HEMISPHERES N°21 – Locales, urbaines, intimes: les proximités // www.revuehemispheres.ch
© Fabrice coffrini / AFP

Le travail social hors murs se base sur une culture orale. Face à des situations de plus en plus complexes sur le terrain, la posture de ces spécialistes de la proximité doit être formalisée, selon Emmanuel Fridez, professeur à la Haute école de travail social Fribourg – HETS-FR – HES-SO et auteur d’une thèse sur la modélisation de l’action liée au travail de rue.

TEXTE | Geneviève Ruiz

Quand on dit «travailleur de rue», on pense souvent à des héros comme l’abbé Pierre ou, plus localement, à Mère Sofia ou à Jan de Haas… Des personnes qui ont œuvré en faveur des plus défavorisés dans une abnégation totale. Cela ressemble à cela, le métier de travailleur social de rue?
Oui, cela peut y ressembler, avec quelques nuances bien sûr. Aller à la rencontre de populations marginalisées demande un engagement fort et permanent, qui comporte son lot d’incertitudes, voire de risques. La posture de la travailleuse sociale et du travailleur social hors murs (TSHM)1«Travailleur social hors mur» est la nomenclature qui fait référence au niveau romand pour cette profession. Mais des particularités régionales existent dans l’usage courant. Dans le canton de Vaud, l’expression la plus souvent utilisée est «travailleur social de proximité». À Fribourg, on parle de «travailleur social de rue», dénomination qui fait également référence au niveau international. est non jugeante, non coercitive, non normative, et n’oblige pas l’adhésion des personnes qu’il contacte. Elle mobilise l’idée d’un accompagnement émancipateur et responsabilisant vers l’autonomie, par la construction d’un lien de confiance sur le long terme. Le travailleur peut aiguiller vers des institutions. Il peut aussi informer le politique de certaines situations, dans le but de répondre à de nouveaux besoins. L’image de l’escargot permet de se rendre compte de cette posture spécifique: le TSHM porte en permanence le cadre institutionnel de son action in situ, il le fait vivre à travers sa présence.

Quelle est l’histoire des interventions de rue en Suisse romande?
Des démarches vers les populations en situation de vulnérabilité ont émergé à Genève à la fin des années 1960. Elles se concentraient d’abord sur la toxicomanie et les scènes ouvertes de la drogue. Petit à petit, on a pu constater un développement de ce type d’intervention de l’ouest vers l’est de la Suisse, chaque canton développant ses propres modèles. Mais, dans le fond, la posture consistant à aller vers les plus démunies et démunis a toujours existé. Socrate rencontrait déjà les indigentes et les indigents dans la rue au Ve siècle avant J.-C. Des démarches plus structurées sont néanmoins apparues au début du XXe siècle aux États-Unis, en lien avec l’augmentation de la criminalité dans certaines banlieues. Ces réflexions sont arrivées en France après la Seconde Guerre mondiale, avant de se propager dans le reste de l’Europe. Ensuite, le travail social de rue s’est toujours adapté en fonction des évolutions sociales. Actuellement, il se focalise beaucoup sur les populations de jeunes qui passent sous le radar des institutions, ainsi que sur la délinquance.

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La posture du travailleur social de rue n’oblige pas l’adhésion des personnes qu’il contacte, souligne Emmanuel Fridez. Elle mobilise l’idée d’un accompagnement émancipateur et responsabilisant vers l’autonomie, par la construction d’un lien de confiance sur le long terme. // Photo: Guillaume Perret  | lundi13

Beaucoup de communes romandes ont désormais engagé «leur» travailleur social de rue. Une bonne chose?
C’est un phénomène que nous observons depuis un peu plus de dix ans, en particulier dans le canton de Vaud, où une trentaine de communes ont engagé leur propre TSHM. Alors c’est évidemment bien que les politicien.nes tentent de faire quelque chose pour les populations marginalisées et pour les jeunes. Mais le problème de cette dispersion des travailleurs sociaux de proximité est qu’ils se retrouvent souvent dans une posture hiérarchique qui les place directement sous un politicien.ne, sans aucune interface institutionnelle. Ils doivent donc répondre à ses attentes, qui peuvent s’orienter vers une veine sécuritaire. Cela représente un gros enjeu pour notre profession.

