En Suisse, le patrimoine des immigrés est à la fois omniprésent et peu valorisé. S’y intéresser, c’est mettre en évidence les circulations constantes qui forment les cultures prétendument «nationales».
TEXTE | Matthieu Ruf
IMAGES | Naomi Harris
A l’origine d’un exil, il y a souvent un enjeu de patrimoine: quitter un logement détruit par la guerre, ou partir pour acquérir l’argent nécessaire à l’achat de la maison rêvée. Mais au-delà de cette dimension matérielle, les populations qui émigrent emmènent avec elles des coutumes, des langues, des rituels, des savoirs: autant d’éléments reconnus par l’Unesco, depuis sa convention de 2003, comme faisant partie du patrimoine culturel immatériel.
Longtemps pays d’émigration, la Suisse est devenue au cours du XXe siècle une terre d’accueil. «Une tendance générale des migrantes et des migrants est de créer des associations qui leur permettent de préserver leur langue, leurs traditions, leur musique», observe Claudio Bolzman, professeur à la Haute école de travail social – HETS – Genève – HES-SO. Le patrimoine peut procurer aux individus un sentiment de continuité à travers le bouleversement existentiel que constitue l’installation dans un autre pays. «Certains Chiliens m’ont dit qu’ils n’écoutaient pas de musique latine avant d’émigrer, mais qu’ils en ont eu besoin une fois en Suisse pour renforcer leur ‘identité latino-américaine’. Par ailleurs, s’engager dans une association d’immigrés représente une ressource de valorisation pour certaines personnes qui subissent une déqualification professionnelle en arrivant. Transmettre une langue, des chants ou des pratiques culinaires leur permet de garder un rôle actif.»
La fin de la logique d’assimilation
Dans les dernières décennies du siècle passé, les politiques publiques d’intégration des immigrés ont changé: la logique de l’assimilation, qui les poussait à camoufler leurs différences – comme dans le film Les Faiseurs de Suisses 1Les Faiseurs de Suisses est une comédie satirique qui représente l’un des plus grands succès du cinéma helvétique. Réalisé par Rolf Lyssy en 1978, le film raconte les obstacles bureaucratiques et culturels auxquels les candidats au passeport à croix blanche sont confrontés. –, a cédé la place à un encouragement relatif pour maintenir ce bagage culturel. Mais pour Claudio Bolzman, ce patrimoine reste toujours une reconstruction: «On garde certains signes emblématiques et pas d’autres; certaines recettes de cuisine seront peut-être privilégiées en fonction des ingrédients disponibles sur place… On se crée une nouvelle identité, qui s’appuie sur des éléments existants, mais ne suit pas forcément les évolutions du lieu d’origine.»
De fait, prendre en compte les migrations amène à bousculer le concept de patrimoine, traditionnellement associé à un territoire, souvent par opposition aux «étrangers». Pour Yann Laville, codirecteur du Musée d’ethnographie de Neuchâtel, il s’agit d’une illusion: «Il n’y a pas de gastronomie purement française, pas de culture purement suisse qui émanerait des montagnes. Ce sont des représentations forgées par les états-nations, au XIXe siècle, afin de construire un sentiment d’appartenance, d’uniformité et de stabilité. Il n’y a pas de patrimoine vierge, seulement des processus d’emprunt et de métissage permanents que, trop souvent, nous pensons sur un mode figé.»
Des Européens qui se déguisent en ce qu’ils croient être des Américains, et des Américains qui revêtent des costumes traditionnels européens: la photographe canadienne Naomi Harris a parcouru les Etats-Unis et l’Europe depuis 2008 afin de capturer les représentations que chaque continent se fait de l’autre. © Naomi Harris
Inscrire l’«italianité» au patrimoine suisse
«Aujourd’hui, il est difficile de rattacher un patrimoine à un lieu précis», ajoute Claudio Bolzman, qui donne l’exemple des Otavalos, une communauté andine d’équateur dont certains représentants voyagent pour présenter leur artisanat et leur musique: «Avec le temps, ils ont adapté leur production au goût des consommateurs européens, en ajoutant par exemple une touche de new age!» Bashkim Iseni, délégué à l’intégration de la Ville de Lausanne, constate pour sa part que des chalets «suisses» sont désormais construits au Kosovo, avec le retour d’une partie de la diaspora. Sébastien Farré, directeur de la Maison de l’histoire à l’Université de Genève et spécialiste de l’immigration espagnole, rappelle que, «dans les années 1960, les gens ne mangeaient pas d’olives ou d’anchois dans les campagnes suisses. Maintenant, cela paraît évident que ça fait partie de notre culture!» L’exemple le plus flagrant reste peut-être le cas de l’immigration italienne, autrefois accueillie avec méfiance. Viviane Cretton, professeure à la HES-SO Valais-Wallis – Haute école de Travail Social, souligne qu’il y a quelques années, pendant l’élaboration de la candidature suisse au registre du patrimoine immatériel de l’Unesco, le canton du Valais a proposé sur sa liste «l’italianité», qui fait désormais partie des «traditions vivantes» du pays répertoriées par l’Office fédéral de la culture!
Il faudrait en réalité parler de patrimoine des circulations, car la culture voyage sans les individus, et d’autant plus avec les moyens de communication actuels. Le rap représente un excellent exemple, pour Bashkim Iseni, qui constate son succès comme «mode d’écriture d’une mémoire migrante dans des contextes très différents». Un phénomène de circulation qui n’est d’ailleurs pas nouveau: quoi de plus helvétique que des röstis, élaborés avec des pommes de terre… qui n’existaient pas avant leur importation d’Amérique?
Aucun grand musée dédié uniquement à l’immigration
Si ce métissage est omniprésent, est-il pour autant thématisé? Aujourd’hui, un quart de la population résidante est de nationalité étrangère. Pourtant, à la différence de la France ou de l’Allemagne, la Suisse ne compte aucun musée d’envergure dédié à l’immigration. Il y a dix ans, un projet soutenu par la Ville de Zurich était abandonné, victime des restrictions budgétaires. «C’est une grave lacune» pour Sébastien Farré, qui se désole de constater que personne n’archive, par exemple, la documentation produite par les associations d’immigrés espagnols, «qui ont été des lieux d’expression pour la critique du régime franquiste ; c’est un vrai héritage qui disparaît peu à peu».
Cependant, d’autres initiatives tentent de rendre visible l’apport culturel des migrations en Suisse, à l’image de nombreux documentaires et expositions, ou du Musée imaginaire des migrations, une plateforme qui rassemble des récits de migrations. Son directeur, l’écrivain Beat Mazenauer, se veut positif en constatant que, «dans les médias et l’espace public, des initiatives de migrants s’expriment de manière plus forte ces dernières années, et avec davantage de confiance, par exemple l’Institut Nouvelle Suisse (un think tank qui cherche à «dissoudre les clivages entre ‘nous’ et ‘les autres’», ndlr)». Car la première nécessité, en mettant en lumière le métissage de la société, est de ne pas exclure les immigrés du processus. «Il peut y avoir un côté malsain à faire entrer au musée des populations qui n’ont rien demandé, et pour qui l’urgence est peut-être d’abord de trouver un toit ou un travail, relève Yann Laville. Attention à ne pas les asservir une fois de plus, en en faisant l’objet de débats intellectuels sans qu’elles aient voix au chapitre.»