Le monde de la santé n’échappe pas aux bouleversements induits par l’intelligence artificielle et les outils numériques. Mais il n’est pas toujours facile pour les soignants de se positionner face à ces nouveaux enjeux.

TEXTE | Stéphany Gardier

«L’intelligence artificielle pourrait-elle rendre les médecins obsolètes?» C’est la question que posait dans un débat en 2018 la très sérieuse revue médicale The British Medical Journal, reprenant à son compte les titres accrocheurs d’articles de presse grand public, qui continuent d’ailleurs de se succéder. Il est vrai qu’au cours de ces dernières années, plusieurs programmes d’intelligence artificielle (IA) ont réussi à faire mieux que des médecins experts sur certaines tâches précises. Pourtant, bien que Garry Kasparov ait perdu face au programme Deep Blue il y a vingt-cinq ans déjà, les compétitions d’échecs entre humains n’ont pas cessé.

Pour l’heure, il semble donc peu risqué de répondre que non, l’IA ne va pas rendre les soignant·es obsolètes. Mais force est de constater que le monde des soins a connu en deux décennies des bouleversements technologiques majeurs. Le développement des techniques de biologie moléculaire, le séquençage du génome humain, l’essor des outils informatiques, des smartphones et des applis: ces avancées qui ont changé de nombreux usages dans la société ont fait naître de nouveaux concepts dans le monde des soins tels que la médecine prédictive ou l’e-santé. En première ligne, au contact des patient·es dans leur environnement quotidien, les infirmier ·ères sont les mieux placés pour observer les changements de comportements qu’ont pu apporter toutes ces évolutions technologiques. Mais ces soignant·es sont-ils armés pour accompagner leurs patient·es sur ce chemin?

Rattraper le retard dans la formation

«Je crains qu’il y ait actuellement un décalage entre les évolutions technologiques en santé et les formations, notamment en soins infirmiers, déplore Dominique Truchot-Cardot, médecin, professeure à l’Institut et Haute École de la Santé La Source – HES-SO à Lausanne et responsable du Source Innovation Lab (SILAB). Nous sommes restés sur des ‹métiers d’art› où les étudiant·es arrivent avec une passion, et c’est très bien. Mais nous ne leur donnons pas encore l’environnement nécessaire pour se positionner professionnellement face à l’IA et au numérique. La formation est en train de changer, mais avec dix ans de retard. Il faut que cela évolue vite, car la place des infirmier·ères dans notre système de soins ne va que grandir dans le futur.» La Suisse est en effet le pays où les plus de 65 ans reçoivent le plus de soins et le plus longtemps. Avec le vieillissement de la population et la multiplication des pathologies chroniques, les soins infirmiers vont être encore plus sollicités. «L’IA, en permettant de prédire certains risques ou complications, pourrait aider à stratifier les patient·es et à prédire la charge de travail, par exemple, avance Dominique Truchot-Cardot. Mais je ne vois pas comment on peut travailler avec ces outils si on ne s’y forme pas avant.»

Il en va de même pour tout ce qui a trait à la génétique. Les soignant·es sont au contact de patient·es qui ont de plus en plus de questions sur ce sujet, par exemple sur les tests génétiques direct to consummer qui promettent, entre autres, de quantifier le risque de développer telle ou telle maladie. «C’est très compliqué de fournir des conseils sur des dispositifs qui évoluent sans cesse, estime Shota Dzemaili, maître d’enseignement à La Source. Mais il faut penser la formation afin que les infirmier·ères acquièrent un socle de connaissances en génétique, génomique, ainsi qu’en éthique et protection des données. La médecine prédictive représente un des domaines d’expertise des médecins spécialisés en génétique, mais on sait que lorsque les gens ont des questions, ils les posent plus facilement aux infirmier·ères. Ils n’ont pas à devenir des expert·es mais doivent être capables d’aider les patient·es, les citoyen·nes, à comprendre ces données, en traduisant certaines informations, et à naviguer dans les systèmes de santé. Cela fait partie de leurs compétences fondamentales.»

Travailler en binôme avec les outils numériques

Aujourd’hui, les applications en santé sont légion et certaines présentent un réel intérêt pour le suivi de patient·es atteints de pathologies chroniques. Mesurer sa pression artérielle avec un smartphone ou une montre intelligente est devenu une habitude pour certains seniors, souvent accompagnés dans la démarche par leur infirmier·ère. «Ces soignant ·es vont de plus en plus devoir évoluer en binôme avec les solutions numériques, souligne Dominique Truchot-Cardot. Ils ne doivent pas en avoir peur car ils ont beaucoup à en retirer. Mais pour qu’ils adoptent ces nouvelles pratiques, il faut qu’ils les comprennent, qu’ils y voient un sens et qu’ils puissent en mesurer l’impact.» Les solutions les plus utiles devraient apporter une aide aux soignant·es dans les tâches quotidiennes répétitives qui ne nécessitent pas une grande technicité, comme une mesure de pression artérielle ou de glycémie. Mais trop souvent encore, les outils proposés sont développés sans réel dialogue avec les utilisatrices et les utilisateurs. «On ne peut pas continuer avec les développeuses et les développeurs d’un côté et les soignant·es de l’autre, regrette Dominique Truchot-Cardot. On voit tellement de projets dont on sait qu’ils ne passeront jamais la porte d’un hôpital. Il faut une adéquation entre les solutions proposées et les besoins réels des soignant·es et des patient·es.»

