« Les stéréotypes de genre touchent tous les domaines de la vie des personnes intellectuellement déficientes »

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Dans sa recherche consacrée aux personnes ayant une trisomie, la sociologue Eline De Gaspari a croisé la question du genre avec celle du handicap. Une perspective aussi inédite que complexe, car les formes de domination s’entrelacent différemment selon les contextes.

TEXTE | Anne-Sylvie Sprenger

Eline De Gaspari explique que, pendant longtemps, le droit des personnes intellectuellement déficientes à avoir une vie affective, et surtout sexuelle, a été nié. | © BERTRAND REY

Vit-on avec une déficience intellectuelle de manière identique si l’on est un homme ou une femme ? C’est à cette question que s’est attelée la sociologue Eline De Gaspari pour sa thèse de doctorat consacrée aux personnes ayant une trisomie 21. Pour ce faire, cette professeure à la HES-SO Valais-Wallis – Haute École et École Supérieure de Travail Social – HESTS a choisi de leur accorder une place centrale, entre entretiens et travail d’observation. Sa recherche, publiée aujourd’hui sous le titre Handicap et genre au quotidien (L’Harmattan, 2024), croise ces thématiques pour mieux mettre au jour les contraintes sociales multiples auxquelles ces personnes sont confrontées, entre les injonctions de la société et leurs besoins ou souhaits individuels.

Pourquoi avez-vous choisi de croiser les thématiques du genre et du handicap ?

Pendant ma formation d’éducatrice sociale, j’ai accompagné des personnes ayant une déficience intellectuelle. Quand j’ai ensuite poursuivi mon master, avec des cours en études de genre, j’ai été interpellée par certains mécanismes similaires entre le domaine du genre et du handicap. En matière de domination, le sexisme a son pendant dans le domaine du handicap : le capacitisme (système de valeurs qui considère les personnes valides dans la norme et celles qui ont un handicap comme inférieures ou moins capables, ndlr). Ces rapports sociaux sont cependant rarement croisés dans la recherche. On parle souvent du triptyque race-classe-genre, mais le handicap est peu pris en compte.

Parleriez-vous dès lors de « double peine » en ce qui concerne les femmes atteintes de trisomie 21 ?

On pourrait penser que ces oppressions s’additionnent mécaniquement, mais ce n’est pas si simple. Être en situation de handicap et être une femme ne signifie pas systématiquement subir une double discrimination. Ces formes de domination s’entrelacent différemment selon les contextes, on parle plus d’intersection que d’addition. Cependant, dans le cadre de ma pratique, un exemple d’intersection m’a marquée : certaines femmes ayant une déficience intellectuelle prenaient la pilule tous les jours sans forcément en comprendre ni les raisons ni les implications, notamment sur leur santé.

Serait-il question de contraception forcée ?

Par le passé, certaines femmes pouvaient être stérilisées de force, et ce, de manière légale. La volonté était alors de les protéger d’une éventuelle grossesse. Si cette pratique ne saurait être tolérée aujourd’hui, la question du consentement face à la contraception reste d’actualité. Une mère m’a confié avoir proposé la pilule à sa fille ayant une trisomie, sans être sûre qu’elle en comprenne les implications. La déficience intellectuelle pose en effet des défis sur le plan de la communication. Certaines personnes concernées peuvent avoir des difficultés de compréhension ou encore à s’exprimer.

Plus largement, comment leur vie affective et sexuelle est-elle prise en considération ?

Pendant longtemps, le droit des personnes intellectuellement déficientes à avoir une vie affective et surtout sexuelle a été nié, c’était un grand tabou. Le genre jouait également un rôle majeur dans la perception de leurs besoins en la matière : les femmes étaient perçues comme asexuelles, et les hommes comme ayant des besoins supérieurs à la moyenne.De plus, l’accompagnement des femmes en situation de handicap a longtemps été pensé en les considérant comme vulnérables et comme des victimes potentielles. À ce propos, les recherches démontrent qu’elles sont particulièrement vulnérables aux abus sexuels.

Y a-t-il d’autres domaines où vous avez pu constater des différences notoires selon le genre ?

Comme au sein de la population générale, les stéréotypes de genre touchent tous les domaines de la vie des personnes intellectuellement déficientes. On les retrouve également au sein des institutions spécialisées. Par exemple, au niveau professionnel, les femmes seront spontanément dirigées, ou se dirigent spontanément, vers des tâches considérées comme féminines, telles que la blanchisserie ou des ateliers créatifs. Quant aux hommes, il s’agira plutôt d’emplois autour du bois ou du métal, soit des activités valorisant leur force physique.

Les attentes envers ces personnes divergent-elles également, notamment quant à leur lieu de vie et leurs perspectives d’autonomie, selon leur genre ?

Dans les situations observées, le maintien dans le foyer familial est plus souvent associé aux hommes ayant une trisomie 21,tandis que les femmes sont davantage orientées vers une séparation plus rapide. Cette différence ne repose pas uniquement sur leurs compétences perçues, mais sur des projections parentales et professionnelles différenciées selon le genre. Les femmes sont ainsi plus souvent considérées comme devant accéder à un logement autonome ou institutionnel, alors que le domicile parental est plus facilement perçu comme une solution durable pour les hommes.

Qu’en est-il des rapports sociaux de sexe entre personnes intellectuellement déficientes au sein des établissements spécialisés ?

Le genre est rarement discuté explicitement dans les décisions institutionnelles, comme l’attribution des lieux de vie ou la répartition des tâches. Pourtant, les interactions observées montrent que les normes de genre sont incorporées dans le quotidien : les personnes ayant une trisomie 21 adoptent et reproduisent des stéréotypes genrés appris dans leur environnement. La mixité dans les foyers est la norme, mais le genre n’est pas traité comme une dimension à part entière dans les accompagnements.

Comment sortir de ces modèles de genre dans le domaine précis du handicap ?

Il s’agit avant tout de changer le regard porté sur ces personnes : plutôt que de se focaliser sur ce qu’elles ne peuvent pas faire, il faut valoriser leurs capacités et favoriser l’autodétermination. Cela vaut également en ce qui concerne les a priori genrés. Au cours de ma recherche, j’ai été marquée par la richesse des échanges que j’ai pu avoir. Les personnes ayant une déficience intellectuelle ont énormément à dire. Il est temps de les inclure dans les discussions qui les concernent.