Pourquoi est-ce que cela pose problème?
Parce que cela peut placer le TSHM dans une posture délicate. Son travail ne vise pas à faire régner la sécurité, ni à devenir un indicateur pour la police. Il œuvre dans le lien de confiance, sur le long terme. Ainsi, il peut transmettre des informations ou faire réfléchir un groupe de jeunes en leur disant: «Attention, si vous continuez à faire autant de bruit, la police pourrait intervenir.» Mais il ne va pas leur dire d’arrêter de faire du tapage. Sa posture n’est fondamentalement pas normative, mais responsabilisante. C’est essentiel pour créer du lien avec des personnes marginalisées.

Les politicien.nes accueillent parfois les TSHM comme des «sauveurs» et attendent d’eux qu’ils résolvent des situations délicates. Cette posture peut s’avérer piégeante. Car les problèmes humains et sociaux ne se résolvent pas au moyen d’une baguette magique. Je connais des travailleurs de rue à qui des jeunes ont commencé à confier leurs problèmes plus de sept ans après les avoir rencontrés. Et cela a par exemple permis à un braquage d’une station-service de ne pas avoir lieu, car un TSHM en qui le jeune avait confiance l’a fait réfléchir aux conséquences d’un tel acte.

On peut imaginer qu’il est difficile d’évaluer ou de contrôler les résultats d’un travailleur social de proximité…
C’est très complexe. Nous essayons de construire des outils qui vont dans ce sens. Cela va de pair avec la charte romande du TSHM, qui précise la posture de ce dernier. Ces métiers, de par leur histoire, ont été jusqu’à présent beaucoup basés sur l’oralité. Mais les évolutions récentes montrent que ce n’est plus suffisant et que nous devons poursuivre le travail sur la formalisation de ce champ d’intervention, afin de le protéger et de le faire reconnaître en coconstruisant un référentiel commun. Car lorsqu’un TSHM doit se «défendre» face aux demandes d’un politicien.ne – qui n’a souvent pas les mêmes objectifs que lui –, il n’y a actuellement pas d’interface professionnelle solide et reconnue par les différentes parties prenantes à laquelle il peut se référer. Cela le rend seul et vulnérable dans sa posture.

Et complique beaucoup son travail…
Effectivement, car il doit trouver des interstices pour assumer sa posture spécifique, ce qui est parfois difficile. Ce métier peut être assez usant. On ne compte pas ses heures, on travaille souvent le soir et les week-ends, on s’investit beaucoup dans certaines situations. Lorsqu’on y ajoute des exigences paradoxales et des contrats souvent précaires, à temps partiel et limités dans le temps, il y a sans surprise beaucoup de turnover. C’est inefficace lorsqu’on sait qu’il faut parfois deux ans pour tisser des liens dans des milieux difficiles d’accès.

Il y a donc un souci de reconnaissance de la profession?
Vous savez, lorsque je travaillais dans les rues de Fribourg, un politicien local m’avait une fois dit: «Monsieur Fridez, vous êtes un rigolo, vous allez boire des cafés avec les gens. Pourquoi devrais-je vous payer pour cela?» Cela en dit long sur les préjugés et surtout la méconnaissance du travail social de proximité. Mais cela n’est pas nouveau. Durant mes recherches, je suis tombé sur un rapport des années 1970 qui disait déjà «…Un travailleur de rue ne s’improvise pas. Il ne s’agit pas de se promener, le nez au vent, à la recherche des odeurs de haschich ou des pupilles contractées d’un amateur d’héroïne…» Mais c’est aussi aux TSHM de défendre leur profession et d’apprendre à dialoguer avec le monde politique.

Car ils ne se comprennent pas?
Je constate souvent un fossé entre les travailleurs de rue et les politiques. Ils ne parlent pas le même langage, ne sont pas au contact des mêmes réalités. Mais cet écart n’est pas infranchissable! À l’époque où je travaillais dans la rue, je tentais sans relâche d’argumenter face à des politicien.nes, qu’ils soient de droite ou de gauche. Je voulais leur faire comprendre les situations auxquelles je faisais face et les ressources dont j’avais besoin. Et j’ai parfois obtenu gain de cause. Il est essentiel que les TSHM acquièrent des outils et des compétences pour dialoguer avec les autorités. Nous devons développer des formations spécifiques pour eux au niveau des hautes écoles. Car leur rôle est aussi celui de lanceuses ou de lanceurs d’alerte. Ils possèdent des connaissances pointues qui leur permettent d’orienter efficacement les politiques publiques. Par exemple, une part croissante de jeunes sont tellement marginalisés qu’ils ne remplissent plus les critères pour accéder aux dispositifs d’apprentissage pour jeunes en difficulté. On doit leur apprendre à travailler avec des jobs encore plus faciles d’accès et avec des exigences adaptées. Des TSHM ont mis ce genre de programmes en place avec succès. Ils sont capables d’adapter les dispositifs aux singularités des situations des personnes. Sinon, des populations entières passent entre les mailles du filet.


