitude. »

Forte crainte de perdre son logement

Anticipant une réduction de leur mobilité, plusieurs répondantes ont manifesté la volonté d’habiter dans un lieu central où les communications sont bonnes, plutôt en ville. La crainte dominante pour le futur – malheureusement fondée – est de ne plus pouvoir payer le loyer là où elles vivent actuellement. « La majorité ne sont en effet pas propriétaires, relève Marion Mendelzweig Droz. Elles redoutent de ne pas être en mesure de faire face à une augmentation de loyer. Parmi les femmes déjà retraitées, certaines nous ont dit avoir dû réduire toutes leurs activités, y compris sociales, pour conserver leur logement. » La satisfaction de leurs conditions de vie ne tient souvent qu’à un fil. « Si la menace de devoir quitter son appartement se concrétise, les alternatives sont peu nombreuses », considère Maria-Grazia Bedin.

Dans ce contexte, l’étude a relevé un intérêt pour les habitats intergénérationnels et participatifs. « L’idée est séduisante, mais pour l’instant, l’accès est extrêmement limité, constate la chercheuse. Il existe peu de coopératives en Suisse romande. La Suisse alémanique en compte peut-être un peu plus. » Plusieurs communes ont confié aux chercheuses que les femmes profitent davantage des propositions d’activités participatives et qu’elles s’engagent plus dans le volontariat. « Les femmes sont aussi plus présentes dans les réseaux d’entraide, indique Marion Mendelzweig Droz. On peut imaginer que cela leur permet de vieillir avec davantage d’autonomie. Elles font le nécessaire pour s’intégrer socialement. » Beaucoup de femmes interrogées sont mères ou grands-mères. Cela peut déterminer leur volonté de déménager ou de ne pas le faire, afin de rester à proximité de leurs proches. « Il y a beaucoup d’investissement de leur part à ce niveau, note Maria-Grazia Bedin. Et ce n’est pas parce qu’elles vivent seules qu’elles souffrent de solitude, qu’elles n’ont pas de compagnon ou ne disposent pas d’autres ressources, par exemple des enfants adultes. Il existe une grande hétérogénéité des cas de figure. »

Enfin, les chercheuses ont remarqué que la coloration politique des communes influence les politiques de logement. Certaines détiennent un parc immobilier, où des résidences à loyers abordables peuvent être envisagées. D’autres communes n’en possèdent pas et elles doivent négocier avec le secteur privé de l’immobilier. En l’absence de législation ou de plan cantonal qui réglemente les attributions, c’est la loi du marché qui détermine le prix des logements. « Nous avons bon espoir que la situation puisse évoluer, affirment les chercheuses. Nous avons perçu un accueil positif à notre recherche. Tout le monde semble d’accord sur le fait que des logements appropriés pour les FBBS sont nécessaires. »


Trois questions à Laurence Bachmann

HEMISPHERES 27 Les femmes baby boomers veulent des logements adaptes a leurs besoins Laurence Bachmann
Laurence Bachmann | FRANÇOIS WAVRE, LUNDI13

Pour cette sociologue et professeure à la Haute école de travail social de Genève (HETS-Genève) – HES-SO, l’autonomie financière des femmes ne s’arrête pas au gender pension gap. Le rapport à l’argent reste significativement genré tout au long de la vie.

Vous dites que les femmes ont longtemps été exclues de l’argent. Comment ?

LB Avec l’émergence du salariat, lors de la révolution industrielle, un travail actif a été mené par les syndicats, qui appréhendaient la concurrence féminine, pour tenir les femmes à l’écart de l’argent. Tout a été fait pour les ramener à leur « nature féminine », en les cantonnant à la sphère domestique. On a érigé en modèle l’idéal de la « reine du foyer » qui s’occupe de ses enfants, de son mari et de sa maison. Alors que les ouvrières qui, par nécessité, devaient travailler, étaient vues d’un mauvais œil. Le fait de confiner les femmes à la sphère domestique persiste, encore aujourd’hui. L’héritage socio-culturel est fort.

Pour votre ouvrage De l’argent à soi (2009), vous vous êtes entretenue avec des couples hétérosexuels, où les deux partenaires travaillent, sur le rapport à l’argent de chacun. Qu’avez-vous constaté ?

Je n’avais pas mesuré la différence qu’il pouvait y avoir entre les deux genres. Les femmes étaient très clairvoyantes quant à la nécessité de gagner leur propre argent. Certaines s’étaient entendu dire par leur mère l’importance d’étudier et de devenir autonomes économiquement. Pour les hommes, gagner leur propre argent va de soi, il s’agit d’une évidence, d’un acquis. Ils sous-entendent qu’il n’y a pas d’enjeux, que c’est indifférent si leur compagne est indépendante ou non. Mais en réalité, il s’agit d’un sujet brûlant dont on ne parle pas dans le couple, et potentiellement explosif ! Car le thème comprend des enjeux politiques sous-jacents ; l’argent est une importante ressource qui permet l’action, la liberté. Les femmes disent quelque chose avec leur argent. Elles affirment : « Je suis autonome, tu ne peux pas me contrôler. » Être autonome financièrement correspond à un refus d’être mise sous tutelle, d’être instrumentalisée, d’être dépendante. Cette autonomie représente pour elles un accomplissement, un épanouissement, et leur permet aussi de revendiquer un partage équitable du travail domestique.

Comment se traduit la conscience des femmes de leur précarité historique ?

En Suisse, les femmes ont eu accès à leur propre compte bancaire en 1971, en même temps qu’au droit de vote. Avant, c’était leur père, puis leur mari qui contrôlaient leur argent. Posséder leur propre argent est très important pour elles. Plusieurs interlocutrices ont cité la statistique d’un divorce sur deux ou trois mariages. Les hommes n’y pensent pas. Assignés à la sphère professionnelle, ils ont toujours assumé une posture privilégiée. En revanche, les femmes sont prévoyantes, elles mettent des ressources de côté en cas de séparation. On sent que leur potentiel de liberté a été limité pendant des siècles. Par exemple, une femme disait « J’ai acheté ce tableau avec mon argent ». C’est un peu comme si ces femmes, de façon semi-consciente, n’avaient pas encore assimilé subjectivement leur réalité objective. C’est bon, elles gagnent leur vie. Mais le poids historique de ladépendance financière est encore très présent.