Le Source Innovation Lab, qui offre entre autres un laboratoire d’expérimentation et de tests en milieu préclinique sécurisé, constitue justement un lieu pensé pour favoriser les interactions entre designers, ingénieur·es, développeurs, soignant·es et patient·es. «Je me souviens d’un développeur, surpris face à nos installations, qui m’a dit: ‹Ah mais c’est comme ça, une chambre d’hôpital›, s’amuse Dominique Truchot-Cardot. Cela montre à quel point nous avons besoin de casser les silos pour permettre au monde de la santé d’évoluer.» Dans le sillage du SILAB, une plateforme collaborative a été lancée en 2022 par La Source avec le soutien du canton de Vaud. Le Hands-on Human Health Hub (H4) vise à faciliter les interactions et à accompagner des projets innovants en santé. De quoi aider les soignant·es à développer un leadership dans le monde de la santé numérique et à parvenir à s’impliquer en amont dans les processus de développement pour espérer disposer dans le futur d’outils «intelligents» qui soient de réels alliés au quotidien.


Comment les techniciens en radiologie médicale intègrent l’IA au quotidien

La radiologie figure parmi les disciplines médicales où l’intelligence artificielle (IA) est la plus présente. Mais les médecins ne sont pas les seuls concernés par ces évolutions technologiques: les techniciens en radiologie médicale (TRM), qui assurent la prise en charge du patient et la réalisation des examens, travaillent eux aussi de plus en plus avec des outils intégrant de l’IA. Une recherche, que coordonne Séverine Rey, maître d’enseignement à la Haute École de Santé Vaud (HESAV) – HES-SO, a récemment exploré la manière dont ils utilisent l’IA en Suisse romande.

Dans le cadre de votre recherche, vous avez observé des TRM au quotidien dans leur travail. Quelle place occupe l’IA?
Séverine Rey – L’IA est présente dans l’environnement des TRM, mais ils ne savent pas toujours précisément identifier où elle intervient dans leur activité. Nous avons documenté les usages de trois systèmes utilisant de l’IA, dont un programme de reconstruction d’images par deep learning et un système de positionnement automatique des patient·es.

Quel est le point de vue des TRM sur cette présence grandissante de l’IA dans leur métier?
Par définition, les TRM sont des professionnel·les confrontés à des évolutions technologiques, c’est d’ailleurs un des aspects qui attirent les étudiant·es vers cette profession. Ils sont donc souples face aux nouveautés technologiques et, en ce qui concerne l’IA, ils ont globalement des avis positifs. Ce qui ne les empêche pas d’avoir un discours nuancé et d’émettre des critiques sur les outils qu’ils utilisent au quotidien. Par exemple, concernant le système de positionnement automatique des patient·es, ils trouvent qu’ils passent beaucoup de temps à interagir avec un écran de plus sur lequel ils doivent souvent ajuster des paramètres générés par l’IA, ou à repositionner le client·e pour que la caméra le capte correctement: ce rôle de surveillance et de contrôle limite leur temps et leur attention envers les patient·es. Ils notent aussi que l’IA est moins apte qu’eux à prendre en compte la diversité des personnes, c’est-à-dire tous les cas qui sortent de la norme ou sont moins fréquents (fauteuil, enfant, etc.). Face à l’IA, les TRM ont tendance à valoriser leurs interactions avec les patient·es (les rassurer, les faire collaborer pour avoir une «belle» image, etc.).

Avez-vous perçu chez les TRM une crainte qu’à terme l’IA prenne leur place?
Les personnes rencontrées n’évoquaient pas spécialement cette crainte. Elles perçoivent l’IA comme un outil à leur service. Elles redoutent plutôt la progression de l’automatisation et de la place de l’IA qui pourrait aboutir à un rythme accru d’examens (et donc à avoir encore moins de temps avec les patient·es). Nous avons relevé une tendance à l’anthropomorphisme: il y a une personnalisation de l’IA dont les défauts semblent avoir pour réponse les qualités des TRM. Dans leurs discours, ils veulent montrer en quoi ils ne peuvent pas être remplacés, ce qui reflète peut-être une crainte non formulée, mais bien réelle.