Tisser des liens avec les sans-abri

Le sociologue Marc Breviglieri a filmé les interventions des travailleuses et des travailleurs sociaux auprès des sans-abris lors de leurs tournées nocturnes à Paris. Ses observations de terrain ont permis à ce professeur de la Haute école de travail social de Genève – HETS – HES-SO de saisir les subtilités de l’intervention de ces professionnel.les qui doivent créer un lien de confiance avec des personnes dont les sens sont parfois altérés par le froid, l’ivresse ou le sommeil. Elles peuvent se montrer agressives ou, au contraire, totalement apathiques. «Ces interventions sont, en elles-mêmes, particulièrement délicates, car on se trouve face à une équivoque sur l’identité de l’hôte, explique Marc Breviglieri. Ici, c’est la ou le bénéficiaire qui accueille un service qui lui est offert. Mais qui accueille qui ? L’institution n’a plus le monopole de l’hospitalité, contrairement au guichet. La question de fond est donc éthique, elle touche au consentement mutuel et aux formes du non-consentement, dont le refus verbal n’est qu’une des formes. Mais alors, comment tendre vers l’horizon du consentement mutuel, lorsque l’éventualité même de l’échange interpersonnel s’est dissoute?»

Les réponses esquissées par les travailleurs sociaux de rue se situent entre un tact professionnel subtil, un art de prendre soin et la création d’un chemin relationnel dans un mouvement dialectique entre rapprochement et éloignement. Se déplaçant en équipes qui comprennent le plus souvent une éducatrice ou un éducateur, une infirmière ou un infirmier et une chauffeuse ou un chauffeur, les maraudes créent une atmosphère permettant un consentement minimum aux soins en calmant l’humeur, en désamorçant les tensions et en se mettant sensiblement en syntonie. «La communication avec une personne sans-abri relève souvent du registre infra-langagier, indique le sociologue. Il s’agit d’un regard, d’un geste, parfois d’une expression nuancée. Les professionnelles – car il s’agit souvent de femmes – doivent utiliser leur flair et leur sens de l’observation pour analyser rapidement une situation et un environnement, qui peut comprendre un animal domestique, des aménagements précaires, des badauds…»

La difficulté pour le travailleur social se trouvera parfois dans l’acceptation de sa propre impuissance. Comment aider lorsque tout espoir d’amélioration semble perdu? Dans tous les cas, il doit, par sa posture, abaisser les seuils qui structurent habituellement son champ professionnel, comme les objectifs, les projets, les contrats. La temporalité de l’intervention de rue nocturne est autre, on se concentre sur le moment présent, permettre de survivre à la nuit par un soin, peut-être convaincre de se rendre dans un hébergement d’urgence. «Les professionnel.les composent en fonction des indices qu’ils reçoivent, ils construisent une enveloppe de confiance, explique Marc Breviglieri. Ils comprennent jusqu’où ils peuvent se rapprocher, tout en évitant l’emprise d’un registre paternaliste ou d’une posture misérabiliste. Les gestes de soins sont complexes malgré leur évidence: toucher la personne pour vérifier qu’elle n’est pas en hypothermie, l’aider à s’asseoir ou à articuler quelques mots pour élever à l’expression d’un besoin ce qui aurait pu rester à l’état mutique ou de cri furieux. Ce sont des compétences attentionnelles et sensibles qui sont mises en jeu. Et c’est sur ce point que l’école doit accentuer sa formation.» Car ce travail qui se réinvente tous les soirs, même dans une ville de moindre taille que Paris comme Genève, nécessite des capacités de réflexion pointues de la part des professionnel.les. D’autant plus que la population des sans-abri est extrêmement hétérogène: elle comprend des familles, des jeunes, des femmes, des personnes en bonne santé, d’autres moins, dont les trajectoires sont diverses.